Chapitre 82 : Les clients, partie VI (Les belles rencontres)

8 minutes de lecture

Au téléphone, je n’allais pas à la pêche aux informations pour m’assurer que tout allait bien se passer durant mes rendez-vous. Je n’en avais pas le temps. Je devais répartir ma journée entre deux pôles : le secrétariat, très chronophage, car intempestif et déroulant sur toute la journée, et l’autre, consacré aux séances de massages érotiques, qui s’enchaînaient parfois jusqu’à quatre ou cinq d’affilée, entre onze et vingt heures. Or, pour recevoir mes clients dans de bonnes conditions, j’avais tellement d’appels qu’il me fallait absolument les écourter. Alors, contrairement aux hommes qui n’hésitaient pas à me poser moults questions avant leur venue, je me contentais de leur demander le minimum, à savoir, leur âge, et encore, uniquement pour vérifier qu’ils rentraient bien dans la bonne tranche.

Parfois, j’apprenais dans la conversation qu’ils étaient mariés et cela m’apparaissait comme un gage de sécurité supplémentaire. Les infidèles ne cherchaient pas les problèmes après les rendez-vous, de peur que l’on s’immisce dans leur vie privée. Ils avaient souvent plus à perdre que moi, ce qui les obligeait à faire profil bas.

Je ne réclamais pas non plus de photos pour savoir s’ils allaient me plaire ou non physiquement. À moins que le type ne m’ait m’envoyé un selfie au préalable, lorsque j’ouvrais la porte, c’était donc toujours la découverte. Étonnamment, il en allait parfois de même pour mes visiteurs. En effet, ces derniers arrivaient avec une certaine image de moi en tête, issue des photos de mon annonce, mais, bien que les clichés fussent assez évocateurs et représentatifs de mon physique, une part de surprise demeurait encore. En m’ayant enfin face à eux, en chair et en os, je constatais que bon nombre s’interrogeaient à mon sujet.

Je n’avais pas les codes habituels du métier, à savoir, le tempérament aguicheur ou l’allure hypersexuée. Je n’affichais pas un style agressif ou too much, comme certaines collègues de Vivastreet, dont je voyais les réclames défiler sur le net, sur lesquelles elles déballaient seins et intimité d’entrée de jeu. Je privilégiais le bon gout à la vulgarité, ce qui dénotait évidemment dans ce milieu. Si l’on me croisait dans la rue, on ne pouvait deviner la vérité. Quand on entrait dans mon lieu de travail, les livres prenaient toute la place dans le décor et attiraient le regard de mes clients interloqués. Ils devinaient alors que j’étais davantage une intello qu’une bimbo à cervelle de moineau. Cela les laissait dubitatif et éveillait leur curiosité. Ils ne comprenaient pas ce que je foutais là, à vendre mon cul, alors que ma tête semblait bien pleine. Souvent, ils me questionnaient ainsi :

— Mais pourquoi ? Pourquoi, faites-vous ça, vous qui avez l’air normale ?

Je n’avais pas de réponse toute faite à leur donner. Cela aurait été bien trop long à expliquer et je ne suis pas sûre qu’à cette époque, je possédais réellement les explications que l’on attendait. Mais leurs interrogations résonnaient en moi, me rappelant sans cesse que cette activité n’était qu’une étape et, qu’un jour, autre chose se profilerait, même si je ne savais pas quoi encore. J’avais déjà dans un coin de ma tête l’idée que, peut-être, ce que j’étais en train de vivre actuellement, constituerait une sorte de matière pour rédiger des mémoires. À l’instar de ceux de cette geisha qui avait révélé au grand jour les tenants et les aboutissants de son métier, je me disais parfois que chaque rencontre formerait une base de données à de futures réflexions autour de ce job si particulier.

Et mon sujet d’étude, c’étaient bien sûr mes clients. Parmi eux, peu ont réellement retenu mon attention. Ces derniers représentent tout au plus une poignée dont j’ai vraiment gardé une trace dans mon esprit, au fil des années. (1) Je me souviens essentiellement de ceux qui me manifestèrent un intérêt sincère, qui me complimentaient ou faisaient des efforts pour me combler. J’aimais être gâtée. Si, par exemple, en sus de la somme convenue, un client n’arrivait pas les mains vides, mais chargées d’un petit cadeau, qu’il s’agisse d’un bouquet de fleurs, d’une rose, d’une boîte de chocolats ou d’un produit issu de la branche de son artisanat, j’en étais touchée. Ces marques de générosité ne constituaient pas une obligation pour s’attirer mes faveurs mais elles me permettaient forcément de devenir plus réceptive à la personne qui me les offrait. De même, lorsque les hommes se présentaient à moi tout beaux, lavés de frais et parfumés, cela enjolivait agréablement la rencontre et me mettait aussitôt dans de bonnes dispositions.

La liste des clients qui m’ont marquée n’est pas exhaustive mais, au moins trois d’entre eux, en particulier, m’ont laissé un souvenir impérissable.

Je pense notamment à Salim, un quinquagénaire qui faisait au bas mot dix ans de moins que son âge et que j’ai connu quelques temps après ma séparation, quatre ans après le lancement de mon entreprise. Ce dernier a toujours fait preuve d’une grande élégance à mon égard et ce, dès notre premier contact. Quand il arrivait, toujours ponctuel et le sourire rieur, je ressentais un vrai plaisir à l’accueillir. Il était chef d’entreprise et avait très bien réussi. Pour autant, c’était un homme d’une grande humilité, qui ne se la racontait pas. Il se montrait simplement reconnaissant pour la boîte qu’il avait pu créer, en partant de rien, et savait profiter de la chance qu’il avait de très bien gagner sa vie. J’admirais son ambition et lui enviais ce potentiel qu’il avait su exploiter. Je le percevais comme un homme simple qui, malgré son succès, avait su garder les pieds sur terre. J’aimais cette accessibilité, en plus de son tempérament généreux et de sa vision pleine de gratitude. Il n’y avait pas une once d’arrogance dans ses propos, ni vis-à-vis de moi, ni vis-à-vis d’autrui.

Quand j’étais dans ses bras, je me sentais son égale, même si techniquement, je ne l’étais pas. Je n’avais ni ses moyens, ni son train de vie, mais sa façon de me traiter me donnait l’impression d’être aussi importante qu’une princesse royale. Il disait regretter m’avoir connue dans ces conditions-là. Une part de lui se sentait coupable de payer pour mes services. Alors, à chaque fois, il s’excusait de venir me voir et de m’utiliser pour ça. Il me faisait comprendre que je méritais mieux que ce que je m’infligeais avec mon métier. Je lui répondais inlassablement que je n’aspirais à rien d’autre pour le moment.

Après l’orgasme, il me parlait de sa grande famille en Algérie, de sa femme plus jeune que lui et de leurs deux beaux enfants. Il évoquait toujours ses garçons avec une immense fierté dans la voix et de la joie dans les yeux, tout en regrettant n’avoir jamais réussi à avoir de fille. Enlacés dans les bras l’un de l’autre, on plaisantait au sujet des bébés, de ceux qu’il aurait voulu me faire en d’autres circonstances. Je ne prenais pas ces rendez-vous au sérieux, mais j’en ressortais toujours avec un grand sourire et un peu plus de légèreté. Il y avait des personnes comme ça qui, naturellement, nous faisaient du bien.

Parmi mes autres clients préférés, se classe en second un jeune avocat prometteur, prénommé Cyril. Ce dernier me contactait assez souvent, aussi bien pour savourer un massage relaxant, dont il avait grandement besoin à cause de son métier prenant, que pour le rapport à la fin, qui le soulageait de son célibat pesant. C’était pourtant un très bel homme, grand black aux traits fins et délicats, de quelques années plus jeune que moi. Mais sa carrière dévorait son temps libre et il avait beaucoup de mal à se rendre disponible pour trouver la perle rare et fonder un foyer. Cela semblait pourtant être l’un de ses profonds désirs, comme je pus le deviner à travers ses confidences, tandis que je prenais plaisir à masser son long corps sculpté.

Je recevais régulièrement ce genre de profil dans mon cabinet. Des messieurs trop pris par leur boulot, qui devaient recourir à des rencontres tarifées pour ne pas finir complètement moines. Bien que ce genre de relations ne fut pas l’idéal à leurs yeux, il fallait se rendre à l’évidence : elles s’avéraient l’option la plus facile à intégrer dans leur planning de ministre. Il y avait une belle alchimie entre nous et beaucoup de complicité. Nous riions ensemble sur mon lit, refaisant le monde au gré de l’actualité, partageant nos avis aussi bien que des caresses, le tout avec beaucoup de simplicité, d’aisance et de franchise. Avec ce genre de personnes, assez rares au demeurant, je ressentais une vraie connexion, qui dépassait le cadre de la prostitution. Dès lors que j’avais affaire à l’une d’entre elles, je prenais ma tâche à cœur et faisais de mon mieux pour que le rendez-vous soit le plus mémorable possible, et ce, sans jamais me forcer. Il y avait des hommes qui me donnaient envie de leur donner beaucoup sans exiger d’eux davantage que ce qu’ils pouvaient me proposer. Et parfois, ce qu’ils avaient à m’offrir de plus beau, c’était un joli moment d’humanité.

Un autre homme retint mon attention ces dernières années. De taille moyenne, les cheveux poivre et sel et les yeux bleus, Pierre-Jean possédait un physique très plaisant malgré son visage marqué. Bien que ce dernier, avec ses rides profondes et sa peau tannée, trahissait aisément ses quarante-huit ans, je trouvais que ces signes de l’âge lui apportaient beaucoup de charme. Sur son corps svelte et sportif de coureur de fond s’ajustaient élégamment ses costumes bien coupés, ce qui amplifiait son allure charismatique, sur laquelle bon nombre de femmes devaient se retourner.

Directeur de l’une des grandes surfaces commerciales de mon agglomération, il était marié mais malheureux en ménage. Comme beaucoup de pères de famille impliqués dans l’éducation de leurs enfants, il s’obstinait à demeurer dans un couple qui périclitait, uniquement pour le bonheur de son adolescent de fils. Privé d’une sexualité digne de ce nom, il avait d’abord eu recours à mes services pour pimenter sa vie intime, quasiment tombée dans l’oubli. Puis, il continua à me contacter pour me revoir à l’extérieur, après notre premier rendez-vous. Nous échangeâmes un certain temps en privé avant que je n’arrête ces conversations qui, si elles étaient plaisantes, ne mèneraient nulle part. Je ne voulais pas être la maîtresse d’un homme marié, aussi classe soit-il. Mais l’intérêt qu’il me porta flatta mon ego, qui avait toujours besoin d’être choyé.

Tous ces hommes socialement bien intégrés s’adressaient à moi avec énormément de déférence. En dépit de leur position économique élevée, ils ne me rabaissaient jamais, bien au contraire. C’est à leur contact que je me sentis le plus valorisée durant ces années d’activité. Ils percevaient en moi ce que je n’étais pas encore prête à voir. Dans leurs regards, je me sentais comme un joyau brut qui, comme n’importe quelle pierre précieuse, nécessitait seulement d’être poli pour qu’en ressorte toute la beauté.

(1) Précision importante : ces trois hommes sont entrés dans ma vie lorsque je me suis retrouvée célibataire, après mon divorce. Je replacerai sûrement la partie « cartographie des clients » plus loin dans le récit, pour ne pas trop perturber l’ordre chronologique de l’autobiographie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0