Chapitre 10 : La cassure (pas inédit, mais remasteurisé)

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Mon père avait une imagination débordante lorsqu’il s’agissait d’inventer de nouvelles conneries. Quelque temps après leur séparation, ma mère se mit à fréquenter un homme, Rabu, de son nom de famille. Elle le connaissait de sa jeunesse et tous les deux se consolaient dans les bras l’un de l’autre de leurs peines de cœur. Rabu était veuf, avec deux petites filles, dont une plus jeune que moi, et l’autre, plus âgée.

Mon père, d’une jalousie maladive, eut vent de cette liaison. Alors que mon frère et moi passions un week-end chez lui, il décida de nous emmener en promenade en voiture, comme cela lui prenait souvent. Toute petite, je lui faisais une confiance aveugle et rien ne me perturba lorsque le véhicule se gara à côté de la maison de Rabu. Ce dernier en sortit, probablement attiré par les éclats de voix de mon père, qui vociférait à tout le voisinage que ma était « une sale pute » et « une salope ». Mon frère et moi avions pour ordre de rester à l’arrière de la voiture, d’où nous pouvions observer le magnifique combat de coqs qui allait se dérouler sous nos yeux intrigués.

Rabu apparut sur le perron, remonté comme une pendule. Mon père aimait la castagne et ne résistait pas à la tentation de se venger de l’outrage qu’il subissait en se faisant voler celle qu’il considérait encore comme sa femme. Il alla à sa rencontre, impatient de s’en donner à cœur joie avec l’énorme Louis d’or qu’il portait à la main droite, la bonne pour frapper. À cause de sa forme particulière, serti de griffes, l’imposant bijou causait de sérieux dégâts. Mon père l’avait rebaptisé « la bague à défigurer le portrait ». Il prévoyait de l’offrir à mon frère pour ses dix-huit ans, très fier de perpétuer une tradition de violence, comme un témoin transmis dans une course de relai entre hommes forts.

Mon père provoqua et invectiva Rabu, qui n’hésita pas à lui répondre. Tous les deux finirent par se mettre sur la tronche. Tandis que mon père se défoulait sur Rabu qui, de belle carrure, ne se laissait pas faire si facilement, nous deux, mon frère et moi, le supportions avec ferveur depuis notre poste d’observation clandestin, bien cachés sur la banquette arrière de la Renault 19. Mon frère, qui adorait les combats de boxe, sport qu’il pratiquera plus tard, l’encouragerait en levant les poings, et en criant des « vas-y papa ! » enthousiastes.

Comme j’aimais mon frère et mon père de tout mon cœur de petite fille, je l’imitai sans réfléchir. Je n’étais pas difficile à convaincre, je trouvais qu’il avait raison. Je n’aimais pas Rabu, qui me rebutait avec sa moustache brune et sa voix de baryton. Je n’aimais pas ses filles non plus, et la seule fois où j’ai été obligée de dormir au milieu d’elles m’a laissé un souvenir désagréable. En somme, je n’aimais rien de cette famille, pas plus que je n’aimais la femme que devenait ma mère à leurs côtés. Lors d’une nuit chez Rabu, maman est venue nous faire un dernier bisou, à toutes les trois, complètement nue. Ma mère ne se baladait jamais ainsi à la maison, et j’ai été horrifiée de la retrouver se promenant ainsi sous le toit de cet étranger. Ce jour-là, malgré tout l’amour que je lui portais, ma mère m’est apparue comme une traînée.

Alors, d’une certaine façon, quand mon père a décidé de s’en prendre à ce moustachu qui travestissait ma mère en femme de mauvaise vie, je validais son initiative. Nous étions d’accord, mon frère et moi, pour dire que Rabu méritait son châtiment.

Je ne me rappelle plus si mon père a été blessé durant l’altercation, ni comment nous sommes repartis de cette expédition punitive, mais celle-ci a eu des conséquences que je n’avais pas prévues.

La semaine suivante, le mercredi après-midi, j’ai retrouvé Rabu et ses filles aux patins à roulettes, une activité que je pratiquais, semble-il, pour me rapprocher de ces deux gamines. Puisqu’il en était le prof, Rabu siégeait là, au milieu de ses élèves. Il exhibait son poignet blessé, enveloppé dans une attelle, et son cocard bien noir et visible au-dessus de sa pommette. Mais il ne se contentait pas de se plaindre d’avoir été agressé. Il a ajouté, à qui voulait l’entendre :

— C’est le père de Caroline qui m’a fait ça !

Tous les yeux se sont braqués sur moi, comme si j’avais été moi-même l’instigatrice de sa punition, voire même l’auteure. Je me sentais coupable et honteuse sous les regards réprobateurs de l’assemblée, qui me dévisageaient désormais comme la fille de Satan. Sans le soutien de mon frère et de mon père, j’assumais beaucoup moins mes élans vindicatifs.

Le soir, Rabu m’a ramenée chez ma mère. À l’aller, comme nous étions en retard pour le cours de rollers, il ne s’est pas attardé dans le hall pour discuter avec elle. Cette fois, il s’arrêta quelques minutes avant de repartir. Je me suis dirigée vers la cuisine, fuyante et fébrile. Je n’avais pas envie de me retrouver face à eux après ce qui s’était déroulé au sport. Et encore moins après le combat de coq auquel j’avais assisté malgré moi.

Au bout d’un certain temps, ma mère m’a appelée. À sa voix autoritaire, je pressentais la volée de bois vert qu’on me réservait. Rabu se tenait debout dans l’entrée et me dévisageait. Je revois les escaliers en fer, en colimaçon, auxquels étaient suspendus des plantes de toutes variétés, dont maman adorait prendre soin. Je peux comprendre les personnes qui affectionnent s’occuper des végétaux. Ces derniers ne sont ni décevants, ni contrariants. Dans le fond de la pièce, derrière leurs silhouettes, j’entraperçois la porte en bois rouge, celle que j’aimerais tant que Rabu franchisse plutôt que de faire le pied de grue devant ma mère. Je m’approche du meuble à chaussures marron et j’attends la sentence, ces mots remplis de reproches qu’ils vont m’envoyer en plein cœur. Tout est clair dans mon esprit, comme si cela avait eu lieu hier.

Je portais des lunettes, que ma mère m’a demandé de retirer. Je les ai posées en douceur sur le meuble à chaussures à ma gauche. Ensuite, maman a déclaré :

— Ça coûte cher. Je ne vais pas en plus en lui racheter.

Je savais que nous avions de gros problèmes d’argent, mais je ne comprenais pas cette étrange remarque.

Elle a regardé Rabu, l’incitant d’un signe de tête, lui signifiant qu’il pouvait enfin se lâcher et mettre son plan à exécution, c’est-à-dire me donner la raclée que je méritais. Il ne s’en est pas privé. Je peux encore ressentir la brûlure de la claque sur ma joue et mes larmes inonder mes yeux, alors que je regardais ma propre mère, qui venait de me « vendre » pour bien se faire voir d’un amant de passage.

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