Chapitre 13:

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Chapitre 13 :

Sur le chemin qui la menait à l'hôtel où séjournait le Docteur Eugène Courtois, Gabrielle avait hésité, peut-être aurait-elle dû appeler pour s’annoncer? D’un sens, il était sûrement plus sûr d’éviter de trop se montrer, de trop attirer l’attention, et se rendre directement à l'hôtel au lieu de se retrouver en lieu neutre était peut être la solution la moins voyante. Elle avait voulu prendre rendez-vous, mais l’idée s’était vite effacée pour laisser place à la discrétion. Sa recherche du docteur Courtois avait déjà été très facile à suivre, elle avait donné son nom, avait même donné celui de Pierre. Avec le recul, elle regrettait d'avoir fait cela. Mêler Pierre à quelque chose qu'elle faisait derrière son dos était une mauvaise idée…

Il ne fallut que quelques minutes en fiacre pour rejoindre le petit hôtel du Docteur Courtois, un endroit sans prétention, qui ne retenait pas vraiment l’attention. Très bien. Une fois à l’accueil, elle demanda directement la chambre du médecin, se fichant bien de ce que l’on aurait pu penser d’elle. Une fois l’information obtenue, elle prit l'escalier pour rejoindre l’étage où il logeait. Déterminée et sans hésitation, elle frappa à la porte.

***

Il avait bien fallu une heure à Gabrielle pour expliquer tout ce qu’elle avait vécu au Docteur Courtois, en rentrant dans les détails, en tentant de lui faire parvenir la moindre petite chose qui aurait eu son importance. Revenant sur l'avancement de l'affaire, mais surtout l'événement avec Monsieur Dharvilliers, sa mort, ses blessures, son récit, puis le suspect, sa façon de se tenir, ses vêtements, la longueur de ses cheveux. Elle n'avait rien omis, prenant le soin de décrire tout avec application. Celui—ci l’avait écouté, sans rien dire, avec une attention soutenue. Son regard trahissait son impatience et sa surprise. 

Il n’avait été étonné de trouver Gabrielle devant sa porte d'hôtel que pendant quelques secondes, car celle-ci avait expliqué le but de sa venue sans attendre. Tous deux s’étaient alors enfermés discrètement dans la chambre pour parler tranquillement. Eugène Courtois avait fini par sortir son carnet et un stylo pour prendre des notes, il fit répéter à Gabrielle parfois plusieurs fois certains détails, en particulier les blessures sur le corps du malheureux. Une fois qu’elle eut terminé, qu'elle expliqua sa perte de connaissance au milieu de la route sur la butte Montmartre, il y eut un silence. Un long silence, brisé par un immense soupir, Eugène remit ses cheveux blond en place, par réflexe, car il n'avait pas bougé.

« Un être humain... Comment un être humain a pu faire cela? Ses bras étaient brisés, il … aucun homme d’une telle carrure ne peut faire cela. Les hommes se battent, ils se blessent souvent, mais à pas à ce point. Quand deux hommes se battent, on retrouve des blessures typiques: des os brisés dans la main, le pouce, à la suite à des coups de poings et un mauvais positionnement des doigts ou du poignet. On retrouve aussi souvent des nez cassés, des fractures de la mâchoire, des commotions cérébrales. Les gens frappent le visage, et quand ils ne le font pas, ils cherchent le ventre, donc parfois des contusions de la rate… Mais ce que vous me décrivez n'y ressemble pas: avoir la cage thoracique enfoncée c'est… exceptionnel et demande une force incroyable, c'est plutôt quelque chose que l'on retrouve lors d'accidents avec des automobiles, ou à cheval. Mais encore une fois, c'est réellement dans un contexte de grande violence du choc, expliqua Eugène avec application, illustrant son propos en montrant les différentes parties du corps dont il parlait. 

— Oui c'est bien ce qu'il me semblait. J'ai également l'impression que cela relève plus d'une agression que d'un combat entre deux personnes. 

— Tout à fait! De toute façon, de ce que vous me décrivez, ce monsieur n'aurait rien pu faire. C'est même un miracle qu'il n'ait pas succombé bien avant. Un agresseur avec une force pareille… Je regrette tellement d'avoir été muté. Je voulais tellement en savoir plus, essayer d'aider à résoudre cette affaire, soupira l'homme, posant son stylo qu'il n'arrêtait pas de toucher. 

— C'est pour cette raison que je devais vous voir. Quand j'ai su que vous étiez en ville pour témoigner sur l'affaire, j'ai tout de suite voulu vous rencontrer, cependant il faut aussi que je vous parle de quelque chose. Pierre m'a expliqué avoir retrouvé dans le bureau de Monsieur de l'Estoile une copie d'un courrier envoyé à l'hôpital de l'hôtel-Dieu, ce dernier demandait votre mutation contre une somme d'argent conséquente. 

— J'avais bien compris que mon départ de l'hôpital était une histoire bien plus compliquée qu'elle en avait l'air, commença Eugène, passant ses mains sur son visage. On m'a dit de façon explicite que mon travail ne satisfaisait pas la hiérarchie et que mes "élucubrations" embarrassaient mes supérieurs face aux services de police. -Il insista fortement le mot élucubration- Cependant, je ne pensais pas que quelqu'un d'extérieur pouvait en être le commanditaire. Monsieur de l'Estoile n'avait pourtant pas eu l'air d'être gêné par mes découvertes et mon discours, je ne comprends pas. 

— Je vous avoue ne pas comprendre non plus. D'autant plus qu'Armand est le conseiller de Pierre, il agit de sorte que son collègue puisse travailler au mieux, dans l'exercice de son métier d'avocat mais aussi en politique. Le simple fait que Pierre ne soit pas au courant de cela me pose souci. 

Eugène soupira de nouveau et frotta ses sourcils broussailleux. 

— Bref, revenons à ce qui vous amène. Jusque là, on me prenait pour un farfelu, pensant que mes idées étaient l'œuvre d’un cerveau abruti par le formol. Je pouvais comprendre une telle réaction, car elle suivait une logique très humaine. Nous sommes constamment à vouloir tout rationaliser, si vous voyez des traces de sabots, vous pensez “cheval”, pas “zèbre”. Mais ce que j’ai vu sur ces corps, ce n’était pas humain, pas normal… Mais maintenant une victime a témoigné avoir été attaquée par un homme, et vous l’avez aussi vu. Je vous crois Gabrielle, je vous crois évidemment. 

A ces mots, elle eut une émotion très agréable. Il la croyait. Il y avait quelqu’un, au moins une personne. Puis le médecin continua, semblant presque réfléchir à voix haute. 

— Un humain qui cherche à boire du sang, sûrement l'œuvre d’un aliéné. Il finira sûrement par se faire attraper sur le fait... mais j’en doute. Le fait que sur cette attaque il n'ai pas pu finir son œuvre, lui servira de leçon, et il ne recommencera pas. Je pense plutôt à un suicide. Une personne comme lui ne peut avoir un état mental stable, un suicide est une option à prendre en compte. La folie, si c'est ce qui le pousse à tuer de cette manière, est une immense souffrance pour l'esprit humain. Et il ne pourra plus le supporter un jour ou l'autre. 

— Et cela s’arrêterait comme ça? demanda Gabrielle.  

— Oui, peut-être, répondit-il défaitiste. Et il reste les runes...

Il sembla soucieux, pensif. Et Gabrielle plissa les sourcils, sentant poindre un mal de tête.

— De quoi parlez vous ?

— Cela ne m'étonne pas que vous n'en ayez aucun souvenir, soupira Eugène. Nous en avions parlé lors de notre rencontre chez monsieur de L'Estoile.

En même temps qu'il parlait, il sorti plusieurs feuilles couvertes de dessins. Gabrielle ne su comment réagir.

— Je …

— Toutes les personnes ayant eu accès à ces images finissent par les oublier, je le constate de façon systématique. C'est comme ça que les choses ont du mal tourner pour moi je crois. La police ne se souvenait pas des runes, et n'a donc pas pu enquêter dessus. Mais quand je prenais soin de leur laisser des copies, elles finissaient par disparaître. Je pense que quelqu'un devait les jeter, pensant que c'était des gribouillages. Mais mes propres dessins et photographies ont elles aussi disparues au fur et à mesure. Je me suis mis à devenir paranoïaque et dans la panique, je... Il sembla soudainement gêné et paniqué. Je me suis anesthésié la jambe et j'ai tracé les runes au scalpel sur ma peau avant qu'elles ne disparaissent toutes.

Gabrielle resta sans voix.

— Et j'ai eu raison de le faire, le lendemain, tout avait disparu, plus une photo. Plus un croquis. Rien du tout. Mais personne ne savait ce que j'avais fait. Après quelques jours j'ai été muté et de nouveau, j'ai dessiné sur du papier les runes. On fini par les oublier, elles ne veulent pas qu'on les regarde. Vous vous sentez sûrement mal rien qu'à voir ce papier.

— Oui... souffla Gabrielle, luttant pour les fixer.

— Je n'ai aucune idée de ce que cela peu bien être. Mais je pense que c'est un indice clef dans cette affaire. Quelqu'un d'autre le sait et fait disparaître des preuves, m'a fait disparaître moi.

— Est-ce que cela pourrait être Armand ? Demanda Gabrielle.

— Peut-être ? Comment être sûr ? Les deux évènements peuvent être en lien, ou pas... Avec ce que nous savons, il pourrait être lui-même le tueur. C'est la seule personne qui soit directement liée à l'affaire.

— Mais... Gabrielle bégaya, n'ayant même pas imaginé cette possibilité.

— Ou Pierre.

Cette fois-ci, le froid la cloua sur place.

— Je crois que j'en ai assez entendu, bredouilla-t-elle.

— Je vous ai mise mal à l'aise, je suis désolé...

Gabrielle n’avait cessé de tordre ses doigts dans tous les sens, de jouer avec ses ongles, sa bague. 

— Je comprends votre intérêt et votre fascination pour tout cela. Mais vous devriez vous en éloigner, vous n’avez pas le recul d’un professionnel pour pouvoir vous en sortir sans traumatisme. Votre futur époux est avocat et a dû défendre des affaires bien plus sordides, je suis médecin légiste, et j’ai vu des choses si horribles que j’en ai fait des cauchemars pendant des années. Vous êtes une jeune femme impressionnable, protégez vous. 

Gabrielle ne savait plus si elle devait se sentir touchée par les recommandations d’Eugène ou bien offusquée d’être prise pour une gamine en quête de sensations fortes. 

— Je pense hélas que le mal est déjà fait. 

— Je crois aussi. Une fois l’histoire terminée, je pense que vous accuserez le coup pendant un moment. 

— Peut-être. Oui… 

Eugène garda le silence pendant quelque temps, semblant repenser à tout ce que Gabrielle venait de lui raconter. 

— Il va falloir que je rentre chez moi rapidement. Je ne me sens plus du tout en sécurité ici maintenant. Je me demande quel est l'intérêt de monsieur de l’Estoile d’avoir fait cela. J’y vois plusieurs hypothèses, mais je ne les comprends pas.

— Quelles seraient-elles? Demanda Gabrielle, toujours plus avide d’en savoir plus. 

— Pierre cherchant à se faire connaître via cette affaire, peut-être suis-je allé trop vite dans mes conclusions pour que l’affaire ait le temps de prendre une véritable ampleur. Peut-être fallait-il ralentir tout cela, qu’il y ait de nouvelles victimes pour que la presse s’empare de l’affaire, et de ce fait le grand public également. Où bien il est directement impliqué dans tout cela, et cherche à ralentir l’enquête ou même la saboter. 

Gabrielle resta sans voix. L’idée que Armand puisse être impliqué dans ces meurtres était tout simplement intolérable. Cela semblait d’une logique imparable. Même si la théorie de vouloir favoriser Pierre était elle aussi crédible. La pire version était celle qui lui restait en tête et la marquait le plus. 

— J’espère que nous nous trompons… souffla-t-elle. 

— Je vous comprends bien. Dans votre situation, j’aimerai aussi me tromper. En tout cas, faites très attention à vous. Cette personne, cette créature vous a vue, j’ai réellement peur qu’elle s’en prenne à vous. Vous êtes un témoin, de ce fait vous êtes forcément gênante. 

— Que devrais-je faire? Me cacher? commença t-elle à paniquer, n'ayant pas réalisé la situation.

— Oui vous cacher, sans être traçable. Où aller dans un endroit protégé ou très fréquenté. Vous êtes littéralement le seul témoin de tout ceci, j'extrapole peut-être mais il en serra sûrement agacé. S’il recommence, il risque d’être encore plus dangereux. Il sait qu’il est sur la sellette, il peut: soit tout arrêter, soit mettre fin à ses jours, ou encore faire un massacre, … Je ne suis pas dans sa tête, et je ne comprends pas sa logique. S’il pense avoir besoin de sang pour sa survie, qu'elle soit mentale ou physique: il recommencera rapidement. Vous serez fixée. Mais j’insiste sur ce fait: ne restez pas seule et cachez vous. 

Eugène Courtois lui avait attrapé les mains pour appuyer son propos. Gabrielle en avait un peu sursauté, mais il y avait tellement de bienveillance dans le regard bleu acier de cet homme qu'elle sentit malgré tout son coeur se réchauffer un peu. Elle n'était plus habituée à recevoir des attentions désintéressées et chaleureuses. 

— D’accord… souffla t-elle. Allez-vous quitter la ville? 

— Oui, mon train part à 18h ce jour même. J’ai fait ma déposition, j’ai tenté d’apporter un peu de concret à cette enquête, maintenant que je ne suis plus en poste ici, je vais partir. J’ai peur pour ma sécurité et pour tout vous dire, bien que les moyens soient maigres, mon nouvel hôpital me va très bien, j’ai une vie très douce et agréable à la campagne. Je regrette ma vie ici, mais c’est ainsi, même sans être évincé d’une affaire importante, j’aurais pu être déplacé pour les besoins d’un hôpital. C’est ainsi. 

— Vous m’en voyez ravie, alors. Sourit Gabrielle. 

Elle se leva pour se préparer à partir, le docteur Courtois l’accompagna jusqu’à la porte. 

— Prenez soin de vous Gabrielle, et faites attention. 

— Je vais aller me mettre en sécurité, ne vous en faites pas. 

— N’hésitez pas à m’écrire pour me donner de vos nouvelles une fois tout cela terminé. 

— Je n’y manquerai pas.»

Gabrielle et le médecin se saluèrent avant que celle-ci ne quitte l'hôtel comme elle était venue. Rapidement, silencieusement.

Les conseils du docteur Courtois étaient pertinents… Gabrielle aurait dû dès le départ se mettre en sûreté. Sa première pensée fut vers son oncle, car en vérité elle ne connaissait que peu de monde qui aurait pu être en danger. Au fond d'elle, une petite voix espérait que Pierre ne soit la cible suivante du tueur, après tout, lui aussi avait été là: il était le fiancé de Gabrielle, il était l'avocat des parties civiles de cette affaire; c'était sûrement lui le plus en danger à ce moment même. Mais Gabrielle n'y croyait que très peu, Pierre était un homme toujours très entouré, et ne fréquentant que des endroits vivants: le tribunal, ses bureaux, des cafés, des restaurants…

 En rentrant chez elle après les évènements, elle avait peut-être permis au tueur de la suivre et de savoir où elle vivait, mettant de ce fait en danger ce qui restait de sa famille. Il fallait maintenant en partir pour protéger tout le monde, en espérant que sa présence n'ait pas été remarquée avant... Elle hésita à peine quant à l’endroit où elle irait se mettre en sûreté. Chez Armand, elle ne craignait rien. Il y avait beaucoup de monde dans sa maison, il y avait Armand, Pierre, les multiples domestiques et l’accès était compliqué, il y avait la grande porte cochère, puis la porte d'entrée petite et surveillée, le cochet dans la cour. Puis il n'y avait pas de porte dérobée donnant à l'extérieur. L'île Saint-Louis était petite et très dense, les immeubles hauts et anciens. C’était sûrement l’endroit le plus agréable et sûr où elle pouvait se rendre. Elle aurait pu louer une chambre d'hôtel, mais l’idée d’être toute seule l’angoissait. Un partie d'elle tentait également de se convaincre qu'elle ne mettait personne en danger en allant là bas.

Même si elle soupçonnait Armand, son esprit refusait fermement de croire de telles inepties. Elle avait extrapolé beaucoup de détails, et au final cela n'avait plus de sens.

Rapidement, elle trouva un fiacre pour la conduire jusque chez Armand. Une fois assise, elle prit le temps de se détendre un peu, regardant dehors le paysage défiler. C’était toujours un moment plaisant pour elle, même si le trafic était dense, que les piétons, cyclistes et chevaux emplissaient toute la chaussée dans un brouhaha épuisant. Elle aimait voir toute cette vie autour d’elle, lui rappelant qu’elle n’était sûrement pas la seule à vivre pareils ennuis. C’était réconfortant pour elle. Bien évidemment, des gens devaient vivre bien pire qu’elle, et cela l’aidait, se disant que si eux parvenaient à le supporter: pourquoi pas elle? 

Son esprit vagabonda jusqu’à revivre encore et encore la scène de la veille dans le salon privé. L'humiliation et la colère ne s’étaient pas apaisées, bien au contraire. Gabrielle avait eu du mal à se cacher de son oncle pour ne pas montrer son visage. Elle n’aurait su comment lui expliquer et elle devait le maintenir dans l'ignorance. Car elle avait honte. Elle ne pouvait pas partir, elle ne pouvait pas porter plainte, elle ne pouvait rompre ses fiançailles. C'était un piège qui se refermait à chaque seconde sur elle.

Enfin arrivée, Gabrielle paya sa course et s’avança vers la grande porte cochère pour entrer chez Armand. Louise lui ouvrit la porte, toujours souriante et bienveillante, ses cheveux gris bien serré dans un chignon impeccable. 

« Mademoiselle Deslante, que nous vaut le plaisir de votre visite? 

— Je suppose qu’Armand n’est pas disponible? 

— Je suis désolée mademoiselle, il est absent en effet. 

Gabrielle s’avança dans le hall, voulant éviter d’être vue. 

— Je suis désolée de venir sans m'annoncer, ni être invitée mais j’aurais besoin d’un hébergement pour les prochains jours et je me dis que je pourrais demander à Armand son hospitalité. 

— Ne vous en faites pas, Monsieur de l’Estoile à toujours été très clair à ce sujet, vous êtes comme chez vous Mademoiselle, nous allons vous faire préparer une chambre. 

Gabrielle en fut si soulagée qu’elle avait envie de pleurer. Tout ceci commençait à faire beaucoup pour elle. Louise avait refermé la porte, verrouillant l’entrée. 

— J’aurais également un service à vous demander, je sais que je suis exigeante et je m'en excuse, mais je voudrais éviter d’être vue à l’extérieur. J’aurais besoin que l’on aille chercher des affaires chez moi, et faire prévenir mon oncle que je ne rentrerai pas pour les prochains jours. Sans message écrit si possible. 

Louise acquiesça, lui prenant sa veste, ainsi que son chapeau. 

— Aucun souci: je vais faire envoyer un messager pour l'informer. Si je puis me permettre, je ne sais pas s’il sera nécessaire de vous encombrer de vos effets personnels si vous avez besoin d’être discrète, vous pouvez tout avoir à disposition ici: vêtements, produits de toilette… Le Maitre est très prévenant.

Gabrielle tiqua à ce terme, se sentant nauséeuse. Mais il fallait répondre et elle était agréablement surprise de la concilliance de Louise, elle ne cherchait pas à savoir pourquoi, et ne semblait non plus étonnée ou agacée par ses demandes un peu spéciales. 

— L’est-il avec tous ses invités? osa-t-elle demander. 

— En règle générale, oui. Mais Monsieur Loiseau et vous-même êtes des invités particuliers.

Un nœud s'installa dans sa gorge. Évidemment…

— Si vous voulez bien me suivre dans le salon, je vais vous y faire patienter jusqu’à ce que votre chambre soit prête. Avez-vous besoin de quelque chose? Avez-vous déjeuné? Demanda Louise, la conduisant tranquillement vers le petit salon. 

— Non pas encore. Je veux bien, c’est très prévenant de votre part. 

— C’est mon métier, Mademoiselle. C’est normal. Si vous voulez bien m’excuser, je vais m’occuper de tout cela. 

— Encore merci, Louise.»

Sur ce, la gouvernante se retira, refermant la porte derrière elle. Ici, elle serait bien. Évidement, Pierre vivait également dans ces murs pour le moment, mais elle savait qu’elle pourrait l’éviter sans trop de soucis. Et avoir Armand non loin était souvent gage de sa bonne humeur et de sa gestion de la colère… Bien évidemment, le but n’était pas de se cacher des habitants de la maison, elle savait que de toute façon Pierre serait très occupé qui ne serait là que le soir tard. Il enchainait les rendez-vous pour des dépôts de témoignages venant de la police, de l'hôpital, de la morgue, … Il étoffait le dossier, recevait les familles qui s’ajoutaient partie civile dans l'affaire. Cela avançait très vite, trop vite pour le cabinet, Pierre avait pris un étudiant pour l’aider, et une secrétaire supplémentaire. Il n’y avait eu que cette soirée pour lancer la campagne électorale pour lui donner du répit. Gabrielle comprenait bien qu’il ait craqué et agit de cette façon pendant la soirée. Cela ne l’excusait en rien, mais au moins Gabrielle savait pourquoi. 

Après avoir déjeuner dans le petit salon, seule, Gabrielle fut autorisée à monter pour rejoindre sa chambre. Elle fut encore une fois touchée quand Louise lui expliqua que cette suite spécifique lui avait été réservée si elle venait à séjourner ici. C’était une chambre assez grande, avec sa propre cheminée, une fenêtre donnant sur la Seine, un cabinet de toilette… Louise lui montra l'armoire qui était remplie de vêtements féminins, tous neufs, tous récents et modernes. Cela la questionna et la gênait en même temps, était-elle si attendue? Où bien était-ce pour une autre femme? Les deux hypothèses étaient assez étranges…

Louise l’informa de l’heure du dîner, lui indiqua la corde dissimulée pour faire appeler une domestique, puis laissa Gabrielle seule. Maintenant elle avait tout le loisir de se promener dans la maison, sa première destination serait sans nul doute la bibliothèque. 

***

Gabrielle avait dormi une partie de l'après—midi, se sentant enfin au calme et en sécurité. Cependant, cette sieste inopinée lui avait causé une insomnie carabinée. Après minuit, elle décida de se lever pour aller lire ailleurs que dans sa chambre. De toute manière, si elle restait là, elle finirait par s’agacer à se tourner et retourner dans le lit. Elle avait la tête bien trop pleine de pensées, tout en elle n’aspirait qu’au calme, mais ce n’était plus réellement une chose qu'elle imaginait possible. Gabrielle avait enfilé une robe de chambre bleue pâle en soie et s'était dirigée avec ses livres vers le jardin d'hiver, au rez-de-chaussée. Elle avait allumé plusieurs bougies pour être tranquille sans être trop éblouie par la lumière des lampes électriques mais également pour profiter de la vue merveilleuse sur le ciel étoilé. 

Installée sur une méridienne, elle s’était plongée dans “Le Portrait de Dorian Gray” , d’ici demain elle l'aurait terminé. L’endroit était parfait pour se détendre et profiter de la douceur de vivre qui régnait ici.

Après une petite heure de lecture, un bruit provint du couloir, une porte qui se ferme, une lumière qui s’allume. Puis des bruits de pas qui venaient vers elle. Gabrielle s’attendait à voir venir un domestique, mais ce fut Armand qui passa la porte, réveillant au passage quelques petits oiseaux qui pépièrent un petit moment. 

« Gabrielle? Armand avait souri en la voyant.

La jeune femme lui rendit son sourire en se redressant un peu, consciente quelle n’était pas vraiment dans une tenue présentable. Mais son vis à vis ne semblait pas en tenir compte. 

— Je suis désolée, je suis venue sans m’annoncer. Mais il me fallait un endroit où m’installer. Je… je ne voulais pas rentrer chez moi. Suite à ce qu’il s’est passé à Montmartre avec Pierre et Monsieur Dharvilliers, je ne me sens pas en sécurité et j’ai peur d’attirer le tueur… Je suis un témoin après tout, s'empressa-t-elle d'expliquer.

Armand s’avança pour s’asseoir au bout de la méridienne. Il venait de l’extérieur, portant encore une veste, une cravate et ses gants. Il semblait aussi calme que Gabrielle était gênée de devoir s'excuser et s'expliquer quant à sa présence.

— C’est vrai… tu as bien fait de venir. J’espère que tu as bien été reçue? 

— Je serais ingrate si je disais le contraire. Louise a été très avenante et m’a bien installée. J’ai dîné avec Pierre rapidement. 

— Et maintenant, que fais-tu à cette heure de la nuit ici? 

— Je n’arrive pas à dormir, sourit Gabrielle. Et toi? 

— Je reviens d’une soirée. 

— Une bonne soirée? 

— Intéressante, éluda Armand. 

Ils restèrent quelques secondes comme ça, dans le calme de la nuit, entendant de temps à autre le bruissement de plumes des oiseaux qui dormaient paisiblement.

— Je ne vais pas te retenir, tu es sûrement fatigué… commença Gabrielle. 

— Non. Je ne dormirai pas maintenant, l'insomnie également. Seulement moi, ce n’est pas occasionnel. 

— Ah, je comprends mieux, dit Gabrielle. Alors, pour une fois que je te tiens et que ni toi ni moi n’avons envie de dormir, pourquoi ne pas prendre le temps de répondre à mes questions. J’apprends seulement aujourd'hui que tu es insomniaque, dès que j’essaye de te faire parler de toi, tu éludes les questions et m’esquives… 

Armand baissa les yeux en souriant, Gabrielle avait l’impression d’être comme dans un rêve, l’ambiance était si douce, si agréable. Et Armand était là, calme et disponible. 

— Qu’est-ce qui te fait dire que je vais te répondre? 

— Ne commence pas ! Rit Gabrielle, fermant son livre pour se redresser. 

— D’accord, sourit-il avec un soupir. 

Il se leva pour retirer dans veste et desserrer sa cravate. 

— Quel est ton métier exact? je sais que tu es conseiller, mais est-ce ce que tu étais au départ? 

— J’ai fait quelques études dans les finances, rien de hors du commun. Je me suis trouvé au bon endroit au bon moment la plupart du temps. 

— A ton âge? 

— J’ai fait mes preuves rapidement.

— Je me souviens que Pierre a dit que tu étais ami avec lui et son conseiller depuis cinq ans, mais tu as seulement 26 ans. Qui prend un jeune homme de ton âge comme conseiller?

— Pierre, de toute évidence, sourit Armand. 

Gabrielle lui sourit en retour. 

— J’ai beaucoup d’amis, de connaissances. Un excellent relationnel qui me permet de rentrer partout et d’obtenir les informations dont j’ai besoin pour les gens qui le demandent. 

— Et cela te rend-t-il heureux? 

Armand leva les yeux vers elle, sans répondre tout de suite. Son regard semblait lui demander de ne pas continuer. 

— Mon métier me rend heureux, oui. 

— Et en règle générale, ta vie te rend-t-elle heureuse? souffla Gabrielle, sentant qu'elle touchait enfin au but. 

— Gabrielle… Tu es bien trop curieuse.

— Et encore une fois tu ne réponds pas à la question. 

— Et toi, es-tu heureuse? Demanda Armand, parlant doucement. 

— On ne répond pas à une question par une autre question. 

— Tu n'as pas répondu à ma question, relança t-il. 

— A ton avis?

Une seconde de silence s’écoula dans une éternité pendant que Armand et Gabrielle se regardaient.

— Tu l’étais, dit Armand, pour elle.

— Oui. Et toi?

— Je l’étais aussi. Il y a longtemps. Le bonheur ne semble jamais vouloir s’attacher à moi. Comme si je le faisais fuir. 

— Ne serait-ce pas toi qui te complaît dans le malheur? Demanda Gabrielle, tentant quelque chose.

— Je peux t’assurer que ce n’est pas le cas. Je n’aspire qu’à la paix. 

— Tu n’as ni ami, ni épouse. Tu es là, tout seul dans tes grandes maisons, cela me rend triste. Tu es quelqu’un d’attentionné et généreux. Cependant, je n’ai pas l’impression que tu laisse les gens s’approcher de toi suffisamment pour en savoir plus… A te voir comme je te vois, ta maison devrait être remplie d'amis, tu devrais être très entouré.

Armand ne répondit rien, il semblait doucement se fermer. Gabrielle sentait qu'elle marchait sur des œufs et qu’elle n’était plus à grand-chose de le braquer. 

— Que veux-tu que je te réponde, Gabrielle? Qui es—tu pour me donner la leçon? Toi qui acceptes un mariage arrangé sans rien dire. Tu es là, tu coules et tu te noies telle une Ophélie moderne… Et tu me dis que c’est moi qui ne sais pas retenir le bonheur auprès de moi?

Gabrielle changea de position, un peu plus crispée.

— Parce que pour toi j’ai d’autres choix? 

— On a toujours le choix, Gabrielle. Tu as choisi ta destinée. Tu es là, à quelques jours de ton mariage, à le regarder avec dégoût chaque fois qu'il est près de toi. Tu es comme un livre ouvert, tu es plus éteinte quand il est là. 

Gabrielle baissa les yeux, gênée d'être aussi transparente malgré ses efforts pour se contenir, puis elle prit la parole, sentant sa voix se mettre à trembler d'émotions tant les choses voulaient sortir. 

— Est-ce toi Armand qui te retrouve nu devant une assemblée d'hommes pendant que ton fiancé te frappe? Est-ce toi qui es humilié publiquement parce que ton fiancé couche avec des domestiques? Est-ce toi dont l'oncle t'as vendu contre un héritage pour avoir un époux, pour être socialement acceptable parce que personne d'autre n'aurait voulu de toi? Armand, je suis une femme dans un monde d’hommes, je n’ai aucun choix. Je suis là et si je pars, je ne serais plus personne, je finirais mes jours seule, sans le sous, misérable, … Je n'ai pas le droit de rompre ces fiançailles parce que ma voix n'a aucune valeur aux yeux de la loi, et je ne peux pas le demander à mon oncle car il sait que je ne fais pas assez d'effort pour être une bonne épouse. Il me dira que Pierre est quelqu'un de bien, me dira d'être plus souple, de fermer les yeux, de me taire. Parce que oui, je devrais peut-être me taire plus souvent. Mais pour lui, ce mariage est un soulagement, il a du prendre soin de moi à la mort de mes parents, il a du enterrer son épouse. Il n'a plus que moi. Et me voir entre de bonnes mains pour l'avenir, de voir que quelqu'un s'est engagé à prendre soin de ma santé en signant ce contrat, que je vais me marier à l'Eglise sous le regard de Dieu, tout ça, pour lui, c'est important. Ça donne du sens à sa vie et l'apaise. Moi j'ai la chance relative d'être tombée sur un homme jeune, travailleur, qui n'est pas trop repoussant qui ne fait jamais aucune remarque sur ma maladie. Il ne soupire pas quand je boite, il n'a pas l'air dégouté quand il me voit me gratter la nuque, … Parfois j’apprécie sa compagnie, et on arrive à se comprendre.

Gabrielle reprit sa respiration quand elle comprit que Armand la laissait parler et la laissait déverser toute sa colère et sa tristesse. Il écoutait avec attention, sans montrer le moindre signe d'agacement. 

— Je vois bien que tu n'arrives pas à comprendre pourquoi je reste, pourquoi je me contente de ça. Mais tu n'es pas dans ma tête, dans ma peau. Tu ne sais pas ce que c'est le regard des autres, de n'être presque rien.. pour.. Pour personne... elle retint un sanglot. Je n'ai ni père, ni mère, ni famille. Ma seule amie est ma bonne, et il ne me reste plus que mon oncle. Mais le jour où il mourra, je serais seule, et je ne pourrais pas m'occuper de moi-même, faire face à la solitude, à un avenir incertain, sombre, dans lequel je finirais par me noyer en voulant fuir la douleur... Mais, Pierre, Pierre est lié à moi, contraint et forcé de m'épouser. Je ne serais plus totalement seule. Je suis sûre qu'un jour on pourra se comprendre et s'apprivoiser.

Gabrielle laissa sa voix mourir dans sa gorge puis soupira longuement, un peu tremblante d'avoir dit cela tout haut. De l'avoir rendu réel, concret. Armand sourit doucement pour lui prendre finalement les mains. 

— Des fois, je pense te connaitre et tu finis toujours par me surprendre.

— Même moi, je ne suis pas sûre de me connaître.

— On est mauvais juge de soi-même.

Armand la regarda et elle comprit parfaitement : il ne lui répondait pas parce qu'il n'était pas d'accord, parce que ça ne lui plaisait pas. Il n'avait rien dit à propos de sa tirade, n'avait rien infirmé, rien confirmé. Elle s'était juste épanchée.

Armand embrassa ses mains avant de les lui rendre, puis se leva. 

— Je crois que ce n'est pas la bonne heure pour parler sereinement, tu devrais aller te coucher. »

Gabrielle ne dit rien, étonnée qu'Armand ferme aussi vite la conversation. Alors elle se releva, récupérant ses livres et une bougie pour rejoindre sa chambre. Elle fut raccompagnée par Armand, qui resta bien silencieux cette fois-ci. Comme toujours, il avait retourné la discussion et c’était elle qui s’était retrouvée à parler, à se confier. Il n’avait rien dit de lui, rien dévoilé et il avait terminé la discussion en l'empêchant d'y revenir. 

A peine la porte de sa chambre fut-elle fermée que Gabrielle sentit les larmes lui monter aux yeux. Cette discussion ayant ravivé bien des sentiments et des sensations désagréables. Armand était là, la lune, le soleil de sa vie. C’était lui qui lui permettait de tenir, car même si elle ne pouvait rien espérer de lui, vivre à ses côtés et pouvoir être son amie était déjà la plus belle chose qu’elle pouvait entrevoir. 

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