Chapitre 96 : Être parent

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Cet adieu déchirant à Guillaume signa le début d’un nouveau passage à vide. Depuis notre retour sur la terre ferme, j’errais tel un zombie, complètement à côté de mes pompes. Je repris le travail mais, lorsque je recevais des clients, je pleurais durant la moitié de la séance. Je le faisais discrètement, lorsque les hommes étaient sur le ventre et que je leur massais le dos, les fesses et les jambes. De temps à autre, une larme tombait sur leur peau, sans qu’ils ne s’en rendent compte. Je reniflais dans mon épaule, prétextant une allergie au pollen.

Au mois de février.

La tristesse et le désespoir m’accompagnaient chaque minute de chaque heure, de chaque jour, de chaque semaine, tout autant que la culpabilité qui, elle, me rongeait sans discontinuer. Je n’avais pas de répit. Quand ma fille était avec moi, j’attendais qu’elle soit à la sieste pour fondre en larmes, le visage enfoui dans les coussins, pour amortir les sanglots que je n’arrivais plus à contrôler.

Un matin, peu après cette tragédie, je réalisai soudainement que ma fille ne réclamait plus le sein. À l’ouest depuis des jours, je ne m’en étais pas aperçu jusque-là. Quand était-ce arrivé ? Je n’en avais aucune idée. Je sondai ma mémoire brouillée par les derniers évènements. Peine perdue. J’étais sûre d’une chose : l’allaitement avait pris fin au moment du décès de Guillaume. Je m’en voulais d’être incapable de me souvenir de cette ultime et précieuse tétée, de ne pas avoir immortalisé cette dernière fois, qui avait clôturé trois merveilleuses années, au même titre que j’avais conservé dans une boîte ses premiers chaussons ou son bracelet de maternité.

Tout m’échappait, ma fille comme le reste. Je voulais retenir les choses, les empêcher d’évoluer. Figer l’instant ou revenir en arrière. Je détestais les changements qui s’invitaient dans nos vies, nous rappelant combien le temps qui défilait était irrécupérable. Et c’était là encore un de mes problèmes récurrents. Je désirais avancer rapidement, tout en appuyant sans cesse les deux pieds sur le frein. Avec de telles ambivalences, je réalisai que je n’allais pas aller bien loin.

C’est dans cet état de grande fragilité émotionnelle, déboussolée et profondément triste, que je pris enfin contact avec Marianne Joie de vivre. Autant dire qu’à ce moment-là, l’âme plus en peine que jamais, son pseudo résonnait très fortement en moi. Je dégorgeai littéralement de chagrin, persuadée d’être la pire personne au monde, une mauvaise mère et une femme horrible, de celles qui poussaient les hommes à en finir avec la vie.

Je débarquai à son cabinet, après une nuit quasiment blanche. Comme le rendez-vous avait été programmé tôt le matin, j’avais dormi sur place, à Ploërmel, dans un airbnb à proximité. Je n’avais presque pas fermé l’œil, tournant sans cesse dans le lit, ruminant inlassablement ces derniers mois désastreux. Je m’étais endormie aux premières lueurs du jour, épuisée, le cœur en lambeaux, les yeux mouillés. J’avais raté le réveil. J’arrivai en retard, le regard hagard et explosé de fatigue, aussi désorientée qu’une girouette en pleine tempête. Je m’excusai un million de fois, sincèrement désolée du dérangement causé et encore un peu plus coupable.

Marianne m’accueillit avec une chaleur qui me réchauffa dès que je m’installai sur le canapé. Elle était sublime, ses magnifiques cheveux argentés et bouclés tombant en cascade sur ses épaules arrondies. Une merveille de beauté. À côté d’elle, qui n’était que soleil et volupté, j’imaginais avoir l’air d’un vieux hérisson rabougri. Elle avait dix ans de plus que moi mais son aura de lumière rayonnait dans toute la pièce, me donnant le sentiment qu’à l’aube de mes 33 ans, je n’étais déjà plus qu’un vieux bout de serpillère oubliée dans un coin.

La boulimie me permettait d’être mince, certes, mais à quel prix ? J’avais les yeux injectés de sang, ourlés de cernes ou gonflés de larmes. Avec mes joues creuses et mes salières apparentes, j’avais l’air malade et ne parlons pas de mon corps, sec comme un coup de trique, qui dégageait autant de sensualité qu’un guéridon d’entrée. Ma gorge gonflée était douloureuse lorsque je parlais, et mon ventre, à qui je faisais endurer des vomissements répétitifs depuis des années, était tordu de spasmes. J’étais en perdition, complètement à l’abandon.

— Bien, Caroline, pourquoi venez-vous me voir aujourd’hui ?

Si je m’engageais dans un suivi mensuel avec elle, j’allais faire trois heures de route aller-retour chaque mois, alors autant aller tout de suite à l’essentiel.

— Je suis boulimique, et prostituée. Le mois dernier, j’ai dit adieu à mon dernier amant, qui s’est suicidé. Et aujourd’hui, j’arrive en retard. Une nouvelle corde à mon arc. À priori, avec moi, vous n’allez pas vous ennuyer.

Elle me sourit. Les larmes accompagnaient mes rires forcés. L’humour, même noir, était ma soupape de décompression. J’étais tendue comme un string, enfoncée profondément dans le sofa moelleux, et j’avais besoin de savoir si cette femme serait capable d’encaisser mes confessions. La honte d’avouer mes tares me brûlait les joues, comme à chaque fois que j’évoquais mon addiction ou mon métier. Pourtant, je ne pouvais y échapper. Je n’allais pas lui balancer que j’étais esthéticienne ou praticienne bien-être, la façade habituelle que je présentais à mon entourage.

Marianne devina aisément ce dont j’avais besoin. Elle avait probablement identifié le problème à la minute où j’avais franchi le seuil de la porte de son cabinet. Je repensai aux appréciations de mes maîtresses d’école, sur mes bulletins de primaire :

« Caroline travaille bien, mais il faut toujours être derrière elle pour l’encourager ». C’était vrai. Malgré mon assurance affichée, vingt ans après, on aurait pu écrire les mêmes annotations. Je souffrais encore d’un gros déficit de confiance en moi. J’avais constamment besoin d’être rassurée et soutenue, en particulier lorsqu’il s’agissait du volet de ma guérison. Dix-huit ans de boulimie. Allais-je réussir à arrêter ?

Et quid de la prostitution ?

Je venais de perdre Guillaume, le seul qui avait vraiment cru en moi. Sa présence physique me manquait terriblement, mais ce n’était rien comparé au soutien moral qu’il m’avait apporté durant des mois. Maintenant qu’il n’était plus là, je me retrouvais plus seule que jamais. Ma mère était une grand-mère exceptionnelle, mais pour ce qui était de me coacher ou de me consoler, il fallait oublier. Jamais de sa bouche, je n’entendis les simples mots :

« Ne t’inquiète pas, tu vas t’en sortir, tu vas y arriver. Garde confiance, ça va le faire ».

Comme beaucoup de thérapeute holistique, Marianne était branchée spiritualité. Évidemment, son discours fit écho au mien. Elle ne suivait aucune religion mais prônait la tolérance et l’ouverture d’esprit, et mettait l’âme et le cœur au centre de sa méthode. La guérison de l’adulte passait par celle de l’enfant intérieur. Cela me convenait parfaitement. J’étais même là pour ça. Professionnel après professionnel, j’avais une certitude : l’enfance était toujours à l’origine du problème. J’avais été une gamine blessée, devenue une adulte en souffrance. Je n’aspirais désormais qu’à la paix intérieure. La mienne et celle de ma fille, évidemment.

Et la sienne dépendait de la mienne. Nos chemins étaient inextricablement liés. Je ne pouvais faire l’impasse sur ma santé mentale et espérer être une bonne mère pour elle. Malgré toute ma bonne volonté, c’était illusoire et reviendrait à mettre la poussière sous le tapis. Bien que trente ans nous séparassent, ma fille et moi devions grandir ensemble, l’une à côté de l’autre. Parallèlement à l’aide que m’apporterait ma thérapie, pour offrir la meilleure éducation possible à ma princesse, je suivais un seul conseil. Un seul :

« Sois l’adulte dont tu avais besoin enfant »

Je lui devais bien ça et c’était à ma portée. Il suffisait de me comporter à l’opposé de mes parents. Le concept était simple et j’aurais pu l’appliquer à mon propre cas et devenir pour moi-même l’adulte dont j’avais besoin maintenant. J’aurais pu me parler avec bienveillance, comme je l’aurais fait à ma meilleure amie. Mais j’étais très dure envers moi. Intransigeante. On avait beau m’avoir répété un nombre incalculable de fois que je possédais d’incroyables ressources, il y avait eu beaucoup de dégâts. Mes bases étaient encore fragiles.

J’avais besoin qu’on me prenne par la main, au sens propre comme au sens figuré, pour me montrer le chemin. Ce fut le travail de Marianne. Lors de cette première séance de deux heures, aussi éprouvante qu’efficace, je reçus ce qui m’avait tant fait défaut enfant : de l’attention, de l’affection, des compliments et des encouragements. Dans cet espace de douceur, je me suis shootée à la gentillesse et à la bonté. Je me suis nourrie de nos échanges bienfaisants, de ses paroles optimistes et de sa compassion. Je pris ce qu’elle m’offrait généreusement et, en échange, j’abandonnai là-bas un peu de ce qui me ralentissait.

Marianne joua le rôle qu’auraient dû tenir mes parents au cours de mes jeunes années. C’était ça, la triste réalité de ma vie à cette époque. Je payais quelqu’un pour faire le job que personne dans ma famille n’avait été capable de réaliser correctement.









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