Chapitre 86 : Un miracle

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Concernant notre séparation, plusieurs facteurs rentrèrent en ligne de compte. Et je peux dire que la boulimie n’en était pas un car, au moment où nous prenions cette décision, j’étais sevrée depuis déjà huit mois.

En effet, retour en arrière, à ce matin d’octobre 2012, où je me levai à bout de force. L’allaitement exclusif, couplé aux vomissements à répétition, m’avaient complètement exténuée. Trop maigre, mon corps épuisé me rappelait à l’ordre. M’occuper à temps plein de notre bébé était la meilleure chose que je pouvais lui offrir mais, à ce moment-là, je le faisais au détriment de ma santé.

À partir de son quatrième mois, tandis que je n’arrivais déjà plus à me lever la nuit pour la nourrir, Grégory prit le relai. Il allait la chercher dans son berceau et la ramenait dans notre lit pour que je puisse la mettre au sein. Quand elle avait terminé de téter, il la reconduisait dans sa chambre. La plupart du temps, je m’étais déjà rendormie. J’étais de plus en plus affaiblie, et lui, de plus en plus inquiet. En pleine nuit, je me réveillai souvent en sursaut, comme tirée d’un cauchemar :

— La petite, où est la petite ?

À côté de moi, Grégory grognait.

— Dans son lit.

— T’es sûr ? Elle n’est pas encore avec nous ?

J’avais toujours peur qu’on l’ait oubliée et qu’elle se soit étouffée sous la couette ou qu’elle fût écrasée par nos corps, elle qui était si fragile. Je palpais désespérément l’emplacement autour de moi, à la recherche de sa présence.

— Je ne me souviens plus que tu l’aies ramenée, insistai-je encore.

— Je l’ai fait tout à l’heure. Elle est dans son berceau, dans sa chambre, en sécurité. Dors.

L’été passa ainsi, à tirer sur la corde. Je ne pouvais plus poursuivre comme ça. Il était l’heure de faire un choix. Continuer à me détruire lentement ou décider enfin de me soigner, afin d’élever correctement notre bébé.

C’est la raison pour laquelle, à l’automne, lorsque notre fille eut sept mois, je contactai une thérapeute du sud-est de la France, située à l’opposé de notre ville, pour lui demander de l’aide. La femme avait un site internet et j’avais trouvé ses coordonnées sur Google. J’étais désespérée et il me fallait absolument une solution.

Non, un miracle.

Après un trajet d’une journée en train, nous débarquâmes en famille à Voiron, pour une thérapie intense de deux jours, à raison de séances biquotidiennes, de trois heures chacune. C’était une sorte de condensé qui regroupait plusieurs techniques de développement personnel, un sujet qui commençait à m’intéresser de plus en plus depuis la naissance de notre bébé.

Nicolle Ancelet me reçut, la soixantaine sexy, chaleureuse et maternelle, et usa de tous ses pouvoirs magiques de psychologue chevronnée pour me faire sortir du cercle vicieux dans lequel j’étais enfermée depuis quinze ans. À la fin de notre dernière entrevue, Grégory m’attendait dehors avec notre fille, réveillée et affamée. Il était plus sceptique que convaincu par ce qui paraissait être le procédé de la dernière chance, mais tentait de le cacher, souriant.

Je me souviens de cette belle journée ensoleillée, de la chaleur de cette jolie arrière-saison, de ma fille qui gazouillait dans sa poussette, rassasiée. Nous étions attablés à une terrasse de café. Je sirotais un grand crème, à côté duquel trônait le sandwich au thon que j’avais réclamé. Je ne mangeais jamais de sandwich sans me faire vomir après.

Ja-mais.

Sous les yeux mi-ébahis, mi-émus de Grégory, je le dégustai lentement, bouchée après bouchée. Stupéfait, il osa à peine toucher au sien, profitant du spectacle rarissime de me voir enfin me nourrir normalement, un phénomène auquel il n’avait jamais assisté jusque-là. Après mon repas, je mis ma fille au sein pour l’endormir, essayant de ne pas me concentrer sur la culpabilité que j’éprouvais à chaque fois que je mangeais quelque chose de non-conforme à ma diète habituelle. La digestion eut lieu et je me sentis bien. Grégory n’en revenait pas. Il m’observait, éberlué, attendant subrepticement le moment où j’allais m’effondrer et « craquer ». Mais cela ne se produisit pas.

Les jours passèrent et je m’alimentais toujours normalement. Je repris des forces et retrouvais le plaisir de m’occuper pleinement de notre princesse. Pour fêter ça et nos trois ans de mariage, nous dinâmes au restaurant en amoureux. La soirée fut agréable et le repas délicieux mais, malheureusement, cette sortie ne faisait que souligner la distance qui s’était installée entre nous. Nous étions bien l’un avec l’autre, mais nous comportions davantage comme des amis que des amants. À peine tolérais-je encore quelques bisous, élans de tendresse, ou autres marques d’affection de sa part.

Mais il n’y avait pas que ça. Certes, je n’avais plus envie qu’il me fasse l’amour, mais c’était au-delà de notre intimité. On parlait parfois de l’absence de nos relations sexuelles, mais je savais que le problème était ailleurs. Depuis que nous avions été à Voiron, j’avais changé. Inexorablement. J’étais guérie. Je notai l’évidence : mieux je me sentais, moins j’avais besoin de lui dans ma vie.

Autrefois malade et accroc à la bouffe, j’avais été faible et fragile, nécessitant sa présence et son aide pour me soigner. Mais la naissance de ma fille et mon sevrage m’avaient complètement transformée, me rendant plus forte que jamais. Mon addiction avait longtemps agi comme un filtre, me privant de bon nombre de mes capacités et, maintenant que j’en étais débarrassée, je recouvrai la vue, ma clairvoyance et ma lucidité.

Semaine après semaine, je comprenais qu’il n’y avait plus d’issue favorable à notre union, car nous n’avions plus rien à faire ensemble. La vraie nature de mes sentiments pour mon mari ne relevait ni de l’amour, ni du désir, mais plutôt de mes angoisses passées. Nous nous étions unis pour le meilleur et pour le pire, mais davantage pour surmonter le pire que le reste. C’était notre mal-être qui nous avait relié. Depuis que j’étais soignée, nous n’étions plus sur la même longueur d’onde. Je réalisai combien nos visions de la vie divergeaient. Ça allait trop vite pour lui. Tandis qu’il stagnait, prisonnier de ses propres démons et de son manque d’ambition, je progressais à vitesse grand V, emportée par mon nouveau rôle de mère. J’avais le sentiment que je pouvais déplacer des montagnes et que lui, tout adorable qu’il était, me ralentissait.

Je comprenais à présent ma mission sur cette terre. Je devais briser les chaînes de ma famille dysfonctionnelle, casser les modèles toxiques dans lesquels j’avais été moulés. Je désirais faire éclore une nouvelle personne. J’avais de nouveaux objectifs et de l’énergie à revendre pour mener à bien mes projets. Je voulais tout : être heureuse, en bonne santé, guérir définitivement et complètement, m’occuper de notre fille à la perfection, lui offrir la meilleure éducation possible, être la mère qui, enfant, m’avait toujours manqué, et réparer les ratés de ma généalogie familiale, en nettoyant une lignée remplie de tarés.

Changer de métier n’était pas au programme, mais je gardais toujours dans un coin de la tête que, peut-être, ce que je faisais actuellement me servirait un jour.

Un jour... je voyais loin, beaucoup plus loin que lui. À ses côtés, je me sentais bridée. Il était plein de qualités mais n’avait aucune envie de les exploiter. Il ne croyait pas en lui, ni en moi, et de moins en moins en nous, alors le futur, à quoi pouvait-il bien ressembler ? Pour moi, c’était tout l’opposé. Libérée des chaînes de la boulimie, je me sentais enfin vivante. J’avais envie de croquer la vie à pleines dents. Je lisais des tas de bouquins de développement personnel, dont je commençais à appliquer les préceptes au quotidien, créant un décalage supplémentaire avec mon mari. Je dévorais des autobiographies de personnalités inspirantes, rêvant de me lever chaque matin avec la magie qui habitait certains et qui semblait bouillonner en nous dès que nous trouvions notre voie.

Il me semblait avoir trouvé la mienne, même si je n’avais pas encore toutes les informations pour me sentir pleinement orientée. Mais j’y croyais. J’y croyais réellement.

Lors d’une énième discussion, au printemps, Grégory me reprocha ma distance, notre éloignement physique, puis enchaina sur le fait que je ne m’occupais plus de lui, que je n’en avais plus que pour notre enfant. Un classique. Il avait raison. Le dernier rapport que nous avions eu remontait à la conception de notre bébé. Autant dire, un sacré bail. Pour lui, une éternité. Je comprenais sa détresse, mais ne pouvais y remédier, car ses reproches me semblaient inappropriés. Il était tellement terre-à-terre et moi, complètement perchée. J’avais des envies d’absolu, galvanisée par ma foi, plus présente que jamais. Vu le miracle auquel nous venions d’assister, ma guérison ne pouvait provenir que d’une force divine, non ?

Regonflée à bloc par ce sentiment de toute-puissance, je développais des attentes forcément plus glorieuses que ses banals désirs bestiaux. Pour le combler, il fallait que j’écarte les cuisses ? C’était tellement petit et indigne de moi. Je l’acceptais déjà dans mon boulot, car on me payait grassement pour cela, mais là, qu’avais-je à récolter à m’abaisser pour assouvir ses besoins primaires ? Rien. J’étais celle qui faisait bouillir la marmite, celle qui nourrissait notre enfant, et puis, quoi, maintenant, il fallait que je donne du plaisir à monsieur, alors que moi-même, j’étais privée d’orgasme ? C’était trop.

J’étouffais.

Excédée, je l’encourageai à aller voir ailleurs. Après tout, je comprenais et connaissais sa frustration, pour l’avoir suffisamment observée chez mes clients. Il s’indigna de ma réaction, droit dans ses baskets, étonné par tant d’indifférence de ma part. Malheureux, il refusait de me voir lui échapper.

Pourtant, il y avait une leçon que j’avais bien retenu de mon précédent mariage. Lorsque l’oiseau veut s’envoler, il faut ouvrir la cage.

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