Chapitre 104 : Le statu quo

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À trente-cinq ans, le jour de mon anniversaire, je fus clouée au lit, la tête dans une cuvette en plastique, à vomir tripes et boyaux, y compris l’ibuprofène que je prenais à hautes doses, c’est-à-dire, toutes les six heures, depuis maintenant huit jours.

Je souffrais depuis des semaines d’une sciatique tronquée, qui accompagnait une double hernie discale, présente depuis une quinzaine d’années et à l’origine de bon nombre de mes lumbagos chroniques. Je prenais ce traitement depuis une bonne semaine pour soulager les pincements très douloureux que je ressentais en haut de la cuisse gauche, et qui me donnaient le sentiment que quelqu’un était en train de jouer du violon avec son archet sur mon nerf sciatique à vif.

Après deux jours à rendre l’intégralité de mes intestins, je retournai chez le médecin. Elle me prescrivit scanner et IRM et une dose de cheval de Tramadol. Mais comme le Tramadol ne suffisait pas, au bout de trois jours, je revins et je repartis avec une ordonnance de Kétoprofène. Mais comme le Kétoprofène ne suffisait plus, j’y retournai une nouvelle fois pour lui demander de m’achever. À la place, la sainte femme me rédigea une prescription de morphine. Médicament magique qui me soulagea aussitôt mais qui me donna l’impression, semaine après semaine, lorsque j’allais renouveler mon traitement à la pharmacie, d’être l’un des protagonistes de Trainspotting. La pharmacienne me dévisageait alors avec tant de suspicion que je m’obligeai à me justifier à chaque fois :

— Non, mais j’ai une sciatique, hein !

Les comprimés étaient délivrés au compte-goutte et sous le regard plein de reproches de celle qui pensait vraiment que je faisais du chiqué pour avoir ma dose. À juste titre, cela dit. La drogue légale était si efficace que je me voyais déjà, dans les mois à venir, sillonnée la place du Commerce, à la recherche d’un dealer à qui acheter ces merveilleux produits qui nous enlevaient toute souffrance. Avec eux, je planais.

Dieu merci, je fus opérée en urgence et ressortis sur mes deux jambes, sans morphine, mais avec un arrêt de travail de plusieurs mois. Ça tombait bien, j’avais besoin de vacances. Je saturais de tout et surtout de mon boulot. Bien sûr, la rencontre déstabilisante que j’avais eu avec la victime de mon premier ex-mari, le détenu, avait bien douché mon enthousiasme, mais cela allait au-delà de ça. J’en avais tout simplement marre, et cela m’arrivait de plus en plus souvent.

Les clients, bien que gentils et respectueux, ne m’apportaient pas ce dont j’avais réellement besoin. Au contraire, ils me privaient d’une relation sentimentale épanouissante. Le genre de relation qui me manquait d’autant plus que j’avais le sentiment de n’en avoir jamais connue une réellement. Je rejetais évidemment la faute sur mon métier. Certes, je l’avais choisi de mon plein gré il y a huit ans, mais je devais me rendre à l’évidence qu’aujourd’hui, c’était au détriment de l’Amour. Malgré tous les avantages matériels que la prostitution m’apportait, j’en payais désormais largement le prix. Je ne pouvais pas en vouloir à mes clients, qui n’y étaient pour rien mais, intérieurement, je concevais quand même de la rancœur à leur égard. Comme je vivais de plus en plus mal les relations sexuelles tarifées, l’ambiance dans mon travail s’en ressentait. Les clients mécontents s’en plaignaient. Leurs reproches étaient justifiés. Le nombre de rendez-vous qui finissaient en eau de boudin augmenta. Cette pause était donc la bienvenue.

Depuis la mort de Guillaume, trois ans auparavant, et mon dernier IVG, l’année passée, ma vie était devenue sacrément insipide. J’étais déprimée par le constat suivant : j’avais une vie plus merdique que celle de ma mère, à laquelle j’avais pourtant toujours refusé de ressembler. Je n’étais même pas son égale, j’étais pire.

35 ans.

Célibataire.

Boulimique.

Prostituée.

Le combo gagnant. Une ratée de première catégorie.

Ratée, ratée, ratée.

J’avais fait la moitié de ma vie et en dehors de ma fille que je chérissais plus que la prunelle de mes yeux, je m’étais plantée sur toute la ligne. En plus de mon métier, j’étais également parvenue à saturer du développement personnel. À force de m’en gaver comme une oie de Noël, même ce sujet qui m’avait animé plus que n’importe quel autre jusque-là, avait fini par me sortir par les yeux.

Marianne avait fait un excellent travail avec moi mais, au fur et à mesure des rencontres, comme je l’avais précédemment vécu avec Nicolle Ancelet et Véronique de Sainte Marie, on avait atteint un palier. Dans la vie, quelque que ce soit le domaine de compétences, la progression connaît toujours des périodes de stagnation, qui peuvent durer plus ou moins longtemps. Or, ce genre d’étape était, pour moi, une véritable punition. Je faisais tellement d’efforts au quotidien pour évoluer que, lorsque je n’avançais plus, mon syndrome de l’imposteur revenait en force et avec lui, son corollaire, l’auto-sabotage. Un grand classique. Déstabilisée par cet inconfortable passage à vide, j’arrêtai brutalement ma thérapie à Ploërmel, au bout de deux ans et demi.

À quoi bon ? me répétais-je.

L’éternel refrain.

Je décidai que foutue pour foutue, autant en rester là et utiliser cet argent pour me faire plaisir. Et me faire plaisir, chez moi, cela signifiait manger. La boulimie me consolait. En dépit du fait qu’elle me détruisait à petit feu, elle m’apportait douceur et satisfaction immédiate. Je forçais donc sur les crises, multipliant les festins gargantuesques, dès que ma fille avait le dos tourné. Je profitais de ses absences chez son père pour me faire des trips de gras et de sucré. Je dévalisais toutes les boulangeries de mon quartier et de ceux alentour, alternant l’une et l’autre pour ne pas trop me faire remarquer.

Deux années passèrent ainsi. J’étais amère. Malgré tout ce que j’avais entrepris par le passé, je demeurais dans un véritable statu quo.

37 ans

Célibataire.

Boulimique.

Prostituée.

Nous étions au printemps 2019, six ans après ma séparation. Notre divorce avait enfin été prononcé le 21 mars 2016, une semaine après mon avortement. Entre l’arrivée du printemps et mes tatouages récemment encrés, j’avais espéré à l’époque que cette date symboliserait un nouveau départ dans ma vie. Mais il n’en fut rien. J’avais repris mon nom de jeune fille, et réaffirmé à l’Univers que j’étais prête et disponible. Puis, j’avais tunné mon corps avec six nouvelles pièces décoratives et indélébiles. Mais rien. Rien d’intéressant ne se passait.

J’écrivais des tas de visualisations positives et toutes finissaient par :

Moi, Caroline, 37 ans,

Auteure,

Conférencière,

Coach en développement personnel et spirituel,

Saine de corps et d’esprit,

Ancienne boulimique,

Ancienne prostituée.

Mon histoire, la voici.

Mais, en réalité, j’étais très loin d’avoir accompli tout ça. Aucun de mes objectifs n’avaient été atteints. J’étais dans le même état qu’avant ma rencontre avec Grégory, dans une sorte de routine sclérosante qu’aucun évènement notable ne venait égayer. J’avais des moments de bonheur, notamment tous ceux que je partageais avec ma fille, qui avait déjà huit ans, mais mon quotidien sonnait faux. Une sensation latente de tristesse persistait, comme si une musique de violon résonnait toujours en arrière-plan. Le fond du problème n’était pas réglé et je commençais sérieusement à désespérer de cette situation.

Célibataire.

Boulimique.

Prostituée.

Qu’allais-je devenir ? Je travaillais comme masseuse érotique depuis dix ans. Dix ans. Combien d’années pouvais-je encore me prostituer ? Trois peut-être, cinq ou six tout au plus, si tout se passait bien... Si mon corps ne tombait pas en rade, si mon visage ne se détériorait pas trop, si mon physique plaisait encore suffisamment.

Et après, qu’est-ce que je ferai ? J’en avais des montées d’angoisse rien qu’à y penser. Je n’avais pas de plan B. J’avais consacré ces dernières années à poursuivre deux buts : offrir la meilleure éducation possible à ma fille et me soigner. Si j’étais en passe de réussir le premier, le second avait raté. Est-ce que j’avais fait tout cela pour rien ? Est-ce que j’avais enduré toutes ces épreuves sans espoir qu’un jour tout cela serve à quelque chose ? C’était impossible. Malgré mon quotidien usant, stagnant, sans perspectives heureuses, je ne pouvais me résigner. Une petite voix en moi n’arrêtait pas de me répéter de persévérer. Mais pour quoi faire, pour aller où ?

Seigneur, guide-moi, montre-moi le chemin, montre-moi ce que tu attends de moi. Je suis perdue, complètement perdue...

Je ne reçus pas de réponse immédiate. Des mois s’écoulèrent encore sans évènement majeur. J’avais beau être à l’affût du moindre mouvement, rien de significatif ne se profilait à l’horizon pour illuminer cette traversée du désert.

Jusqu’à ce jour tout à fait ordinaire d’octobre 2019, où quelque chose se produisit enfin.

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