Chapitre 70 : Frustration

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À notre retour, tard dans la soirée, mon nouveau lit nous attendait, fraîchement installé. Nous n’avions plus qu’à l’étrenner... Le fait de s’embrasser, de se plaire mutuellement, d’avoir eu des attentions l’un envers l’autre au cours des derniers temps, tout cela contribua à transformer le regard que nous portions l’un sur l’autre.

Lors de ce rapprochement physique, je remarquai combien il m’était aisé de cloisonner les rôles que je jouais. D’un côté, je pouvais faire normalement l’amour avec un homme, que ce soit mon dernier amant blond, ou Grégory, et de l’autre, je ne ressentais aucune difficulté à avoir des relations sexuelles tarifées. Il ne semblait pas y avoir d’interférence entre les deux mondes. Ils étaient bien étanches et j’alternais de l’un à l’autre sans difficulté apparente. Pourtant, objectivement, des ressemblances existaient, qu’il s’agisse de caresses ou de positions, par exemple, mais cela ne se télescopait pas dans mon esprit. J’étais au clair avec moi-même, exactement comme si j’avais eu la capacité de me dédoubler. Je pensais : Lui, c’est un client, lui, un amant. Et avec chacun d’eux, j’étais une femme différente. À ma droite, il y avait Mélissa, ou Carole, la masseuse érotique un peu rigide et, à ma gauche, Caroline, une jeune femme ordinaire s’adonnant au plaisir du sexe. J’avais le sentiment de parvenir à jongler entre l’une ou l’autre de mes personnalités et qu’elles pouvaient coexister naturellement ensemble sans se mélanger.

Ce n’était probablement pas aussi simple pour Grégory. Après avoir côtoyé la première version sur le lieu de mon activité, il découvrit donc la seconde, dans le cadre privé. Je ne sais pas comment il vécut cette transition vers mon autre univers, mais je pense qu’il a été davantage marqué que moi par le contexte de notre première rencontre. Si je fis rapidement l’impasse sur son statut de client, je ne suis pas sûre qu’il ait réussi à se défaire de cette vision de travailleuse du sexe. Peut-être qu’à ses yeux, elle me collait déjà trop à la peau. Je ne le compris pas sur le moment mais, après coup, il m’apparut que cette image sulfureuse demeurait toujours présente dans un coin de sa tête. On dit souvent que la première impression est très importante. J’en conclus que, dans mon cas, elle a été déterminante.

Nous fîmes donc l’amour comme un couple lambda.

Pour ma part, malheureusement, cette vraie première fois fut encore plus décevante que les précédentes. Malgré l’intérêt que je lui portais, malgré mon attirance physique pour lui et mes espoirs dans cette romance qui venait juste de démarrer, malgré le fait que nous n’étions plus en train de baiser pour baiser, en fin de compte, je restai sur ma faim. Ce sera le cas pour cette nuit-là et pour de nombreuses autres à venir. La raison en était simple : tandis que lui marquait des buts, je restais sur le banc de touche.

Il n’avait que vingt-quatre ans, son manque flagrant d’expérience ne jouait pas en sa faveur. Comme la plupart des mecs de sa génération, il avait été conditionné à une éducation sexuelle basée sur le porno. Il était probablement bourré de clichés, de ceux qui nourrissent les faux débats que la société mal informée nous pond régulièrement. Comme de nombreux hommes peu au fait de l’anatomie féminine, il devait encore se demander à quel camp j’appartenais : clitoridienne ou vaginale ? Savait-il seulement de quoi on parlait ? Je n’en étais pas convaincue. Le clitoris, ce grand oublié de la gent masculine, tenait parfois davantage d’une légende urbaine que d’un organe essentiel. Grégory l’omettait tout le temps, volontairement ou non et, nuit après nuit, je demeurais frustrée tandis que lui s’endormait paisiblement, rassénéré.

Comme toutes les femmes approchant la trentaine en train de tomber sous le charme d’un beau mâle reproducteur, je fermais ma gueule. Moi aussi, j’étais conditionnée, et parmi les croyances héritées d’un autre âge, je considérais que je devais absolument procréer. Je ne pouvais y échapper. Coup de bol, j’avais trouvé un adorable spécimen visiblement en parfaite santé. Il ne fallait surtout pas le lâcher celui-là. Je demeurais donc excitée en silence.

En réalité, au moment de l’acte, je ne me contentais pas que de fermer ma gueule. Je faisais pire. Je simulais. L’erreur fatale. Cela dit, j’avais simulé toute ma vie, alors un peu plus, un peu moins, je n’y voyais pas d’inconvénient. J’ai fait semblant une fois, deux fois, trois fois... alors il a joui une fois, deux fois, trois fois... Et je l’ai observé prendre son pied les yeux énamourés. C’est rigolo que cela ne nous fasse pas bondir, nous, les femmes. Une fois que l’homme atteint son point culminant, il redescend en douceur, et on le dévisage béate de gratitude, souriante à s’en faire péter les zygomatiques, attendrie par son plaisir unilatéral.

Combien d’entre nous, à ce moment-là, aimeraient dire :

— Bon bah, c’est cool, maintenant, c’est à moi !

Et combien osent ? Moi, en tout cas, je n’y étais encore jamais parvenue. Dans une relation sentimentale, je savourais l’orgasme uniquement par procuration. J’aurais aimé que mon tour arrive enfin, mais je ne me sentais pas capable de le demander. D’ailleurs, enfant, on m’avait appris que c’était très moche de réclamer. On m’avait enseigné qu’il était plus poli d’attendre qu’on nous offre, qu’on nous propose, mais jamais, ô grand jamais, il ne fallait se montrer exigeant. Comme beaucoup d’autres règles d’éducation désuètes ou bancales, j’avais bien intégré la leçon.

Parfois, j’avais envie de balancer à un de mes amants, Grégory en particulier :

— Ah, au fait, t’es nul au plumard, on en parle ? Tu ne me fais pas jouir, y’a moyen d’améliorer ça ou pas ?

Mais vu l’état dans lequel j’avais trouvé mon nouvel amoureux après sa rupture, je ne voulais pas blesser son ego déjà bien amoché. Alors, je me tus.

Je n’aurais pas dû agir ainsi. J’aurais dû parler et lui apprendre. Avec les années, j’ai compris qu’il était de notre devoir d’éduquer les hommes sur ce sujet-là puisque bon nombre d’entre eux ne feront jamais la démarche d’apprendre par eux-mêmes. C’est un tort de leur part mais il est entretenu chaque fois que les femmes font semblant. Elles deviennent alors complices de leur ignorance. Nous avons donc tous notre part de responsabilité dans le manque d’information sur le plaisir féminin, moi la première. Par la suite, j’ai passé énormément de temps à « enseigner » la bonne méthode à mes clients incompétents. Cela donnait du sens à mon activité, comme une mission que je devais accomplir. Au fil des années, c’était devenu mon cheval de bataille, ma façon d’apporter ma pierre à l’édifice. Mais dans le cadre privé, concrètement, je n’arrivais pas à me montrer aussi prolixe à ce propos.

Au-delà du fait que je n’avais pas d’orgasme dans les bras de mon partenaire, je réalisai surtout qu’il n’y avait aucune osmose entre nous durant nos relations sexuelles. Faire l’amour avec lui ne me déclenchaient pas les frissons que j’avais pu ressentir avec mon tout dernier Apollon blond, par exemple. C’était plat, édulcoré, insipide. D’autres problèmes, d’ordre plus technique, se révélèrent au cours nos ébats. La fellation était une des caresses que j’aimais le plus prodiguer à mes amants, mais la taille de son sexe était une contrainte. J’avais l’impression d’exécuter un acte purement mécanique, au cours duquel je devais veiller à ne pas m’étouffer. Très rapidement, j’avais la mâchoire douloureuse. Ce qui aurait dû être une offrande s’avérait plutôt un supplice. Avec lui, s’adonner à une gorge profonde relevait du suicide. Dans la plupart des positions, je devais le ralentir, sous peine d’avoir la sensation qu’il voulait me transpercer. Je faisais souvent la grimace. La levrette était à mes risques et périls, alors, quand il me suggéra une sodomie, je déclinai en éclatant de rire.

Même pas en rêve !

Pour le reste, je n’avais envie de rien. Dans le passé, toujours dans le cadre privé, j’avais exécuté des anulingus avec plaisir, de même que j’avais apprécié tester les éjaculations faciales sous la douche, ou encore les jeux de rôles dominant/ dominé. Toutes ces pratiques avaient connu leur heure de gloire avec moi. Mais là, c’était la panne sèche. Je me faisais chier. Il ne m’inspirait aucune envie sensuelle. Cela n’avait rien à voir avec son physique car il me plaisait beaucoup, mais nous n’avions pas vraiment d’alchimie à ce niveau-là.

Cela aurait dû nous alerter.

Bien évidemment, cela ne l’a pas fait.

Nous passâmes nos deux premières semaines ensemble. Nous nous quittions le matin au-dessus des volutes d’une tasse de café fumante, chacun rejoignant son lieu de travail. J’avais finalement décidé que la seconde chambre de mon nouveau logement ne servirait pas à recevoir mes clients. N’ayant pas encore donner le préavis de mon ancien logement, je le dédiai désormais à mon boulot. Pendant que mon amoureux allait bosser sur les chantiers, j’allais branler des mecs et me faire culbuter. Et avec un peu de chance, j’allais même recevoir les orgasmes que mon compagnon ne m’avait pas donnés au cours de la nuit passée.

Je ris encore aujourd’hui quand je pense que j’ai sérieusement cru que ça allait marcher...

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