Chapitre 93 : Dans tes rêves

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En dehors de ma mission concernant le nettoyage de ma lignée familiale, et celle d’être la meilleure mère possible pour ma fille de deux ans, je n’avais pas vraiment d’objectifs personnels bien définis.

Bien sûr, je voulais en finir avec mon addiction, et trouver un compagnon pour refonder une famille mais, en tout sincérité, je doutais que cela soit possible. Ayant toujours vécu en dehors des lignes, aux prises depuis plus de quinze ans avec la boulimie, et enchaînant les échecs sentimentaux, quelles étaient mes chances de réussir dans ces deux domaines ? Je souffrais d’une dichotomie intérieure. Une part de moi voulait améliorer les choses et tout mettre en œuvre pour y arriver, mais une autre, tapie tout au fond, n’y croyait tout simplement pas. Cela me donnait le sentiment d’être dans une bataille permanente. Et celle contre laquelle je luttais, c’était moi-même.

Je désirais m’en sortir mais, si cela signifiait avoir une vie normale, bien rangée, cette espèce de modèle qu’on nous avait vendu comme la clef du bonheur, je n’étais pas sûre d’être faite pour ça, pour me noyer dans la masse. J’étais bordeline depuis toujours, mais ce n’était pas un défaut, plutôt, une caractéristique. En lisant les autobiographies de personnalités hors-norme, je me reconnaissais dans ces gens-là. Mon état d’esprit était proche du leur et, comme eux, il ne me permettait pas de rentrer dans les petites cases dans lesquelles la société nous parquait.

Mon problème était que j’avais des rêves et que ces rêves n’étaient pas à ma portée. C’est d’ailleurs un peu le principe des rêves. J’avais toujours aimé écrire, mais le premier et dernier récit que j’avais mis en forme remontait à des années. « Le miroir de l’ange », que j’avais défendu devant le jury du CLAP, demeurait une jolie illusion qui remplissait un carton, bien rangé dans le garage.

Depuis, j’avais abandonné l’idée de le faire publier et, durant les années qui avaient suivi, j’avais même cessé d’écrire. J’avais repris récemment, principalement pour ma fille. Depuis sa naissance, je me confiais dans mes journaux intimes, dont un, en particulier, lui était destiné. De peur de disparaître prématurément, à cause de la boulimie notamment, je lui parlais de nous, de la façon dont son arrivée avait bouleversé ma vie, de tous les bienfaits qu’elle m’avait apportés, de l’immense amour que j’éprouvais pour elle et qui me portait au fil des jours.

Page après page, je lui relatai la grossesse, l’accouchement, les premiers mois magiques avec cet allaitement que j’aimais tant et qui était encore d’actualité. Je lui expliquais la séparation, sans mentionner la prostitution, car je ne savais pas à quel âge elle lirait ces lignes. J’espérais que cela serait le plus tard possible mais, à vrai dire, j’avais toujours l’impression de lui écrire un recueil d’anecdotes post-mortem qu’elle découvrirait après mon départ.

J’écrivais pour moi, pour elle, mais pas pour les autres. Si l’on m’avait posé la question de savoir ce que je désirais vraiment faire de ma vie, je n’aurais jamais osé dire à cette époque : « oh, j’aimerais devenir auteure. »

Non.

Comme bon nombre d’écrivains en herbe, et d’artistes en général, je souffrais du syndrome de l’imposteur, et si l’idée me traversait de croire un peu en moi, je la remisais rapidement tout au fond, loin derrière. Qui étais-je donc pour ne serait-ce qu’imaginer cette folie ? Je n’avais ni les compétences, ni la légitimité. J’avais arrêté mes études après mon BTS Communication des Entreprises et, désormais, j’étais prostituée. Pas le C.V. idéal pour se lancer dans le métier.

Je devais renoncer à ce rêve et revenir à la réalité.

Malgré l’échec du sevrage de la boulimie, après mon second voyage à Voiron, je retournai voir Nicolle Ancellet pour une troisième tentative, accompagnée de ma mère, cette fois-ci. Lors de ce nouvel essai, je souhaitais entreprendre une thérapie familiale, en dépit du maigre résultat de celle qui avait eu lieu au cours de mon hospitalisation à Saint-Jacques, lorsque j’avais dix-sept ans. Ma mère accepta de bonne grâce de se prêter au jeu, même si elle n’avait jamais trop cru en ces choses-là. Enfin si, elle y croyait, mais uniquement pour les autres.

Elle avait toujours pensé que mon père et moi, pour ne citer que nous, avions vraiment besoin d’aide, à cause de nos addictions. Mais elle, après tout, n’était pas concernée. Elle avait déclaré une fibromyalgie depuis quelque mois, qui l’avait contrainte à arrêter de travailler. Cela avait fait suite à un burn out, lequel avait conclu trois années de harcèlement moral à son travail. Sans parler des traumatismes vécus pendant onze années sous le même toit que mon père et des suites de leur séparation qui avaient été toutes aussi salées. Personnellement, j’étais convaincue qu’elle avait le profil parfait pour se faire aider psychologiquement, mais elle ne partageait pas mon point de vue.

Chez Nicolle, lors de notre première journée, ma mère me refit le même sketch que celui qu’elle m’avait imposé, quinze ans auparavant. Quoi qu’elle eût un peu évolué sur la forme, le fond demeurait identique :

— Je ne comprends pas ce que Caroline me reproche, mais je suis prête à m’excuser si je lui ai causé de la peine. Je veux bien lui demander pardon pour qu’elle guérisse.

Elle ne comprenait pas.

Elle était d’accord pour jouer la béni-oui-oui mais, finalement, considérait toujours que le problème venait de moi, pas d’elle. Retour à la case départ. Nicolle me conseilla de couper les ponts, mais j’avais besoin de ma mère plus que jamais. Elle était une merveilleuse grand-mère et me dépannait chaque fois que je le lui demandais, alors, non, à ce stade, j’avais trop à perdre en la virant de ma vie. Même si ma santé s’en ressentait car, en sa présence, je sortais encore régulièrement de mes gonds, je ne pouvais m’en passer. Je n’avais confiance en personne d’autre pour prendre soin de ma fille et c’était un argument suffisant.

Lors de notre toute dernière séance, uniquement en tête à tête, Nicolle me fit remarquer que si je m’énervais autant sur mon ex-mari, ou sur ma mère, et peut-être bientôt sur ma fille, c’était à cause de toute la frustration accumulée ces dernières années. En dehors de mon enfant qui me comblait, je n’avais pas de passion à laquelle m’adonner, pas d’activités dans lesquelles me dépenser, rien qui me faisait vibrer. Je lui parlai alors de mon goût pour l’écriture, puis du livre que j’avais écrit à 21 ans, ainsi que de mon ressenti, lorsqu’adolescente, mes professeurs me complimentaient sur la qualité de ma rédaction.

— Ça me faisait du bien d’entendre ça. J’avais l’impression d’être douée pour quelque chose, d’avoir un talent, même s’il n’était pas exceptionnel.

— Si vous aimez cela, pourquoi ne pas reprendre et vous y exercer ?

— Parce que c’est chronophage. Quand j’écris, je suis dans ma bulle, plus rien ne compte. Or, j’ai un bébé à temps plein à m’occuper, je ne peux pas me le permettre pour le moment. Et puis, à quoi bon ? Je n’ai rien d’intéressant à raconter, aucune inspiration. Nan, c’est juste un rêve d’enfant. Un jour, peut-être, qui sait, mais pas maintenant. Je dois être disponible pour ma fille et guérir à tout prix. Voilà mes priorités.

— Pour être une bonne maman, vous devez être une femme épanouie et pour être une femme épanouie, vous devez penser à vous aussi. Pour être heureuse, vous devez vous faire plaisir. La vie n’est pas une suite de to-do list, remplies de tâches et de corvées que vous devez avoir accomplies à chaque fin de journée. Si vous persistez à vous oublier, vous finirez comme votre mère.

Nicolle prononça cette phrase avec un regard appuyé, qui sous-entendait que ma mère était éteinte, triste, consumée. Maintenant qu’elle l’avait rencontrée, telle une voyante, ma thérapeute pouvait presque me prédire mon avenir. La petite voix qui résonnait en moi, à peine audible la majorité du temps, savait qu’elle disait vrai, mais je m’interdisais de l’écouter. Je me bornais à répéter que l’écriture me servait seulement d’exutoire. C’était juste un bon moyen pour me défouler ou pour laisser une trace, uniquement à destination de ma fille. Ce genre de récits intimes n’avait pas vocation à être rendus publics. Elle rebondit, pleine d’enthousiasme :

— Vous pourriez tenir un blog, partagez vos combats, votre expérience. Ou mieux encore, écrire votre autobiographie.

J’éclatai de rire.

— Non. Même pas en rêve.

L’idée même me terrorisa. Il était hors de question que les gens sachent la vérité. Je cachais la boulimie autant que la prostitution et, pour rien au monde, ne désirais les dévoiler.

Le troisième volet de mes péripéties à Voiron se solda par un échec. Le miracle ne se reproduisit pas. La magie de la « méthode Nicolle Ancelet » ne fonctionnait plus sur moi. Je devais trouver une autre personne pour me soigner. Ce qui est amusant, c’est que je rencontrai cette dernière dans le train nous ramenant de là-bas. Véronique de Sainte Marie était assise à mes côtés et, en ce jour de grève, notre trajet dura beaucoup plus longtemps que prévu, ce qui nous laissa tout le loisir de faire connaissance et de discuter à bâtons rompus. Jamais voyage en train ne me parut si court et pourtant, nous traversions la France. Quand elle m’expliqua quel était son métier, je faillis éclater de rire. J’avais affaire à une thérapeute, pro-allaitement et férue de développement personnel.

Ainsi donc, comme je l’avais toujours pensé, l’Univers me guidait.

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