Chapitre 74 : Laisser aller (Âmes sensibles s'abstenir)

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Avertissement :

ce chapitre contient des scènes qui pourraient en mettre mal à l'aise plus d'un/ une.

Rien ne se déroula comme prévu.

J’avais déjà avorté. Je savais de quoi il retournait. Mais je connaissais l’avortement sous anesthésie générale, qui équivalait à une opération. Je n’avais pas envie d’en repasser par là, de revivre le même scénario que six ans auparavant. Cela me replongeait trop dans l’époque où l’adolescent m’avait brisé le cœur. Alors j’ai accepté une autre solution, celle de l’IVG médicamenteuse. Cela paraissait plus simple, plus rapide, moins douloureux.

Je ne savais pas à ce moment-là que ce n’était pas du tout recommandé dans le cadre d’une grossesse gémellaire. Contrairement à l’espace Simone Veil du CHU de Nantes, bien calé sur ce genre de procédure, et qui m’avait intelligemment guidée la première fois, l’endroit où nous avions atterri à Saint Nazaire n’était pas au point. Il tenait davantage du dispensaire de quartier que de l’hôpital. Avec du recul, je suis à peu près sûre que les personnes y travaillant ne savaient pas trop ce qu’elles faisaient.

Malheureusement, dans la précipitation, je n’avais pas beaucoup réfléchi. Désorientée, j’avais choisi en urgence de continuer ici. Je l’ai regretté dès la minute où on nous a installé. La chambre possédait deux lits, et je m’y retrouvais seule, avec mes angoisses, mes questions et mon partenaire pour unique compagnie. Après avoir gobé la pilule abortive, la « délivrance » devait avoir lieu rapidement, trois ou quatre heures après notre arrivée peut-être. On m’avait expliqué succinctement la procédure. Normalement, en allant aux toilettes, les fœtus allaient tomber. Comme ça, plouf. Cette perspective m’horrifiait mais, comme je l’ai dit, je ne pouvais plus faire machine arrière. Je priais pour que cela aille vite, que cela soit indolore.

Aux alentours de midi, on commençait à entendre les portes des pièces attenantes s’ouvrir et se refermer, libérant les patientes de leur fardeau les unes derrière les autres. Me concernant, rien ne se passa. Pas la moindre sensation ne se manifestait. En dehors des crampes au ventre, d’une migraine et de nausées, je ne percevais aucun signe m’indiquant que quelque chose allait se désolidariser de mon corps. Je demandai à Grégory d’aller se restaurer à l’extérieur. Il me proposa de me ramener quelque chose mais je déclinai. Je n’avais envie de rien, hormis que tout cela se finisse et que je puisse rentrer chez nous. Il revint et me trouva allongée sur le lit, profondément endormie.

— Alors ?

— Toujours rien.

— C’est normal ?

— Elles disent que cela peut prendre du temps. Mais franchement, je n’ai aucune confiance en elles.

— Et si ça marche pas ?

— Ben là, c’est la merde.

— Putain...

L’après-midi commençait à être déjà bien entamée et rien ne se produisait. Le bruit de la valse des portes qui délivraient les autres patientes, lui, s’intensifiait, et commençait à me scier les nerfs. À attendre ainsi, je ruminais sans cesse. Je me sentais de plus en plus mal, coupable, punie. Pourquoi elles et pas moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Il m’aurait fallu un psy, ou n’importe quel professionnel pour m’écouter, pour que je puisse déverser toutes mes interrogations, tout ce chagrin et cette détresse qui m’envahissaient au fur et à mesure de la journée. J’avais besoin d’être entendue, rassurée, absoute. Mais, en dehors de Grégory qui se sentait aussi fautif que moi, il n’y avait personne à solliciter. Si je m’étais adressée aux faiseuses d’ange de ce sordide endroit, au mieux, aucune n’aurait répondu présent. Au pire, je ne m’en serais pas mieux portée.

J’allais aux toilettes toutes les demies heures, mais il ne se passait strictement rien. Tout en caressant mon ventre, je me mis à parler aux embryons, à m’excuser auprès d’eux, à leur demander pardon... Je leur disais que, de toute façon, je n’allais pas être une bonne mère, la preuve, même ça j’étais en train de le rater. Je les suppliai de me laisser, de partir, de m’abandonner. Je leur assurai que c’était mieux pour eux, pour nous, pour tout le monde. Et de toute façon, le procédé était lancé, je ne pouvais plus rétropédaler, et j’en étais vraiment désolée. Il fallait se dire au revoir, Adieu. Enfermée dans une chambre close depuis des heures, je commençais sérieusement à taper dans les boîtes.

Quand je revenais dans la chambre, Grégory me consolait comme il le pouvait, impuissant.

À dix-sept heures tapantes, on vint me prévenir que je pouvais rentrer chez moi. Je m’insurgeai :

— Mais je n’ai rien expulsé.

— Vous le ferez chez vous.

— Hein ? Mais si ça passe mal ?

— Appelez le Samu ou les pompiers. Ou allez aux urgences.

En colère, apeurée et démoralisée, je quittai les lieux, un Grégory choqué sur les talons. Dans la voiture, je me mis à paniquer. Il essaya de me rassura tant qu’il le put, mais rapidement, nous sûmes que les seules choses qui réussiraient à me calmer se trouvaient à la maison. Soit de la nourriture, soit des médicaments. Je pensai en premier lieu faire une crise mais, cette fois, je m’en abstins, trop risqué. Je n’avais aucune idée de l’issue de cette entreprise démarrée le matin-même. Je craignais de finir à l’hôpital pour une opération d’urgence. Il me fallait être à jeun. Ça tombait bien, je l’étais depuis la veille. Grégory abonda dans mon sens, prêt à intervenir si besoin et à m’emmener aux urgences si l’expérience dégénérait.

Pour m'apaiser, restait l’option des anxiolytiques. À la maison, je m’installais au lit, émotionnellement épuisée et toujours angoissée. Un mois et demi auparavant, à l’annonce de ma grossesse accidentelle, j’avais voulu faire renouveler mon ordonnance pour mes somnifères. Mais, me sachant désormais enceinte, mon médecin traitant avait refusé de me prescrire ma drogue légale. À juste titre, c’était proscrit au cours des neuf mois que durait la maternité. Sur le coup, écrasée de fatigue, je n’avais pas hurlé au scandale. Cela faisait donc des semaines que j’en prenais plus. J’avais jusque-là plutôt bien géré mon sevrage forcé et inattendu. Mais je réalisai désormais que j’allais devoir affronter l’après-avortement sans. J’étais dégoûtée. Heureusement, je possédais encore une boîte de Lexomil qui traînait par là et arrivait, elle aussi, à sa fin.

Après une certaine hésitation, j’en pris un quart. J’eus légèrement peur en l’avalant. Soudain, je m’imaginais faisant une hémorragie à cause de la pilule abortive et me vider de mon sang dans mon sommeil. Peut-être était-ce ainsi que j’allais terminer ma vie, noyée dans mon hémoglobine, inconsciente de ce qui se passerait. Dans un dernier sursaut de remords et de regrets, résignée, je m’en remis à Dieu. Après tout, ce n’était pas très grave de mourir, tant que je ne laissais personne derrière moi. Or, c’était bien le cas, finalement. Grégory me connaissait à peine, il s’en remettrait.

Dieu merci, je finis par rouvrir les yeux, deux heures pour tard. Seule, perdue dans mon grand lit, je refis difficilement surface. De mes deux craintes, une seule s’était réalisée. J’étais toujours vivante, mais je baignais désormais dans mon propre sang. Je m’en aperçu lorsqu’une chaleur inhabituelle me parvint d’entre les jambes. J’allumai la lumière et découvris avec stupéfaction qu’une énorme tâche se répandait sous moi, souillant allègrement le drap housse.

Je me levai, l’équilibre incertain, tanguant comme agitée par une houle marine. Les effets des anxiolytiques ne s’étaient pas encore dissipés. J’avais la bouche pâteuse et le cœur nauséeux. J’avançais dans la pièce en évitant de trop bouger, gênée par mon bas de pyjama mouillé. Il était désormais froid, imbibé de mon sang frais et me collait aux cuisses désagréablement. Je me rendis discrètement aux toilettes, soudain prise d’une urgence à devoir faire sortir quelque chose de mon corps. À peine m’asseyè-je sur la cuvette que tout tomba d’un bloc dans une grande éclaboussure. Et ce, à deux reprises. La sensation fut étrange mais le soulagement physique immédiat.

En me penchant, je vis du sang, bien sûr, encore et toujours, ainsi que plusieurs choses difficilement identifiables, ressemblant à des sortes de morceaux de viande fraîche, peut-être du foie de volaille ou un truc s’y approchant. Les cuisses écartées, je les observais s’enfoncer dans un marasme sanguinolent. J’étais choquée, hypnotisée par ce triste spectacle.

Je n’arrêtais pas d’entendre une petite voix :

— Ce sont tes enfants qui sont dans les toilettes. Ils sont morts. Tu les as tués. Ils sont morts et c’est toi qui les as tués. Tu ne pourras pas revenir en arrière. Regarde-bien le résultat de tes conneries.

Je ne pleurais pas. J’étais trop sonnée pour cela et sûrement encore trop abrutie de médicaments. Cette voix qui résonnait dans ma tête n’était pas la mienne, car ce n’est pas ce que je pensais consciemment de moi. J’avais plutôt l’impression que ce discours provenait des femmes qui m’avaient « assistée » toute la journée et qui n’avaient pas ménager leurs efforts pour me faire me sentir insidieusement comme la véritable criminelle qu’elle voyait en moi.

Je ne voulais pas faire de bruit avec la douche. Je me nettoyai donc au lavabo, les yeux rivés vers les toilettes. Je ne voulais pas tirer la chasse d’eau de suite. Je n’arrivais pas à laisser partir ces petits bouts de moi, qui avaient vécu quelques semaines dans mon corps et qui nous avaient provoqués tant de montagnes russes. Je me raisonnai tant bien que mal. C’était fait. Même si je le regrettai, je ne pouvais plus revenir en arrière. C’était trop tard désormais. Les « jumeaux », partiellement immergés en agrégats compacts, résidaient à présent dans le fond des toilettes. Je leur jetai constamment des coups d’œil comme pour m’assurer que je n’avais pas rêvé. Ou cauchemardé plutôt. D’ailleurs, la scène me paraissait irréelle, légèrement floutée, incohérente. Une fois encore, je n’étais pas dans mon état normal. Puisque je n’avais rien avalé d’autre que différentes sortes de médocs au cours des dernières 24h, leurs effets n’avaient pas été épongés. Mon esprit flottait toujours dans la brume de ce mélange. La vie semblait se dérouler au ralenti autour de moi.

Tout en mettant mes vêtements imbibés de sang à tremper dans le lavabo, je les observais encore. Je ne sais pas combien de temps s’écoula durant mes ablutions. Peut-être une demi-heure, peut-être plus. Ce fut la durée nécessaire pour un au revoir à contrecœur. L’odeur du sang qui accompagnait la mort était prégnante dans la petite salle d’eau dans laquelle j’étais enfermée. Il fallait en finir.

Une fois propre et changée, je tirai la chasse en retenant mon souffle, la gorge serrée, les yeux toujours rivés sur le tourbillon qui emporta une partie de moi et un nouvel épisode douloureux. Tout disparut d’un coup. Alors, je me mis à astiquer les toilettes, résolue à reprendre normalement le cours des choses. Une fois toutes traces de l’évènement éliminées, j’appelai Grégory à travers le mur de la salle de bain. Il s’était lui aussi endormi, sur le canapé, dans le salon, et arriva aussitôt.

Je lui relatai l'essentiel avec la pédagogie d’une prof de science, comme si cela ne signifiait rien. Je le rassurai en lui promettant que je ne ressentais pas de douleurs, ce qui était vrai, si on met de côté celle qui habitait mon cœur et dont je ne lui parlais pas. Je me sentais vide, dans tous les sens du terme. Je le regardai sans émotions, le visage froid et impassible, et déclarai d’une voix neutre :

— J’ai faim.

Il hocha la tête.

— Viens, il est l’heure de manger.

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