Chapitre 122 : Un breton

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À 17h tapantes, mon rendez-vous arriva, ponctuel. J’abandonnai mon chapitre en cours pour me consacrer à mon client, ravie de mettre mon corps en mouvement et mon cerveau sur pause. Je ne changeai pas ma tenue ni ne vérifiai mon maquillage. Je n’étais plus aussi à cheval sur tous ces détails. L’homme en question était libre de faire demi-tour si ma coiffure n’était pas nickel ou si mes vêtements ne lui plaisaient pas. Je n’avais rien à prouver à personne. J’étais naturelle, apprêtée mais sans fioritures, et on m’acceptait ainsi, ou pas. Le regard des autres n’était plus un problème.

J’ouvris la porte et eus le plaisir de découvrir un très bel homme, grand, blond, avec de magnifiques yeux bleus. Très élégant et souriant, je l’accueillis avec les égards dévolus aux beaux mâles, à qui je réservais toujours un traitement de faveur :

— À qui ai-je l’honneur ?

— Yann. Enchanté.

— Mélissa. De même.

Je l’étais vraiment. Au vu de son attitude sympathique, j’allais sûrement passer un bon moment. Je le suivis à l’étage, détaillant succinctement son corps élancé, cintré dans des vêtements classes et soignés. À son allure sophistiquée, je pouvais deviner qu’il travaillait dans les bureaux. Je l’imaginais cadre ou manager, exerçant un poste à responsabilité, comme Alexis, Sébastien ou Christophe. Peu importait, à vrai dire, puisqu’il allait se déshabiller, comme je le lui intimai à notre arrivée dans la chambre. Il s’exécuta de bonne grâce, un peu sur la réserve, visiblement stressé.

Le massage se déroula bien, tout comme la finition, mais le rapport fut un peu bâclé. C’était de mon fait. Étant donné que j’allais bientôt faire la connaissance d’un homme qui me plaisait vraiment, j’avais déjà le cœur et la tête ailleurs. Bien que je n’eusse jusque-là jamais rencontré Mathieu, je ne me considérais déjà plus comme célibataire. Cette semaine-là, je n’étais donc pas aussi libérée avec mes clients que ces derniers temps, comme j’avais pu l’être avec Alexis ou Medhi, pour ne citer qu’eux. Malgré ma retenue, Yann ne m’en tint pas rigueur.

Après le coït, on s’allongea l’un à côté de l’autre, pour récupérer. Je me tournais vers lui, étendue sur le côté, et il fit de même. Son visage orienté vers le mien, il me souriait. Nous étions face-à-face, nus et encore légèrement essoufflés. La pièce étant située à l’étage, il y faisait déjà un peu trop chaud. Pourtant, le ventilateur tournait à plein régime et nous envoyait de l’air de ses pales vrombissantes. Yann avait quelques mèches collées sur le front par la transpiration. Il reprenait ses esprits en me dévisageant. Puis, il commença à sillonner ma peau du bout des doigts. Ce n’était nullement sexuel. Plutôt des caresses tendres offertes à une personne que l’on appréciait. Dans la foulée, il me confia que l’on se connaissait déjà. Je relevais la tête, étonnée.

À mon tour, je le scrutai. Il me rappela notre première rencontre, à l’hôtel B&B de la Chapelle sur Erdre, dix ans auparavant. Il m’expliqua qu’en arrivant ici, il ne savait pas que c’était moi. En fait, précisa-t-il, s’il l’avait su, il ne serait probablement pas venu. Il ne gardait pas un très bon souvenir de notre rendez-vous de l’époque, celle où, encore allaitante, je n’avais pas été tendre avec lui. Je lui confirmais que je ne l’avais pas été avec beaucoup de mes clients à cette période-là.

Il reprit :

— C’est ta voix qui m’a fait tilt. Sans elle, je ne t’aurais pas reconnue. Je ne savais pas que c’était toi sur les photos de ton annonce. Pourtant, ça fait des mois que je la consulte et que j’hésite à venir. Tu as beaucoup changé physiquement.

Il disait vrai et ce n’était pas un reproche, seulement un constat. Il m’avait connue brune, très mince et non tatouée. Je portais à présent mes cheveux argentés, et arborais une dizaine de tatouages sur le corps. Plus quelques kilos supplémentaires, disséminés dans mes courbes féminines. Moins émacié, mon visage n’exprimait plus la dureté d’autrefois, tout comme ma silhouette qui s’était arrondie. Mais il ne parlait pas que de mon apparence physique. Il m’expliqua que lors de notre première entrevue, j’avais été froide et distante avec lui. Je ne me souvenais pas de tous les détails, mais je savais qu’il disait vrai. Des réminiscences de cette période me revinrent à l’esprit et convergèrent avec les siennes. Lui comme moi traversions alors une crise existentielle, chacun de notre côté. Tandis que j’avais été coupée en deux entre mon nouveau rôle de maman et celui de masseuse érotique, lui avait senti son couple partir à vau-l’eau, après seize ans de vie commune.

Nous nous remémorions tout cela, allongés l’un en face de l’autre. Les yeux dans les yeux, nous nous regardions pour la première fois. Je m’ouvris à lui comme je le faisais parfois avec des clients avec lesquels je me sentais à l’aise, lui confiant sans hésitation mes projets de changement de vie. Puis, je l’écoutai me parler de lui et de sa vie sentimentale « compliquée », de sa situation familiale dans laquelle il avait l’air emprisonné. Il n’en dit pas beaucoup plus mais ce fut suffisant pour que je perçoive son mal-être. Nous partageâmes un bout de nous, dans un échange intime et doux, hors du temps.

— Quel est ton vrai prénom ?

Je n’eus pas le temps de réfléchir que je prononçais déjà mon nom de baptême.

— Caroline... répéta-t-il pensif. Moi, c’est toujours Yann...

Il sourit et j’en fis autant. Les masques tombaient et c’était aussi plaisant qu’amusant de voir la vérité apparaître au grand jour.

— Avec un prénom pareil, tu dois être breton, non ?

— D’origine, oui. Je suis né en région parisienne, mais toute ma famille vient de Perros-Guirec.

— Perros-Guirec ? Tiens, c’est rigolo. J’y vais cet été, en vacances.

Je vis ses yeux s’arrondir comme deux soucoupes.

— Sérieux ?

J’opinai du chef et ajoutai :

— J’ai réservé dans un super camping quatre étoiles, près de la plage.

Je lui racontai le futur complexe aquatique que j’avais vu en photos, avec ses mobilhomes de luxe, spacieux et munis de deux salles de bain. Un rêve qui, comme chaque année, allait bientôt devenir réalité. S’il y avait bien une chose qui était sacrée chez nous, c’était nos divertissements, vacances et week-ends inclus. J’emmenais toujours ma fille dans des endroits dépaysants, entourés de nature, pour des parenthèses magiques et inoubliables. Je désirais peupler son enfance de souvenirs merveilleux. C’était en partie à ça que servait l’argent que je gagnais avec mes massages érotiques. J’eus presque envie de remercier Yann dans la foulée, pour me permettre cela. Comme tous mes clients, il contribuait à offrir à ma gamine une enfance joyeuse. C’était grâce à lui, entre autres, que j’avais les moyens de la gâter aux Noëls et aux anniversaires. Mais je ne dis rien. À la place, je poursuivis :

— Je partirai trois semaines là-bas, à partir de fin juillet.

— Sérieux ??

De soucoupes, ses pupilles bleues se dilatèrent encore davantage, entre ses paupières grandes ouvertes.

— Ben oui... pourquoi je mentirais ?

C’est pas comme si j’avais passé toute ma vie à mentir !

Pourtant, pour une fois, je disais la stricte vérité.

— C’est dingue, ça, j’y serai aussi trois semaines, exactement à cette période-là.

— C’est amusant, confirmai-je en souriant. On pourrait se croiser, mais j’y serai avec ma fille, ce ne sera pas le bon moment. Ce sont mes vacances de maman solo, c’est elle ma priorité.

Il acquiesça, compréhensif.

— J’y serai aussi avec mes enfants. J’en ai trois, ça occupe pas mal.

Cette remarque me toucha. À travers ces mots, je devinais le papa impliqué qu’il devait être pour eux.

— Tu es marié ?

— Séparé. En instance de divorce.

On continua à parler un moment. De lui, de moi, de ces coïncidences rigolotes qui nous réunissaient dix ans après. Il me proposa de se revoir. Je déclinai l’invitation, prétextant que cela n’était pas le bon moment pour moi. J’argumentais que mes priorités étaient ailleurs. Ma fille, tout d’abord, puis l’autobiographie que j’étais en train d’écrire. Consacrer du temps à un homme n’était pas à l’ordre du jour. Je mentais, bien sûr, car j’avais un rendez-vous quatre jours plus tard. Yann était très beau, très charmant, très gentil, mais je n’avais pas envie de jouer sur deux tableaux. Je n’avais jamais eu l’habitude de courir deux lièvres à la fois, je n’allais pas commencer aujourd’hui.

Désireux de me rassurer sur ses bonnes intentions, Yann précisa sa pensée :

— Quand je dis que je veux te revoir, ce n’est pas pour ça. Pour du sexe, je veux dire. Je m’en fiche de ça.

— Oui, je sais, j’avais bien compris.

Et effectivement, je le croyais. Il était tentant de douter d’un homme qui venait juste de jouir, suite à une prestation tarifiée, mais tout en Yann m’inspirait confiance. Il avait l’air vraiment sincère. À vrai dire, j’avais un peu l’impression de regarder un homme en train de tomber amoureux sous mes yeux. C’était à la fois adorable et troublant. On aurait dit que je le subjuguais, même si je ne comprenais pas pourquoi. Après tout, j’étais nue à côté de lui, imparfaite, de la cellulite sur les fesses et la poitrine moins ferme qu’à mes vingt ans. Sans vêtements, je ne me sentais pas à mon avantage. Voilà pourquoi les rideaux étaient tirés dans la chambre en pleine journée. Sous les yeux d’inconnus, à la merci de leur regard scrutateur et de leurs jugements à l’emporte-pièce, ma vulnérabilité naturelle reprenait le dessus.

Mais Yann semblait différent. Il avait l’air doux et attentionné. Pour la romantique que j’étais, son comportement était attirant. Et puis, malgré le fait que nous nous connaissions à peine, on plaisantait, déjà complices. Je le laissai me charmer encore un peu, en prolongeant le rendez-vous et en l’écoutant ajouter :

— J’aimerais te revoir, toi, apprendre à te connaître... Tu es complètement différente de la fille que j’ai vue il y a dix ans. On ne dirait plus la même personne. En dehors de ta voix, tu as complètement changé.

Pour une femme qui avait passé ces dernières années à tout faire pour se métamorphoser, ses paroles étaient du pain béni. Je buvais du petit lait. Ses mots me touchèrent vraiment, car c’était la preuve que j’avais réussi. Oui, je n’étais plus la même personne, j’étais devenue une autre, celle que je voulais réellement. Après tant d’années d’efforts, j’avais gagné mon pari.

Yann m’envoya des textos suite à notre entrevue. Il me remercia pour l’agréable moment que nous avions partagé et me répéta ce qu’il m’avait dit de visu, à savoir que la femme qu’il avait revue ce jour lui avait énormément plu. Puis, il déclara qu’il ne reviendrait pas pour ça, car ce genre de prestations ne lui apportait pas ce qu’il attendait vraiment. Je savais à quoi il faisait référence. J’avais perçu son besoin d’amour inassouvi, ses carences affectives abyssales. J’avais deviné la détresse qu’il éprouvait dans son histoire personnelle, mais je ne pouvais rien y faire. Je lui communiquai le lien de mon autobiographie, comme il me le demanda. Puis je cessai d’échanger avec lui. Un autre homme comptait sur moi.

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