Chapitre 64 : The sky is the limit

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Après ce premier rendez-vous réussi, il y en eut d’autres. Pas tout de suite et surtout pas à la chaîne. Dans mon petit logement HLM, je n’avais pas de grosses charges et de manière générale, je n’étais pas adepte des grosses dépenses. J’aimais me faire plaisir mais pas flamber. Même à l’époque du bar, lorsque l’argent rentrait généreusement, mes principaux achats ne concernaient que la bouffe, les fringues ou les produits culturels. Je n’avais ni changé de voiture, ni investi dans de la high tech dernier cri et j’avais jusqu’ici le portable le plus pourri de mon entourage. À l’opposé de ceux de mes connaissances, le mien servait uniquement à téléphoner, un comble.

Cette fois, je n’étais plus obligée de bosser pour quelqu’un et, bien qu’en pleine ère Sarkozy, je rechignai à suivre le précepte du « travailler plus pour gagner plus ». Ce que je voulais d’abord, c’était savourer ma petite victoire. Mon téléphone continuait de sonner à tout va. Je savais désormais que mon activité pouvait marcher, que le potentiel de mon idée était immense et que l’avenir s’annonçait clément d’un point de vue financier. Ces cent cinquante euros rapidement et facilement acquis me prouvaient que l’abondance me tendait les bras, pleinement accessible. Contrairement à l’époque de mon travail chez Axelle, où il y avait une sorte de plafond de verre, de limite à ce que je pouvais gagner, je pressentais désormais que ce dernier allait éclater en morceaux, laissant place au-dessus de ma tête à un panorama illimité de grand ciel bleu. The sky is the limit. Je ne connaissais pas encore celle que j’allais atteindre en me prostituant à mon compte, mais il m’apparaissait évident que je pouvais gagner gros.

Mon rapport à l’argent avait évolué au cours de ces dernières années. Je me sentais différente de la femme qui s’était fait cambrioler, quatre ans auparavant, celle-là même qui avait vécu toute sa vie avec la sensation de devoir toujours lutter pour gagner trois francs six sous. À cette époque, je pensais encore comme ma mère. Cette dernière m’avait éduquée à croire que nous vivions et demeurerions pauvres jusqu’à la fin de nos jours. Et pauvres signifiait limités, frustrés, insatisfaits. Face à ce triste constat, j’expérimentais un profond sentiment de pénurie et d’injustice, identique à celui de ma mère. Elle disait toujours qu’elle appartenait à la tranche des « couillons », ceux qui travaillaient le plus mais récoltait le moins. Une partie de la population à laquelle je ne désirais évidemment pas être associée.

Ma vision de ces injustices matérielles changea quand la foi entra dans ma vie et m’enseigna un concept que personne dans ma famille ne pratiquait : la gratitude. Ce que je ne savais pas alors, c’est que la gratitude était une des prémices de l’abondance, une des clefs pour recevoir davantage.

Ainsi, contrairement à mes proches habitués à s’apitoyer sur leur sort, je préférais me montrer reconnaissante envers l’existence. Mon ex-mari m’avait ouvert la voie, toujours heureux de sa situation, même quand celle-ci était catastrophique. Il répétait souvent : « Il y a toujours pire. Et même quand c’est pire, on s’adapte encore car ça pourrait l’être encore plus. » Ce discours m’avait profondément nourrie. Suivant son exemple, je m’efforçais de regarder le verre à moitié plein et de me concentrer sur les bonnes choses. Je me plaignais rarement, même si, par habitude, cela m’arrivait encore. En plus d’être des couards, les français étaient réputés râleurs et je n’échappais pas toujours à la règle. Bon sang ne saurait mentir, ça fait partie de notre ADN. Mais j’exécrais me comporter ainsi. Mes idoles affichaient une attitude d’acceptation, respectueuse de ce que la vie offrait, et je voulais leur ressembler. Ce n’était pas de la résignation, mais de la déférence.

Chaque jour, je trouvais des raisons d’être heureuse, de me sentir bien ou, à défaut, mieux. Même dans mon malheur, avec mon passé pesant qui me plombait, il m’était possible d’apprécier les petits plaisirs de l’existence. Au quotidien, j’avais développé une capacité à me réjouir de peu et à me sentir riche, indépendamment de l’état de mon compte en banque. Après tout, je mangeais à ma faim, j’avais un toit sur la tête et des vêtements pour m’habiller, de quoi donc aurais-je pu être mécontente ? Je mesurais ma chance. Bien sûr, je désirais plus, sinon je me serais contentée de ce que je possédais sans chercher à obtenir davantage, mais plutôt que d’amasser une fortune, j’avais seulement envie de me créer une vie plus agréable et de repousser les limites que l’on m’avait fixé.

À travers le prisme de cette vision, je considérais d’ailleurs mon cambriolage comme une bénédiction. Je réalisai que toutes les expériences que j’avais vécues depuis m’avaient permis de grandir. Alors, au lieu d’entretenir un sentiment de colère, je bénissais à présent cet évènement qui m’avait dépouillée de mes affaires personnelles car, grâce à lui, j’avais été ramenée à l’essentiel. Ce « coup du sort » m’avait obligé à mettre un genou à terre et, dans mon malheur, mon désespoir avait éveillé en moi des interrogations autour de Dieu et de la vie en général. J’avais pas mal cheminé depuis et mon attrait pour l’Invisible ne cessait d’amplifier. Une chose était sûre, ma conscience s’était ouverte sur une nouvelle réalité : la vie n’était peut-être pas censée être aussi dure qu’on me l’avait annoncé. Mieux, elle valait le coup d’être vécue. Et mieux encore, elle pouvait être franchement sympa. Autant dire qu’en comparaison des leçons de mon éducation, il s’agissait d’un changement radical de perspective. Ma mère avait enduré sa vie. Je voulais vivre la mienne avec passion.

Autrefois, il n’était pas dans mes habitudes de me projeter dans l’avenir. Là où d’autres possédaient des plans de carrières ambitieuses, des échéances de traites de maison à payer et des enfants à faire grandir, je n’avais vécu que dans l’immédiateté. Le futur m’avait paru sans substance, alors à quoi bon y réfléchir ? J’avais pour coutume d’éviter délibérément de penser aux conséquences de mes actes, au résultat de mes décisions, avançant bille en tête, des œillères bien ajustées sur les yeux, des bouchons d’oreilles amplement enfoncés dans mes orifices. À quoi aurait servi de me tracasser au sujet de l’après alors que je n’aurais peut-être plus été là le lendemain ? La vie s’était montrée parfois si fragile, comme je l’avais appris à mes dépens, alors pourquoi se mettre la rate au court-bouillon pour quelque chose qui n’allait peut-être jamais advenir ?

Mais tout cela avait changé. Cette période de transition vers mon activité d’indépendante reflétait bien ma nouvelle façon de penser. Je baignais dans une confiance grandissante. S’il est vrai que l’on m’avait reproché mon pessimisme au cours de mon adolescence, je veillais à ne plus cultiver ce trait de caractère. En appliquant ce principe, j’avais noté mes transformations intérieures et le bien-être qui en avait découlé. Je désirais continuer dans cette voie. D’un tempérament rendu taciturne par les évènements de la vie, j’avais retrouvé mon enthousiasme d’enfant et troqué ma pesante noirceur pour une nature plus joyeuse et légère. Je dégageais davantage de vibrations positives. J’étais encore soumise à des moments sombres et mes problèmes étaient loin d’être résolus, mais mon état d’esprit s’accordait davantage à l’image de la personnalité que j’ambitionnais d’arborer. Je ressentais déjà beaucoup de fierté au sujet de mon évolution mais ne comptais pas m’arrêter en si bon chemin. J’avais conscience qu’il me restait encore une sacrée marge de manœuvre avant de devenir celle à laquelle j’aspirais.

Et j’entrevoyais avec joie que mon nouveau métier pouvait m’aider à y parvenir. En faisant sauter le verrou de la limitation financière, s’ouvrait devant moi d’infinies possibilités. L’argent allait me donner les moyens de progresser. Cette idée ne s’accompagnait d’aucun scrupule. Je me répétais : qu’importe la méthode, le principal c’est de se diriger dans la bonne direction. Mes projets sulfureux ne contrecarraient pas mes objectifs, au contraire, ils allaient les servir. Au lieu d’être un frein, ils représentaient un tremplin.

À ce stade de ma vie, je priais beaucoup. Je priais avec ferveur quotidiennement et demandais incessamment qu’on me vienne en aide, qu’on me guide, qu’on me montre la voie. J’étais persuadée que là-haut, on m’écoutait et que ce virage dans mon existence s’apparentait à une réponse. Cela dû effectivement être le cas. Je ne le savais pas encore mais, en choisissant de me prostituer, j’avais pris une des meilleures décisions de ma vie.

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