Épilogue

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31 décembre 2023.

Nous voilà à la veille d’une nouvelle année.

Je suis assise sur le canapé, bien entourée. Dans ma main gauche, je tiens celle de ma fille adorée, une magnifique pré-adolescente de bientôt douze ans. De l’autre, j’entrelace mes doigts à ceux de Yann, celui que j’ai officiellement présenté à mon entourage comme mon compagnon.

Tous les deux s’apprécient énormément. Contrairement à ce qui s’est passé avec Mathias, que ma fille n’a jamais voulu rencontrer, elle a très vite réclamé de faire la connaissance de Yann. Elle avait l’air sûre d’elle et enthousiaste à cette idée et je ne voyais aucune raison de m’y opposer. Depuis qu’ils ont été présentés l’un à l’autre, tout se déroule pour le mieux. Désormais, je sais que je peux me fier autant à son instinct qu’au mien, si ce n’est plus. Les enfants semblent plus proches de leur véritable nature, encore largement reliée aux éléments originels. De plus, étant moins conditionnés que les adultes par les travers de la société, ils bénéficient d’une intuition plus efficiente que la nôtre. Pour ma part, ma fille m’a prouvé à de nombreuses reprises que son sixième sens était bien aiguisé et je l’encourage tous les jours à faire confiance à cette capacité unique, indispensable pour être bien guidée.

Depuis deux mois, Yann vit une semaine sur deux avec nous. Ses enfants étant en vacances chez leur mère, nous regardons « l’Âge de glace » tous les trois. Ensemble, nous rions de bon cœur aux mêmes gags enfantins, bon public. Nous avons fini de dîner, un repas tout simple, préparé dans l’amour et la bonne humeur. Entre deux éclats de rire, nous dégustons à présent une bûche pâtissière, achetée au débotté à la boulangerie du coin. Rien n’a été anticipé pour cette soirée improvisée, mais tout est parfait. Nous passons un excellent réveillon, moi la première.

Pour l’occasion, j’ai enfilé un grand jupon de princesse, en tulle noire, acheté deux ans plus tôt pour une séance photo. Je ne l’avais jamais remis depuis. Voici une belle occasion de le ressortir de mon placard. Pour me faire plaisir, Yann a enfilé un pantalon à pince foncé et une chemise cintrée. Cette tenue habillée lui sied à merveille. Ainsi élégamment vêtus, nous formons un joli couple princier.

Une fois ma fille couchée, recevant nos souhaits de bonne nuit après ceux de bonne année, Yann et moi nous écroulons au lit. Enlacés l’un contre l’autre, nous murmurons. Le bilan de l’année 2023 est si positif que 2024 s’annonce sous les plus beaux auspices. Que pouvons-nous nous souhaiter pour clore cette magnifique année ?

Le meilleur évidemment. Rien de moins. Notre famille recomposée est en construction. Nous connaissons les défis qui nous attendent à ce sujet et sommes prêts à les relever. Professionnellement, nous avons tous les deux des objectifs à atteindre et des envies d’évolution à assouvir. Pour ce qui est de notre couple, nouvellement formé, tout a été très vite, mais nous avons conscience que cette rapidité n’est que le résultat de mois, voire d’années de préparation, chacun de notre côté. Quand le fruit est mûr sur l’arbre, c’est le moment de le cueillir et d’en apprécier toutes les saveurs.

Nous avons consacré beaucoup de temps à nos vies d’avant, celles dans lesquelles nous avons testé et désapprouvé tant de choses. Aguerris, nous savons désormais ce dont nous avons réellement besoin. Il n’est plus l’heure de se laisser envahir par les regrets, les doutes et les peurs, mais celle de se tourner vers la nouvelle vie que nous voulons créer. En sus de nos désirs propres, nous possédons des rêves en commun, et c’est selon moi la plus belle façon d’avancer ensemble. Comme une colonne vertébrale, ces souhaits partagés à deux sont à la base de notre équilibre. Tout le reste matche très bien depuis le début. Et pour continuer à avancer main dans la main, notre couple requiert de marcher dans la même direction, porté par les mêmes valeurs, mû par des envies complémentaires, entraîné par des ambitions communes. Nos trajectoires similaires, qui se sont télescopées à deux reprises, à dix ans d’intervalle, nous rapprochent et nous soudent l’un à l’autre.

Le lendemain, en ce premier jour de 2024, nous regardons des photos sur l’ordinateur. Cette rétrospective tombe à pic pour démarrer l’année et se remémorer le chemin parcouru. Que de fierté et de gratitude ressenties en voyant les images défiler sous nos yeux amusés. Les miens s’arrêtent sur une photo assez récente, sur laquelle posent quatre représentantes de ma lignée : ma grand-mère, ma mère, ma fille et moi. J’observe la photo plus attentivement et je souris à ces figures féminines de tous âges, toutes emblématiques d’une époque, toutes des guerrières accomplies ou en devenir.

Ma grand-mère, qui pose au centre de ce gynécée, est une paysanne de l’autre siècle. Elle n’a connu que la campagne et une seule maison, dans laquelle elle a donné la vie à quatre enfants, tout en consacrant la sienne à sa famille. Elle vient d’un temps, heureusement révolu, où les femmes n’avaient pas le droit de vote et ne pouvaient pas ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari. Discrète, pudique, elle a passé toute son existence d’adulte dans l’ombre de ce dernier, le seul homme qu’elle ait connu. Tandis qu’il buvait des coups dans son garage improvisé en cave-à-vin, elle s’occupait seule de l’intendance de la maison, des travaux de la ferme, sans oublier mon arrière-grand-mère dont elle a pris soin jusqu’à la fin de sa vie. Une mémé dévouée aux autres, qui n’a pas pensé une seule seconde à elle, trop occupée à survivre à un quotidien difficile, et à éviter certains soirs les coups d’un époux violent.

Ma mère, seule et unique fille de la fratrie, est partie très tôt pour fuir les règles trop étriquées d’une famille catholique dans laquelle elle se sentait bridée. Elle a désiré s’éloigner du patriarcat qui régissait son quotidien, dans l’espoir de vivre une existence plus libre. Dès l’âge de dix-sept ans, elle a commené à travailler dans un restaurant-routier, bordant la nationale, dans lequel elle a croisé la route de mon père, chauffeur de car, quelques mois plus tard. Ce dernier est tombé fou amoureux d’elle malgré son statut d’homme marié et de père de famille. Bien que son aîné de sept ans, il ne s’est guère montré responsable et a quitté femme et enfant sur un coup de tête, sans se retourner. Ma mère est tombée enceinte dans la foulée. Elle a découvert trop tard qu’elle avait à faire à un homme violent, comme l’avait été son propre paternel. À une époque où le divorce était encore mal vu, elle a préféré endurer son calvaire en silence, durant des années, plutôt que de faire machine arrière. Puisqu’elle avait choisi de vivre en concubinage, elle pensait avoir déjà suffisamment déçu ses parents pour oser s’affranchir encore une fois du carcan dans lequel elle avait été élevée. Elle est donc restée, pour le meilleur... et surtout pour le pire. La suite, on la connaît.

Contrairement à elle, tous ses frères ont très bien réussi leur vie professionnelle. En dehors de l’un d’entre eux, célibataire endurci, les deux autres, Dominique et Gilles, se sont mariés et ont fondé un foyer d’apparence convenable. Dominique n’a jamais reconnu ses torts à mon encontre. Cependant, son regard fuyant parle pour lui et, pour moi, c’est suffisant. Je n’attends plus de pardon ou d’explication. Je sais où est ma vérité.

Gilles, quant à lui, s’est suicidé il y a quelques années, laissant tout le monde ébaubi, moi la première. Ainsi donc, voilà à quoi conduisait de faire tout bien comme il faut... au cimetière, visiblement. J’avais bien fait de cumuler les sorties de pistes ! Face à ses frères qui avaient mieux démarré dans la vie, ma mère m’apparaît désormais comme la grande gagnante de leur quatuor branlant. Une force de la nature, toujours debout, imperturbable. Comme le roseau, elle plie mais ne rompt pas.

Sur le cliché que je fixe, ma mère arbore un sourire un peu forcé, car elle n’aime pas les photos. Je devine ce qui se cache derrière ce visage faussement enjoué. De l’amour, indéfiniment. Pour sa mère, tout d’abord, dont elle prend soin depuis que mon grand-père est décédé. Pour sa petite-fille, ensuite, qu’elle chérit plus que tout et qui le lui rend bien. Pour moi, enfin, encore et toujours.

Je peux lui reprocher tout ce que je veux sur les années écoulées, je sais désormais que malgré ses ratés, elle m’aime profondément, qu’elle nous aime profondément. La preuve ? Qu’il s’agisse de mon frère ou de moi, elle ne nous a jamais abandonnés. Mon frère est enterré au cimetière depuis vingt-cinq ans et elle continue de le visiter, alors qu’elle n’habite plus Nantes. Elle y va régulièrement pour nettoyer et fleurir sa tombe, et c’est pour moi le comportement d’une mère qui aime sincèrement son fils. Je lui ai reproché à maintes reprises de jouer la comédie de la bonne maman devant les autres mais ça, elle l’exécute sans public. Il n’y a personne pour la voir remonter les allées du cimetière, alourdie de son chagrin et de ses regrets, chargée de ses outils et de ses pots de fleurs. Contrairement à moi qui n’y mets jamais les pieds, elle s’y soumet inlassablement, semaine après semaine, mois après mois, année après année, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Aucun projecteur n’est alors braqué sur elle. Personne ne va lui décerner la médaille du mérite. Armée de son abnégation habituelle, elle le fait parce qu’elle l’aime, qu’elle l’a toujours aimé, et qu’elle l’aimera encore, jusqu’à son dernier souffle.

Et elle agit de la même façon avec moi. Moi non plus, elle ne m’a jamais abandonnée. Après le décès de mon frère, elle aurait pu se foutre en l’air comme mon oncle. Mais elle a tenu bon, contre vents et marées, pour ne pas me laisser seule affronter les tempêtes. Malgré mon rejet, ma colère et mes coups de sang, elle a encaissé les malheurs sans broncher. Elle a résisté pour moi, courageuse, tenace, déterminée. Je peux lui tourner le dos cinquante fois, elle m’accueillera encore à la cinquante-et-unième. Comme je l’ai découvert lorsque j’ai eu mon propre enfant, l’amour maternel n’a pas de limite.

Et en voyant cela, en observant cette mère qui n’a jamais lâché ni l’un ni l’autre de ses enfants, malgré les douleurs et la souffrance sans nom qu’elle a dû endurer, je comprends que j’ai sous les yeux le modèle de femme que j’ai toujours aspiré devenir. Comme elle, quoi qu’il arrive, je serai toujours là, debout, indestructible. C’est un honneur d’être sa fille. Et j’espère qu’un jour, elle pourra aussi se sentir fière d’être ma mère.

La force des femmes est infinie et par le grand cycle parfait de la vie, elle se transmet de génération en génération. Ma grand-mère est née le 29 février, le même jour que son arrière-petite-fille, à quatre-vingts ans d’intervalle, très exactement. Il aura fallu quatre générations de combattantes pour repartir du bon pied. Le cercle vicieux a été brisé. Ma fille représente l’avenir de notre lignée, la dessinatrice d’un futur radieux qu’elle va créer, aidée des nouvelles fondations que ses trois ascendantes ont posées.

La boucle est bouclée.

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