Chapitre 101 : Plus jamais ça

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Deux mois plus tard, je m’installai dans ma baignoire, le test dans une main, le portable dans l’autre, attendant de découvrir ce que le bâtonnet allait me révéler. Je glissai sous l’eau. De la mousse surplomba ma poitrine, déjà proéminente. Je n’avais pas vraiment besoin de confirmation. Ma fille débarqua dans la salle de bain et me demanda ce que je faisais pivoter entre mes doigts.

— Hum, rien d’important, c’est pour vérifier la température de l’eau.

— Je peux prendre mon bain avec toi ?

— Viens.

Elle enleva ses vêtements qu’elle bouchonna sur le tapis. Puis enjamba le rebord et se coula contre moi, savourant à son tour la chaleur bienfaisante de l’eau qui la recouvrait. Je regardai le test.

Je sentis un sourire se dessiner sur mon visage. Je n’y pouvais rien. Je n’avais jamais accueilli l’annonce d’un enfant à venir, même inattendue, par une grimace. Certes, c’était arrivé par inadvertance, exactement comme deux de mes trois précédentes grossesses, mais le constat demeurait le même. Cette révélation me procurait toujours de la joie.

J’en informai Stéphane par sms. Je perçus son malaise à distance, ce qui me refroidit immédiatement. Le bain m’apparut soudain glacial. Je posai le téléphone sur la chaise et m’enfonçai dans la mousse, le bâtonnet d’un côté, ma fille de l’autre, lourdement allongée sur mon flanc. Il y avait un bébé entre nous. Je m’imaginais deux petites filles jouer ensemble. Une grande sœur qui s’occuperait d’un nourrisson, comme s’il avait été un poupon.

Puis, je revins à la réalité, une main posée sur mon ventre, l’autre dans ses cheveux mouillés.

— Je t’aime, tu sais.

— Moi aussi, maman.

— Tu sais comment je t’aime ma puce ?

— Très fort, très fort, très fort.

— Je t’aime plus fort que l’océan et plus grand que l’univers.

Le lendemain, je retrouvai Stéphane chez lui, dans la journée. Il était au bord des larmes. Il avait peur de ne plus pouvoir vivre sa vie insouciante d’ado irresponsable, si un enfant venait contrecarrer ses plans. Je l’interrogeai :

— Si je comprends bien, tu ne veux pas de ce bébé ?

— Non.

— Tu le reconnaîtras, même si tu n’en veux pas ?

— Non.

— Tu t’en occuperas ?

— Non, je ne crois pas. Je n’en sais rien.

— Ok. On peut y réfléchir ?

— Non, ça ne sert à rien, je ne changerai pas d’avis.

— Ok. Tu veux que je prenne rendez-vous tout de suite ou on a le temps d’envisager toutes les possibilités, au cas où ?

— Prends rendez-vous. Le plus tôt sera le mieux.

— Tu seras au rendez-vous avec moi ?

— Je ne sais pas.

— Toi et moi, qu’est-ce qu’on fait ?

— Je... je ne sais pas...

— Sois plus explicite.

— Je ne crois pas que je ne tienne à toi autant que tu tiennes à moi.

— Bien. Au moins, c’est clair. Alors, restons-en là.

Le soir, je fêtais l’anniversaire de ma fille. Je venais de rompre avec un homme dont j’étais enceinte et, qui plus est, encore amoureuse. Je ne savais plus si je devais rire ou pleurer. Alors, je fis comme si tout allait bien et regardai ma fille souffler ses quatre bougies, des larmes de joie et de tristesse au bord des yeux.

L’IVG eut lieu en mars. Traumatisée par l’avortement médicamenteux qui avait foiré, sept ans auparavant, je refusais d’office cette pratique douloureuse, à bien des égards, et demandai à subir cette troisième interruption de grossesse sous anesthésie locale.

Tandis que j’étais allongée sur la table d’examen, les pieds dans les étriers, Stéphane m’annonça qu’il avait renoué avec son ex. J’eus envie de vomir. Sur lui, de préférence. Je portais encore le fruit de nos deux mois de folie en moi. Plus pour longtemps, à présent. À peine le fœtus expulsé, je me rhabillai déjà. Je saignais abondamment, en haut comme en bas. Le sang entre mes jambes était absorbé par l’énorme protection de maternité, bien camouflée dans mon pantalon. Celui s’échappant de mon cœur ne se voyait pas plus. Pourtant, ce dernier avait explosé en mille morceaux, touché par le calibre douze que ce tueur de rêve avait pointé sur moi. En sortant de l’espace Simone Veil, je plantai Stéphane dans la rue et filai dans un studio de tatouage, à proximité.

— Bonjour, je voudrais me faire tatouer.

— D’accord. Tu as une idée de ce que tu veux faire ?

— Oui, un mot, et une phrase. Et une plume aussi, sur mes seins, juste ici.

Je désignai le plexus solaire, l’endroit où se situait le cœur, celui-là même que j’avais recollé tout au long de ma vie avec du scotch, de la Superglue et des épingles à nourrice. Et qui saignait encore, percé de part en part.

— Pour le mot, quel emplacement et quelle taille ?

— Gratitude. En gros caractères. En gras, comme écrit au marqueur. Sur tout l’avant-bras droit, à l’extérieur. Bien visible.

— Et pour la phrase ?

Va te faire foutre, connard ?

— « Pardonne-leur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. » À l’intérieur du bras gauche.

— C’est un truc biblique, non ?

— C’est une phrase prononcée par Jésus sur la croix, quand il comprend qu’il va crever.

— Sympa. Tu es croyante ?

— Très. Je suis au bon endroit, non ?

Nous étions entourées de têtes de mort et de squelettes. On aurait dit une décoration d’Halloween, sauf que nous étions presque au printemps. Elle me sourit. J’en fis autant.

— J’ai un rendez-vous qui s’est libéré demain, à 14h, avec Chopsuey. Bouge pas, je vais confirmer ça avec lui.

Elle me laissa en attente. Mon épaisse protection hygiénique me gênait. Je l’avais sentie se remplir au fur et à mesure de la discussion. J’avais mal au ventre et envie de m’asseoir mais il n’y avait pas de chaise à côté de moi. Je restai debout, accrochée au comptoir, respirant à fond pour ne pas me plier en deux. J’avais trop chaud et commençai à me sentir mal, mais lorsque la fille de l’accueil revint, quelques minutes plus tard, je me forçai à sourire.

— Pour tes trois tatouages, on va partir sur une heure par pièce, donc trois au total. T’en auras pour 450 euros. Viens en forme, bien reposée. Prends un bon repas avant, mais pas d’alcool.

— Ça risque pas.

Je m’avançais vers elle, me penchant par-dessus le comptoir. Je l’interrogeai à voix basse :

— C’est grave si je viens de subir un avortement ?

— Heu...

— Je saigne pas mal.

— On ne tatoue pas les femmes enceintes, normalement.

— Ça tombe bien, je ne le suis plus.

Elle baissa la voix à son tour et se rapprocha de moi.

— Attends une semaine. Tu seras plus en forme. Se faire tatouer, c’est physique. Et mentalement, tu seras mieux aussi.

J’opinai du chef, consciente qu’elle avait raison. La tête me tournait déjà. Une fois l’acompte versé pour bloquer le rendez-vous, je me sauvai dehors pour respirer l’air frais, heureuse de cette décision salvatrice. Je devais marquer le coup. Il fallait que ça cesse. Je ne voulais plus jamais vivre ce genre d’évènements. Personne ne méritait que je ne m’inflige ça, que je me fasse du mal ainsi. C’était la dernière fois. Il n’y en aurait pas d’autres. Plus jamais je ne laisserai un homme me traiter ainsi, je m’en fis solennellement le serment.

Le soir de l’avortement, je demandai à ma fille :

— Tu veux dormir avec moi cette nuit, exceptionnellement ?

— Pourquoi ? Tu es triste ?

— Oui.

— À cause de quoi ?

— C’est un problème de grands. Je ne peux pas t’en parler, mais je peux t’assurer que cela n’a rien à voir avec toi. Toi, tu es mon cadeau de la vie.

Elle me prit dans ses bras et me serra fort en ajoutant :

— D’habitude, c’est toi qui me consoles. Mais, ce soir, c’est à mon tour de te remonter la joie.

Je revins au studio de tatouage la semaine suivante. Je ne m’étais jamais fait tatouée mais l’excitation l’emporta sur la peur. Je ne saignais presque plus, mais j’avais encore la poitrine gonflée d’hormones. Très pro, le tatoueur ne s’en préoccupa pas lorsqu’il enfonça son aiguille dans mon épiderme. Je ressortis trois heures plus tard, les bras et le buste cellophanés comme une pièce de viande fraîche. Le soir, ma fille détaillait mes nouvelles œuvres d’art.

— Ça veut dire quoi gratitude ?

— Ça veut dire que j’ai une chance infinie de t’avoir dans ma vie.

— Et la phrase, là, sur ton bras ?

— Ça veut dire que je ne dois jamais oublier.

— Qu’est-ce que tu veux pas oublier ?

— Que tu es la personne la plus précieuse pour moi et que je t’aime plus que tout au monde.

Je lui fis un long câlin, inspirant profondément l’odeur de sa peau et de ses cheveux ébouriffés. Je ne souffrais plus autant. Contrairement aux deux autres avortements, sa présence faisait toute la différence. Même si cela avait rendu l’I.V.G. plus pénible, car je savais le bonheur que représentait l’arrivée d’un enfant, ma fille me réconfortait.

Ce n’est pas que je me foutais de ce troisième avortement, loin de là, mais je n’avais plus le droit d’abandonner. Mon nouveau credo était : marche ou crève. Plus je mettrais de temps à m’en remettre, moins je serais disponible pour ma fille. Elle comptait sur moi. Je n’avais pas le droit de m’apitoyer sur mon sort. Je repensai à ma réaction lors de mon cambriolage et aux journées suivantes que j’avais passées au lit, à me lamenter. Je réalisai que je n’étais plus la même personne. C’était un fait établi. J’avais changé. J’étais encore plus forte qu’auparavant.

Et je voulais encore poursuivre mon évolution. Ces tatouages signaient un autre nouveau départ et participaient à ma transformation. Ils allaient y contribuer en me rappelant chaque jour ce que je m’étais jurée. En cas d’oubli, je les avais désormais sous les yeux.

Avant d’éteindre la lumière et de m’endormir, je les fixais une dernière fois.

Plus jamais ça.

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