Chapitre 80 : Les clients, partie IV (Les masochistes)

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Les déclinaisons des fantasmes de mes clients s’avéraient nombreuses et ne s’arrêtaient qu’aux limites de leur imagination. Par conséquent, en exerçant en tant que masseuse érotique, les miennes furent souvent repoussées. Cela donna lieu à des scènes tantôt plaisantes, tantôt rebutantes.

Parmi les désirs secrets les plus courants de ceux qui faisaient appel à mes services, certains me dérangeaient moins que d’autres. C’était notamment le cas lorsque leurs envies impliquaient le port de tenues vestimentaires féminines, qu’il s’agisse de les voir sur moi... ou sur eux. En effet, je découvris avec une légère candeur que dans l’univers de la sexualité, tout était possible.

Ainsi, des hommes aimaient parfois se transformer en femme. Personnellement, je n’y voyais pas d’inconvénient. Quand un homme arrivait vêtu d’un costume cravate et exhibait, une fois déshabillé, un ensemble de lingerie en dentelle (souvent celui de sa femme, par ailleurs), j’éprouvais davantage d’amusement que de gêne. Je garde encore en mémoire le souvenir vivace de l’un d’entre eux, qui poussa l’exercice à l’extrême. Ce dernier osa en effet venir chez moi, chaussé de talons super hauts, saucissonné dans une jupe et un corset, le tout dissimulé sous un grand imper beige largement ouvert. En le découvrant ainsi accoutré, sur le pas de la porte, je m’efforçai de ne pas éclater de rire. Même si j’y parvins sur le coup, je reconnais n’avoir pu me retenir, plus tard, lorsque le monsieur fut parti. Seule avec moi-même, je visualisai alors la tête ahurie que durent arborer mes voisins, en croisant le travesti dans la cage d’escaliers. Je n’en eu jamais vent et ne sus jamais si tel avait été le cas. Mes principales voisines, toutes commères qu’elles étaient, ne vinrent jamais s’en plaindre. Dans mon immeuble, depuis que j’exerçais, comme à l’époque où je travaillais pour Axelle, j’avais le sentiment de bénéficier d’une totale impunité.

Les idées de mes clients ne s’arrêtaient pas là. Une fois que j’avais présenté mes deux prestations « classiques » au téléphone, il n’était pas rare que j’entende un interlocuteur embrayer sur d’autres suggestions. On me réclamait par exemple des stripteases ou des jeux de rôles. J’acceptais régulièrement d’exécuter les premiers, avec un certain plaisir, qui plus est, me déhanchant sans retenue sur du Beyoncé ou du Shakira. Le client était alors ravi et moi, je m’éclatais à envoyer valser en rythme soutif, bas et culotte à travers la pièce.

En revanche, il en allait tout autre lorsqu’on me demandait de jouer la comédie pour rentrer dans la peau des personnages fictifs qui faisaient saliver certains mâles. À l’autre bout du fil, mis en confiance par un certain anonymat, l’un d’entre eux m’interrogea :

— Pourriez-vous m’accueillir déguisée en infirmière sexy, sans rien sous votre blouse blanche ?

La proposition était tentante mais, ne possédant pas la tenue adéquate, je déclinai. Alors, il poursuivit :

— Auriez-vous un déguisement de pin-up glamour ?

— Non plus, désolée.

Et ça continuait ainsi avec le costume d’écolière effarouchée, de motarde sexy (mini-jupe, pantalon skinny ou ensemble de lingerie, le tout, forcément en cuir). Il y avait des variantes incluant des accessoires qui n’apparaissaient pas dans mon dressing, comme des cuissardes, des culottes fendues ou des portes jarretelles.

Au début de ma carrière, en professionnelle impliquée voulant bien faire son métier, j’avais deux ou trois fois essayé de satisfaire leur libido créative, afin de ne pas annuler le rendez-vous au débotté. J’avais alors passé un temps fou à fouiller dans mon armoire pour y trouver le graal attendu. Malheureusement, je faisais chou blanc car, dans ma vie privée, je ne participais jamais à la fête d’Halloween ou au Carnaval de Nantes, et encore moins aux soirées à thèmes ou à la Mi-Carême. Je m’étais donc rabattue à l’époque sur un chapeau de sorcière, auquel j’avais ajouté un maquillage noir outrancier et un collier de chien à clous du plus bel effet. Une autre fois, j’avais reçu un client à l’âme d’enfant dans une tenue de mère Noël sexy, en string de satin rouge, bas de voile blanc et bonnet écarlate à pompon. Ces deux pseudos-costumes dataient de mes anciens shootings. Cela faisait de nombreuses années que je ne réalisais plus ces séances photos rémunérées et j’avais été surprise de trouver ses reliquats remisés au fin fond d’un placard.

Comme je n’avais nullement l’intention d’investir dans d’autres déguisements, je me limitai à une troisième et dernière tentative. Ce jour-là, j’ouvris la porte relookée en directrice d’entreprise sévère, vêtue d’un tailleur noir strict, les cheveux tirés en arrière, avec mes lunettes d’intello chaussées sur le nez. M’adonner à ce genre de spectacle ne m’amusait pas vraiment alors, même si on me le réclama encore, après ces trois expériences, je ne recommençai pas.

En plus de ces fantaisies vestimentaires, certains hommes n’hésitaient pas, juste avant un rendez-vous programmé, à passer commande par sms comme s’ils avaient été à la borne d’un guichet. Ils se manifestaient toujours au dernier moment, peu avant la rencontre, comme pour m’acculer au pied du mur. Je découvrais ainsi des messages du type :

— Ouvrez-moi la porte complètement nue, seulement chaussée de vos escarpins.

Ou encore :

— Je vous espère dans une nuisette en dentelle transparente, les cheveux attachés, les ongles vernis.

Sans parler d’autres exigences de dernière minute comme d’avoir « l’abricot intégralement épilé », ou au contraire, « le minou complètement laissé en jachère ». Si le premier aurait pu être envisageable à coup de rasoir acharné, le second me paraissait quand même difficile à honorer. Lorsque l’on m’imposait ces conditions plus ou moins farfelues, plutôt que de m’émoustiller, cela avait le don de me faire sortir de mes gonds. Je fulminais qu’on me prenne pour une sorte de poupée Barbie géante, malléable à souhait, dont la vie se résumait soudainement à satisfaire les requêtes libidineuses de ces messieurs. Aussi, j’annulais la séance dans la foulée et sans préavis, en ajoutant à mon destinataire qu’il ne s’était pas adressé à la bonne personne. En tant que féministe possédant un fort caractère, il n’était pas encore né celui qui allait me donner des ordres.

Pour autant, en dépit de ma forte personnalité, je ne me considérais pas comme une femme dominatrice, au grand dam de certaines personnes qui me contactaient. À l’opposé de quelques clients un peu trop autoritaires, existaient ceux qui aimaient qu’on les dirige, voire, qu’on les malmène. Très rapidement, dès mes débuts, on me sollicita pour de la domination. Comme je ne connaissais la pratique que de nom, j’ai tout de suite avoué mon inexpérience. Apparemment, pour quelques spécimens, mon ignorance enflamma leur désir car, d’emblée, ils me proposaient de m’y initier. Passée la discussion théorique au téléphone pour comprendre de quoi il retournait, j’acceptai de me lancer dans un premier essai. Pour être honnête, je n’étais pas franchement convaincue d’en avoir réellement envie, mais ma curiosité me poussait à tenter le coup. Comme on dit, il ne faut pas mourir con.

Lors d’un rendez-vous pris dans cette optique, le client m’expliqua ce qu’il attendait de moi ou plutôt, en l’occurrence, ce que je devais exiger de lui. Dans un premier temps, je me pris au jeu de la méchante dame qui ordonnait à son soumis de faire ce qui lui chantait. Malheureusement pour moi, rapidement, l’ambiance étrange qui se dégageait de la scène ne m’amusa plus et ce fut la panne sèche. Marcher en talons aiguilles sur le dos d’un micheton ou l’obliger à se mettre plus bas que terre était drôle sur l’instant mais, une fois ces délires réalisés, rien d’autre ne me venait. Je compris que ce n’était pas ma tasse de thé. J’avais beau essayer de rabaisser ou d’humilier l’homme qui se tenait à quatre pattes devant moi, je trouvais la situation ridicule et me mis à rire. C’était plus fort que moi. J’avais envie de leur faire du bien, pas de leur infliger des sévices corporels, ni de me moquer d’eux.

Avec le temps, je refusais donc ce genre de pratiques quand on me les proposait par téléphone, d’autant que, parfois, les messages étaient salés :

« Puis-je venir nettoyer vos chiottes avec ma langue ? Lèchement vôtre, votre soumis ».

Non.

« Puis-je être votre soubrette et faire votre ménage en petite tenue ? »

Non.

« Puis-je être votre taxi et me mettre à votre disposition, maîtresse ? »

Non, non, non.

Je rejetais toutes formes de propositions identiques. Je ne veux pas juger les goûts de chacun, mais ceux-ci ne me correspondaient pas... Cependant, bien que la domination fût exclue de mes rendez-vous, il arrivait que, sur place, au cours de la prestation, elle se réinvite par la petite porte. En effet, quelques hommes n’hésitaient pas à orienter doucement la rencontre vers de la soumission. Ils me suggéraient par exemple de leur tirer sur les couilles pendant la pénétration. Étonnée, je m’exécutais mi-figue, mi-raisin, ne sachant pas trop ce que cela provoquerait. Ils avaient parfois un tel degré de résistance à la douleur que je devais y aller comme une barbare pour les satisfaire. Dans le feu de l’action, pour me débarrasser de la corvée au plus vite, il m’arrivait d’y aller si fort que j’avais peur de voir les boules se décrocher du bonhomme. Pourtant, malgré la probable souffrance ressentie, le mec quasiment agressé semblait aux anges et jubilait de plus belle. Je n’en revenais tout simplement pas de ce qu’ils étaient capables d’encaisser.

Les tétons étaient aussi une zone que l’on me demandait de maltraiter durant le rapport. Pour quelques-uns, des années de pratique intensive avaient même complètement déformé leurs mamelons, lesquels ressortaient étrangement comme après avoir été aspirés par une ventouse. Pour le coup, je devinais aisément que les bouts roses d’ordinaire si innervés et réceptifs devaient être complètement insensibilisés à force de maltraitance. Ils apparaissaient plus foncés et durs que les tétons d’homme classiques et il fallait que je les pince violemment pour que le micheton continue à prendre du plaisir.

— Allez-y plus fort, me réclamait-il alors, à bout de souffle, tandis que j’avais les doigts crispés tant je serrais comme une malade.

— Comme ça ?

— Oui, oui ! Vous pouvez y aller encore plus, j’adore ça.

C’était bien le seul. Lors de ces séances de torture, j’éprouvais un malaise grandissant, exécutant à contrecœur des actes pour lesquels je n’étais pas partante, mais que j’acceptais quand même de réaliser pour me débarrasser au plus vite de la corvée. Le client m’apparaissait perdu dans son monde, à des années-lumière de là. Son besoin de souffrance m’effrayait. Je ne pouvais m’empêcher de ressentir de la compassion pour ce pauvre bougre, qui, de toute évidence, avait vécu quelque chose, enfant, qui ne l’avait pas laissé indemne.

Cela me renvoyait toujours à mon propre passé. N’étais-je pas celle qui s’imposait des vomissements quasi-quotidiens pour expier son mal-être ?

Quelles que furent nos blessures, nous en étions tous là, à nous accommoder de nos traumatismes d’autrefois. Notre masochisme n’avait pour autre vocation que de nous soulager temporairement. La question qui me venait toujours en tête était la suivante : serait-il possible, un jour, pour chacun d’entre nous, de vivre sans ces tortures ?

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