Chapitre 114 : L’ange gardienne

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Face à mon air ahuri, Stéphanie répéta :

— J’étais là, Caroline, cette nuit du 29 juin 1996, lorsque votre frère est décédé dans l’accident de voiture.

Je bondis du canapé comme un diable aurait surgi de sa boîte et je me réfugiai à l’autre bout de la pièce. Très honnêtement, je ne comprends pas du tout d’où est sortie cette drôle de réaction, car Stéphanie ne me faisait pas peur, mais en revanche, en me racontant cela, j’avais le sentiment qu’elle était entourée de spectres du passé. De mon passé. Comme si se tenaient à ses côtés les fantômes de nos chers disparus, Mickaël et Arnaud.

Après quelques minutes à me tenir éloignée d’elle, je revins m’asseoir, chamboulée. Elle me demanda si elle pouvait continuer à m’expliquer. J’acquiesçai. Elle vivait à l’époque au-dessus des lieux de l’accident, dans un immeuble situé au croisement de l’impasse Diane et du boulevard Hector Berlioz. Je voyais duquel il s’agissait, pour connaître parfaitement l’endroit. Elle me raconta avec beaucoup de calme comment, réveillée par le bruit de l’explosion du moteur de la voiture, elle avait voulu porter secours aux victimes, sans succès. Tout avait été tellement vite qu’elle n’avait rien pu faire. Elle avait assisté impuissante au sauvetage de la troisième personne, sauvée in extremis par un pompier à la retraite.

Ce dernier avait pris les choses en mains, en extirpant Freddy du brasier. Il l’avait éloigné des flammes, puis allongé sur le trottoir, bien à l’écart. En revenant vers la voiture pour s’occuper des deux autres, il avait dû rebrousser chemin. Le feu dévastateur avait rendu son accès impossible. À l’intérieur de l’habitacle, il n’y avait pas de bruit, ni hurlement, ni appel à l’aide. Prisonniers de la carcasse de tôle et d’acier, Mickaël et Arnaud n’étaient probablement déjà plus. Dans le silence de la nuit noire, éclairée par les flammes voraces qui grimpaient le long du panneau publicitaire au-dessus d’eux, ils avaient péri, engloutis dans une fournaise que le diable lui-même semblait avoir allumée.

En quelques minutes, tout avait été fini.

Les révélations de Stéphanie me firent évidemment un choc, mais elle me réconfortait pour me permettre de les encaisser. Je serrai fort sa main chaude et douce dans la mienne. À son contact, je m'apaisai. Nous discutâmes un moment de cet incroyable hasard. Elle me partagea le ressenti qu’elle avait eu sur le moment, lorsqu’elle était en train de prier pour les victimes et leur famille, sans savoir qu’à cette époque, une petite Caroline de quatorze ans dormait paisiblement à quatre kilomètres de là. Cette vision cauchemardesque de personnes perdant la vie sous ses yeux lui avait fait énormément de peine, alors elle avait pensé très fortement à eux pour accompagner leur trépas. Elle avait été là, ange gardienne de mon frère, lui-même devenu ange gardien à son tour, depuis cette date fatidique, vingt-cinq ans auparavant. Et elle était aussi la mienne désormais.

La vie était ainsi. Elle n’avait pas pu sauver mon frangin au moment de sa mort mais, aujourd’hui, elle avait assurément repoussé la mienne et prolongé ma vie. Je mesurais ma chance d’avoir une Stéphanie dans mon existence. Je me sentais bénie d’avoir été guidée vers elle et je le lui dis. Je la remerciai d’avoir assisté mon frère lors de son passage dans l’autre monde, d’avoir été un relai entre la vie et la mort, puis entre la mort et la vie. Nous étions liées par une force supérieure.

Elle reconnut avoir éprouvé une drôle d’impression la première fois que je m’étais présentée à son cabinet. À ce moment-là, elle ne sut en identifier l’origine, mais le sentiment étrange que je n’étais pas là par hasard avait été prégnant. Il lui avait fallu un an pour entendre plus de détails sur l’accident et découvrir la vérité sur notre lien plus profond. Aujourd’hui, nous comprenions. Tout cela faisait sens. Pour les amatrices de synchronicités que nous étions, cette magie qui avait réuni nos vies, était vraiment une bénédiction. Malgré la dureté du sujet, l’intolérable perte de mon frère, quelque chose de beau en ressortait.

Notre relation de thérapeute à patiente n’en devint que plus solide. Pour autant, je ne l’ai toujours vue que comme une soignante extraordinaire, non pas comme une amie ou un membre de ma famille. Elle était un électron libre dans ma vie, un peu à part, proche par le cœur mais éloignée de moi par nos rôles prédéfinis. Cette distance que nous offrait la thérapie me plaisait. Je n’aurais pas pu tant lui confier si nous avions été impliquées émotionnellement au-delà du nécessaire. Elle était merveilleuse, mais je ne voulais pas prendre un café avec elle. Quand je parlais d’elle, avec énormément d’affection, certains pensaient que je la considérais comme une copine, une de celles avec qui on part bras dessus, bras dessous, faire les boutiques. Mais non. Je savais faire la part des choses. La thérapie, c’était la thérapie.

Stéphanie représentait la voix de la sagesse, souvent de la raison, pour autant, je m’autorisais aussi à ne pas être d’accord avec elle. Et cela était sain. En séance, mon intuition prenait toujours le pas sur ses conseils, aussi précieux soient-ils. Si Stéphanie me suggérait quelque chose, mais que je ne le sentais pas, je lui expliquais les raisons qui me poussaient à dire non. Personne, même le thérapeute le plus aguerri, ne peut savoir mieux que son patient le chemin que celui-ci doit parcourir. Une thérapie n’est pas un lavage de cerveau, ça, ce sont les médias. C’est un accompagnement, un éclairage essentiel, vital, mais chacun doit garder entière sa capacité de discernement. La mienne s’avérait fondamentale. Je savais où se logeaient mes lacunes et ce que Stéphanie pouvait m’apporter, mais je me souvenais aussi de ma vision, celle qui me guidait depuis ce matin ensoleillé d’octobre 2019.

Le 24 Décembre 2022, je célébrais en silence mes quatre mois et demi de sevrage et mon premier réveillon de Noël sans crise de boulimie. Personne n’en savait rien dans mon entourage, pour la simple et bonne raison que personne ne savait rien au sujet de mon addiction.

Je fêtai Noël en tête-à-tête avec ma fille. Je ne cuisinai rien, mais nous achetai des produits Picard que nous aimions. Elle avait envie de mini-hamburgers et moi, de bao végétarien. En dessert, elle mangea une orange glacée tandis que je savourais une énorme part de nougat glacé aux fruits secs. Rien d’extravagant, rien de sophistiqué, mais ce repas frugal avait le goût parfait des choses simples savourées dans l’amour.

— C’est le meilleur Noël de toute ma vie, maman.

Elle avait raison. Nous étions assises toutes les deux sur le canapé, recouvertes de plaids, engoncées dans nos coussins moelleux. Et oui, j’étais d’accord avec elle, c’était le meilleur Noël de toute ma vie. Elle était dans ma bras, collée contre moi, mangeant presque ses miniatures sur mes genoux, et c’était le meilleur Noël de toute ma vie. J’étais gâtée.

J’avais bataillé dur pour en arriver-là. J’en avais surmonté des tempêtes et traversé des naufrages, comme pourraient le chanter un Francis Cabrel ou un Jean-Jacques Goldman. Je ne voulais pas crier victoire, mais j’avais atteint les cent jours de sevrage, et à partir de là, je cessai de compter. Je n’avais plus besoin de me rassurer. D’ailleurs, je me fendis d’un message à l’intention de mes lecteurs, sur l’Atelier des Auteurs, pour les avertir de ce merveilleux succès, dont ils étaient en parti contributeurs. Leur bienveillance et leur sympathie m’avaient portée si fortement ces derniers mois que je te tenais vraiment à les remercier de cet accompagnement privilégié. Ce fut mon premier post plus personnel. Le plus intime. Un peu comme une introduction à l’autobiographie qui allait suivre mais qui n’était, à ce moment-là, nullement au programme.

En faisant mon coming out d’ancienne boulimique, nouvellement guérie, je m’ancrais définitivement dans une réalité différente, joyeuse et pleine de promesses. M’ouvrir ainsi sur une victoire aussi récente était risqué, mais faire machine arrière était impensable. J’avais trop changé pour revenir à mon ancienne version. J’étais en partie devenue celle que je voulais être. Le reste allait suivre, j’étais entièrement confiante.

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