Chapitre 109 : Tanguy

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L’été passa. Après mes trois semaines de vacances en Bretagne, je retrouvai Stéphanie à son cabinet. Nous n’avions pas eu de séances en présentiel durant tout ce temps, mais je l’avais eu au téléphone à deux reprises pour faire le point. Quand c’était possible, pour ne pas casser le rythme de notre travail, nous procédions ainsi. Elle m’accueillit toute souriante et bronzée, son teint naturellement hâlé bien mis en valeur par sa pause estivale.

La rentrée scolaire se préparait et, comme à chaque fois, celle-ci s’accompagnait de son lot de nouveautés. Pour ma part, j’avais enfin un peu de neuf à raconter, ce qui changeait dans mes sempiternelles lamentations concernant la boulimie, la prostitution et mon célibat au long cours. C’était justement de ce dernier sujet dont il était question. Je lui annonçai tout de go :

— J’ai un rendez-vous galant dans quelques jours.

Stéphanie me sourit, de cet air malicieux que je ne lui connaissais pas encore. En même temps, jusqu’à présent, je ne lui avais pas tellement donné de raisons se réjouir, vu qu’elle avait passé la majorité de nos séances à me consoler. Nous avions eu pas mal d’entrevues très remuantes, avec des épisodes douloureux du passé qu’il fallait traiter en priorité. Alors un peu de légèreté ne nous faisait pas de mal à toutes les deux.

Répondant à son air joyeux, je ne la fis pas languir plus longtemps et lui dressai un portrait élogieux de Tanguy. Grand, brun, barbu et bien fait de sa personne, le jeune homme affichait trente-et-un ans au compteur. Nous avions été en contact sur un groupe Facebook de fans de Kaamelott, et de fil en aiguille, de fous rires en échanges légers, nous avions fini par convenir d’un rendez-vous.

En cinq années de célibat, j’avais largement eu le temps de redéfinir mes priorités et ce que j’attendais d’une relation amoureuse. Tanguy n’habitait pas ma ville. Je fus très claire avec lui à ce sujet : je ne déménagerai pas. Si on envisageait une relation sérieuse, et c’était mon cas, sinon je n’aurais pas prévu cette rencontre, il fallait qu’il se mette en tête qu’un jour, il devrait me rejoindre. C’était à prendre ou à laisser. Tanguy avait accepté. Il avait aussi accepté mon travail, que je lui avais présenté rapidement et pour lequel, une fois encore, j’avais été on ne peut plus honnête : pour le moment, il n’était pas question que j’en change. Soit il s’y faisait, soit il passait son tour.

J’avais envie de nouer une véritable relation mais je n’étais pas malheureuse seule pour autant. Je trouvais beaucoup d’avantages à mon célibat, bien que, par moments, celui-ci me pesât. Alors, si mes conditions ne le satisfaisaient pas, libre à lui de ne pas donner suite. Tanguy n’émit aucune objection. Nos échanges via Messenger me plaisaient, même si je trouvais qu’ils tournaient pas mal autour des relations sexuelles. Une alarme s’alluma dans ma tête, mais je ne l’écoutais pas. J’avais conscience que cinq années de célibat avaient laissé des traces. Sans parler des deux divorces, du suicide d’un de mes ex et de l’avortement qui avaient, tour à tour, clôturé mes dernières relations.

Tout cela avait laissé des séquelles. J’avais de nombreuses peurs : peur de souffrir à nouveau, peur d’être déçue, peur d’être utilisée, peur que l’on ne me choisisse que pour mon cul ou mon argent. Toutes ces peurs se manifestaient sans arrêt dès qu’un doute apparaissait au sujet d’une personne. Elles étaient là pour me protéger, mais elles avaient aussi tendance à me surprotéger. Chat échaudé craint l’eau froide, comme on dit. Mais à ce rythme-là, à force de n’écouter que les angoisses liées à mes anciens traumatismes, je ne ferais plus jamais rien de ma vie. J’essayais donc de tenir compte de ma petite voix, sans renoncer dès qu’un obstacle se présentait sur ma route. Je devais en avoir le cœur net et tenter.

Voilà pourquoi, malgré quelques envies de rétropédalage, je laissai donc sa chance à Tanguy.

Notre rencontre tint ses promesses et, pendant quelques semaines, je planai sur mon petit nuage. Puis, arrivèrent les vacances de la Toussaint. Puisque ma fille partait quelques jours chez son père, je profitai de son absence pour poser mes valises chez Tanguy. Il vivait dans une maison agréable, assez spacieuse, perchée sur une belle propriété, parsemée de champs verdoyants sur lesquels broutaient de gentilles petites vaches. Nous étions à l’automne. Les couleurs chatoyantes de la saison réhaussaient celles, plutôt ternes, de la campagne vendéenne.

Dès mon arrivée, je sentis un hic. Il m’avait laissé les clefs pour m’installer chez lui en l’attendant. J’avais posé et défait mes valises et je m’étais allongée sur le transat, face au soleil radieux, avec une pile de magasines féminins. Tanguy arriva de bonne heure, rincé de sa petite journée de travail, m’embrassa du bout des lèvres et m’annonça qu’il allait faire une sieste. Je mis ma déception de côté d’avoir été battue froid et repris ma lecture comme si de rien n’était. Mais cette sensation tenace d’être en trop, d’être gênante ou inutile, perdura toute la semaine. Je ne voyais Tanguy que le soir, après son boulot mais, chaque jour, il arrivait tard, retenu à droite et à gauche par des obligations diverses et variées. Finalement, après quelques jours, je constatai que nos seuls moments de partage à deux se casaient au moment du coucher. Là, je passais à la casserole. Ça tombait bien, étant disponible la journée, je cuisinais tous les jours. Au moins, je restais dans le thème.

J’étais chez lui depuis le vendredi. Le mardi, anxieuse, je tirai la sonnette d’alarme :

— Je ne comprends pas. Tu voulais que je vienne chez toi ou pas ?

— Ben oui, évidemment mon amour, j’adore que tu sois là. Pourquoi ?

— Je ne te vois quasiment jamais.

Certes, c’était vraiment très agréable et dépaysant de passer la journée au cœur d’une campagne aussi paisible, de profiter d’une nature très apaisante, à lire, à écrire ou à me balader, mais je n’étais pas venue là en retraite silencieuse. En débarquant chez lui, j’avais eu l’intention d’apprendre à le connaître, ce qui nécessitait que l’un et l’autre soyons disponibles.

— Tu as prévu des trucs tous les jours après ton taf depuis que je suis arrivée. Le but de ma visite, c’était de passer du temps avec toi. De la nature, j’en ai aussi à Nantes. Je pouvais très bien me reposer chez moi.

— Demain soir, on n’a rien à faire. Pas de potes qui débarquent, pas d’invitation. Je suis tout à toi.

Le sexe était omniprésent. L’alcool aussi, et d’ailleurs l’un et l’autre ne faisaient pas bon ménage. À nos débuts, je l’avais questionné sur sa consommation. Il avait été rassurant. Il contrôlait parfaitement ses prises de boissons. Il n’y avait ni abus, ni addiction, rien qui puisse m’inquiéter. Sauf que je l’avais vu chaque jour picoler. Dès que quelqu’un passait, même à l’improviste, c’était trois verres minimum. Lors de repas avec ses amis, les doses augmentaient considérablement. Et ce, tous les jours, depuis que j’avais mis les pieds chez lui. S’il n’était pas alcoolique comme Stéphane, il en prenait le bon chemin. Son père avait failli mourir d’une cirrhose du foie l’année passée, pourtant, malgré ces antécédents à risque, Tanguy buvait comme si cela ne le concernait pas.

Après une soirée plus calme et cocooning le mercredi, il rentra plus tôt le jeudi après-midi. Je crus qu’il s’était dépêché de finir en avance son travail, pour profiter de notre dernière soirée ensemble.

— Tiens, tu rentres tôt.

— Ouais, il fait sec. Ils annoncent de la pluie dès demain, je dois passer le tracteur pour couper l’herbe.

— Maintenant ?

— Ouais, pas le choix. T’inquiète, j’en ai pas pour longtemps. Je fais vite.

Il était seize heures.

Je m’installai sur le canapé avec un bon bouquin. Je levai la tête vers l’horloge. Dix-sept heures. Le jour baissait. Le coucher du soleil approchait et les couleurs étaient magiques. Je ne lisais plus, m’abreuvant de ces nuances merveilleuses, sublimées par la luminosité mourante.

L’ambiance était feutrée, intime, enveloppante. J’aurais aimé partager cet instant avec lui. Lorsque la nuit fut entièrement tombée, j’étais toujours seule, à présent dans le noir. Je me levai d’un bond pour fermer les volets et allumer les lampes. Puis, lancée dans mon élan, je commençai à faire mes valises. Après tout, je partais demain, au moins, ce sera fait le temps qu’il rentre. Lorsque les valises furent prêtes, je les balançai dans le coffre de ma voiture. Pourquoi l’attendre pour m’aider ? Je pouvais me débrouiller seule. Quand je n’eus plus rien à faire, j’enfilai mon manteau et mes chaussures sans réfléchir. Je me tenais sur le seuil de la porte, en train de la verrouiller à clef, lorsque Tanguy se pointa enfin.

— Ben, tu fais quoi ? Tu vas où ?

— Il fait nuit depuis un moment, tu sais. Tu ne devais pas y voir grand-chose pour tondre la pelouse.

— J’ai pris un café chez ma grand-mère.

— J’espère que tu lui as passé le bonjour de ma part. Elle a été très gentille avec moi les deux fois où je l’ai vue cette semaine.

— Où tu vas avec toutes tes affaires ?

— Chez moi.

— Tu devais repartir demain.

— Je n’ai plus rien à faire ici. J’étais venue passer du temps avec toi. Mais du temps, tu n’en as pas à me consacrer. Or, moi, je n’aime pas perdre le mien. Bonne soirée à toi.

Sur la route, je fus envahie d’un profond soulagement, libérée d’un poids. Je riais. Je chantais, la musique à fond, essayant de me contenir pour ne pas être trop pied au plancher. La vitesse était grisante. Je me sentais forte, invincible, en chemin vers mon destin. Je m’étais choisie. En rentrant chez moi, je revenais à moi. Welcome back, girl. J’ai adoré chaque minute de ce trajet de retour. Malgré la fatigue et l’heure tardive, ce dernier passa en un clin d’œil.

Je n’avais pas rompu officiellement avec Tanguy, mais je lui avais fait comprendre que ce genre de relation n’était pas ma tasse de thé. Ou il agissait en conséquence, ou c’était terminé. Il se savait sur la sellette et me promit de faire des efforts. Il en fit. Il annula le Noël qu’il devait passer en famille pour réveillonner avec moi. Il m’avait d’abord invitée à y participer en Vendée mais, lorsqu’il me décrivit la beuverie qui s’annonçait, je déclinai cette offre peu alléchante. Alors, de peur de me perdre, il me fit passer en priorité et changea tous ses plans, probablement un peu à contrecœur, par ailleurs.

Chez lui, la famille, c’était sacré. Il n’avait quitté ses parents qu’un an auparavant, à trente ans. Avec ce genre de spécimen, tout droit sorti des jupons de sa mère, je voyais déjà le tableau. J’allais devoir cohabiter avec eux, ce qui était hors de question. Indépendante et solitaire, je n’avais aucune envie d’entrer en concurrence avec des gens avec lesquels il n’était pas capable de couper le cordon pour tracer sa propre voie. D’ailleurs, il me l’avait confié à demi-mot. Un soir, il m’avait avoué qu’il envisageait difficilement de quitter sa maison, sa ville, sa Vendée.

Face à de telles complications, je savais notre histoire finie. Nous ne recherchions pas la même chose. Je regrettai de l’avoir présenté à ma fille, mais je ne pouvais pas aller plus loin en poursuivant dans une direction aussi nébuleuse. J’hésitai encore à lui envoyer la missive de fin de mission, en le remerciant pour ses bons et loyaux services. Mais il m’aida à franchir le pas. Il faut dire que, ce jour-là, il avait fait fort. Nous étions un lundi matin et je reçus, comme message de bonne journée, une vidéo de lui se masturbant durant ses heures de boulot, dans les toilettes des locaux de son travail.

J’en fus estomaquée. Mais il était sérieux ? Il croyait vraiment m’appâter avec ça ? J’explosai de rire. Sans une once de regrets, je mis un terme à notre relation. Par ce geste déplacé, il venait de signer la fin de cette petite amourette sans conséquence, mais qui allait avoir, dans les semaines à venir, un réel impact sur la suite de mon existence.

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