Épreuve de la sorcière

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Une fois encore, nous continuons le voyage, dominons les airs et explorons de magnifiques paysages sans côtoyer le moindre peuple. C’est que nous nous aventurons dans des recoins isolés : Fed s’était exilé et les compagnons de Gupash habitent au fin fond d’une caverne. Quant à Ethel… D’après Isline, décidément bien bavarde, cette mystérieuse personne loge dans les limites des territoires humains, au centre de la forêt de Jujaroj. Un lieu dont la simple prononciation peut amener à d’horribles souffrances…

Pas de préjugé, Gerania ! Telle est l’une des leçons sous-jacentes des deux premières épreuves. Il faut se baser sur mes connaissances, si réduites puisque j’ai principalement côtoyé mes concitoyennes… Un jour, je goûtais les merveilles d’une nouvelle auberge du quartier, tenue par une patronne encline à partager des chopes avec des clients. Or ladite fée se vantait de ces voyages de naguère, lors desquelles elle était tombée nez à nez avec une sorcière ! Son récit était certes décousu, mais elle l’avait décrite comme une elfe grise dont la spécialité était de créer des portails, dont un qui l’avait ramenée chez elle pour raccourcir drastiquement le voyage de retour. Davantage une magicienne qu’une sorcière, donc, cela m’aide peu.

Allons bon ! Si ma mère est devenue amie avec cette Ethel, c’est qu’elle doit être au moins aussi sympathique que Fed et Gupash, n’est-ce pas ?

Nous apercevons après des jours l’immense canopée de Jujaroj. Le feuillage est si épais que même les rayons du soleil ne les transpercent pas ! Dès que nous le traversons, nous nous retrouvons plongées dans une pénombre, où nous discernons à peine les larges troncs des érables. Ils sont si imposants que je doute qu’ils soient naturels !

Cette forêt n’a pas fini de nous surprendre… Je suis habituée à des couleurs artificielles dans le reinaume des fées. Toutefois je reste ébahie par ces sphères violettes flottant de part et d’autre, tout comme l’absence totale d’animaux. Une atmosphère unique se dégage des alentours tandis que des frissons se diffusent le long de mes membres. Tu as intérêt à être gentille, Ethel !

— Nous y sommes presque, annonce Isline avec une sérénité légendaire.

— Vous connaissez par cœur l’emplacement de sa demeure ? m’étonne-je.

— Tout comme les deux précédentes, et tu ne semblais pas surprise.

Elle marque un point. Et ne ment pas, car sitôt que je relève les yeux, la façade me les éblouit déjà. Une rangée de haies devance une façade anthracite que surplombent des volets smaragdins, par-dessous lesquels s’exhalent le parfum des jonquilles et de violettes. L’habitation ressemble à une chaumière dont le toit incliné est de paille, tandis que la structure boisée se serait presque fondue dans le décor sans cette surabondance de couleurs criardes.

Peut-être qu’elle me transformera en quelque chose de pas frais si j’ose critiquer ses goûts ! Bien, bien. Je ralentis, j’atterris, je suis Isline. Dans la bonne signification du terme. Ensuite de quoi la capitaine me devance et frappe à la porte.

Avant de hurler à plein poumons. Et de tousser après l’effort, cela va de soi.

— Juste une garantie qu’elle soit bien réveillée.

Nous percevons un grincement. La sorcière se présente face à nous, et autant avouer qu’elle est… bizarre ? Déjà elle nous dépasse bien en taille, pas autant que Gupash évidemment… Elle est habillée d’une robe noirâtre beaucoup trop longue pour elle tandis que sa chevelure lisse de teinte similaire s’étend même jusqu’au sol ! Qu’elle fasse attention de ne pas trébucher dessus… Sauf que là, elle me toise car j’ai actuellement le pied sur une mèche. J’aperçois ses petits yeux bruns s’étrécir. Hé, je dois bien admettre qu’elle n’est pas laide ! Je n’avais pas l’image d’une vieille sorcière au nez crochu et au visage couvert de pustules, mais quand même ! Si son nez correspond à cette description, ses traits juvéniles et symétriques s’inscrivent à merveille sur sa figure à la carnation satinée.

Hélas, j’ai encore l’impression d’être dévisagée par quelqu’un de plus expérimentée que moi. Les humains vivent moins longtemps que nous, elle est donc censée être moins âgée que moi, pourtant… Tricheuse, elle utilise sans doute la magie !

Le moment de silence se prolonge. Il en deviendrait presque gênant. Jusqu’à ce qu’Ethel… baille ? Elle peut le dire si nous la dérangeons !

— Salutations, dit-elle. Pardonnez-moi pour ma… fatigue. Je n’ai dormi que onze heures cette nuit.

— Quoi ? interviens-je. C’est presque la moitié d’une journée !

— Éveillée la première moitié du cycle diurne pour me reposer lors de la seconde moitié. Et ce peu importe le temps réel des journées pour rester constante et ne pas briser ma très chère routine.

Ethel hausse des épaules avant de remettre ses cheveux en place. Pas sûre que ce soit bien possible.

— Bref ! s’exclame-t-elle. J’aurais dû mieux m’organiser, mais j’ignorais quel jour vous viendriez. La princesse Gerania du reinaume des fées, je présume ? Accompagnée de sa fidèle partenaire Isline !

— À vrai dire, rectifie la capitaine, je me désignerais plutôt comme « sa tutrice ».

— Logique. Vous êtes plutôt l’amie de notre chère reine Entrilla. Comment va-t-elle, d’ailleurs ?

— Elle a des hauts et des bas, mais globalement, elle se sent bien. Ceci dit, je ne l’ai pas vue depuis plusieurs épreuves, accompagnant sa fille adorée pour ses épreuves.

Isline me tapote la tête comme si j’étais une enfant. Et elle n’a pas fini de m’humilier ? Depuis quand se montre-t-elle si joviale ? On dirait que sa rigidité se dissipe dès qu’elle côtoie quelqu’un d’aussi décontracté qu’Ethel…

D’autant qu’elles se moquent toutes les deux ostensiblement. J’ai beau rougir, en quelque sorte, elles ne s’arrêtent pas. Jusqu’à soudain afficher une expression sérieuse.

— Mes moqueries ont assez duré, juge la sorcière. Si tu as réussi les deux premières épreuves, c’est que tu es digne de passer la mienne.

— Vous vous considérez donc meilleure que Fed et Gupash ? demandé-je.

— Pas vraiment, surtout que je le connais peu. Disons… plus subtile. Chaque épreuve se doit d’être bien distincte en vue de votre formation, si c’est bien de cela dont il s’agit. Mais nous avons assez palabré au seuil de ma porte ! Découvrez mon antre.

Ethel esquisse des gestes exagérés puis pénètre dans la pénombre.

À peine entrée qu’un feulement m’abasourdit. Moins effrayant que le regard d’Ethel.

— Pardon, pardon ! m’excusé-je. J’ignorais que vous aviez un chat.

— Vous faites erreur, princesse ! rectifie la sorcière. J’en possède huit.

Sur le pavé poussiéreux circulent en effet une bande de félins. Bien que les fées ne les affectionnent pas particulièrement, je dois reconnaître qu’ils sont mignons. Ethel n’est pas dans le stéréotype de l’unique chat au pelage noir ! Par contre, non seulement son lit se situe juste à côté de sa cuisine, mais en plus ses couvertures sont toutes chiffonnées… Inutile de l’interroger à propos de ses habitudes de vie. Déjà parce que je déteste être réprimandée pour cela, et aussi parce qu’en vivant seule, elle est épargnée de ce type de jugements.

En revanche, dans le chiche éclairage de la pièce principale, le décor évoque sans équivoque ses passions. Des dizaines de flacons se répartissent sur des étagères boisées. De telles nuances dissimulent des effets indésirables… Mais le centre de l’attention est bel et bien le chaudron mordoré depuis lequel s’échappe de la fumée. Plein de bulles éclatent à la surface d’un liquide verdâtre.

Je me penche au-dessus et je constate… une absence d’odeur ? C’est que cela n’a pas l’air très appétissant… Contente d’être épargnée des nausées !

Ethel se place en face de moi, tout sourire, les mains appuyées sur le rebord du chaudron.

— Tu as bien deviné de quoi il s’agissait ? interroge-t-elle.

— Cette potion va me transformer en quelque chose de comestible que vous allez ensuite déguster ? ironisé-je.

— D’où surgissent des idées pareilles, princesse ? s’offense Isline.

Ethel s’esclaffe de rire avant de saisir la louche plongée dans le liquide.

— Allez, je vais accepter cette plaisanterie ! dit-elle. Je ne l’ai pas souvent entendue, donc ça va. Peut-être parce que je vis seule depuis des années… Oui, ce doit être un facteur à considérer. Mais je divague encore ! Au-delà de la blague, non, cette concoction unique possède des effets particuliers !

— Lesquels ? demandé-je.

— Confronter son buveur à ses peurs les plus profondes.

Des frémissements m’ankylosent. J’imagine qu’elle va s’approcher de moi avec sa grosse louche et me l’enfoncer dans le gosier ? Oui, l’adorable sorcière s’applique exactement ainsi, sous le consentement d’Isline. Elle tourne autour du chaudron d’une démarche chaloupée, l’ustensile accompagnant son mouvement, une expression évocatrice inscrite sur son faciès.

— Mais encore ? insisté-je.

— Tu vas le découvrir bien assez tôt, s’enthousiasme Ethel. Cette ultime épreuve sera-t-elle en mesure de te changer ? D’ici quelques minutes, nous aurons la réponse !

J’opine, pas le choix. Réjouissances pour elle, angoisse pour moi. J’ouvre ma bouche et j’avale le liquide… Un goût salé et exquis coule dans mon palais, et la déglutition s’avère même agréable. Qu’il est bon de savoir que je tremblais pour rien !

Quoique… Une vague de ténèbres m’enveloppe. Un profond vacarme me casse les tympans. Tout devient confus. Mes repères disparaissent. Il ne reste que la voix de la sorcière pour me guider.

— Oh oh ! s’écrie Ethel. Bienvenue dans un monde tangible à défaut d’être réel. Où les illusions perturbent. Où la réalité blesse. Un abysse sans fond ni sommet, qui te submerge dans tous les sens avant de happer ton âme.

De sombres paroles tout juste bonnes à m’effrayer. Je ne flancherais pas !

Mais… Qu’aperçois-je ? Les arbres s’étouffent sous les flammes telles des torches géantes. La fumée s’est tellement répandue qu’elle s’infiltre dans mes poumons et m’arrache d’horribles quintes de toux. Et les maisons de mes concitoyennes sont réduites à un brasier dans lesquelles s’enchaînent les cris de géhenne et les sanglots… Je ne peux pas voir ça. M’en détourner serait pourtant preuve de lâcheté. Je dois les secourir, quitte à périr !

— Aussitôt tu prends ton envol ? songe la sorcière. À peine immergée dans cette vision que tu te laisses berner. Ceci n’est point la réalité, dois-je le répéter ? Ton peuple n’est pas menacé ! Je saluerais bien ta hâte pour les sauver, mais cette épreuve n’a pas pour but d’illustrer ton courage.

Comment la croire ? Rien n’a de sens ! Car même si le feu s’est estompé, je me retrouve téléporté parmi les ruines. Au milieu d’une montagne des cadavres des miennes. Elles sont encore nombreuses à batailler, volant avec élégance, épées et haches au poing. Mais même des milliers des combattantes ne sauraient triompher lorsque tant d’armées nous encerclent. Humains, orcs, elfes, gobelins et gnomes se sont alliés pour nous conquérir. Pour réduire notre civilisation à néant ou en esclavage.

— J’ai sans doute dosé la potion un peu fort, juge Ethel. Il y a approximativement zéro chance que tous ces peuples s’unissent contre les fées. Et cela vient d’une sorcière dont les connaissances en géographie et la politique sont passablement mauvais. Désolée de t’infliger de pareilles images, c’est nécessaire pour l’épreuve !

Un autre changement se produit. Pitié, juste du calme et de la stabilité. Pas de sang, ni de mort.

Je bats des cils à haute cadence. Jamais je n’ai connu pareille sensation. Une grande salle se présente face à moi, un lieu bien trop familier… Assise sur le trône, je déglutis en réalisant où je me trouve. Dans une position de laquelle je ne peux me soustraire. Détentrice d’un pouvoir que je serai forcée d’hériter. Piégée sous un amas de responsabilités. Impossible que ce soit une vision fantasmagorique : c’est une représentation de mon futur.

La solitude m’abandonne. Bras écartés, dotée d’un large sourire, Ethel pénètre dans la pièce. Elle s’approche, petit à petit… trébuche sur ses cheveux. Peut-être que j’aurais pouffé en d’autres circonstances, surtout qu’elle grommelle et met du temps à se relever. Mais sitôt redressée que l’incident est oublié. La sorcière s’impose, me fixe.

— Reine Gerania, quel bonheur de vous revoir ! s’ébaudit-elle.

— Moi, reine ? réponds-je, nerveuse. Non, c’est beaucoup trop tôt !

— Viendra ce jour inévitable, votre majesté. La question consiste à savoir si vous êtes prête.

— Bien sûr que non ! Les épreuves étaient censées me révéler ! Mais en quoi savoir me battre et remporter un jeu stratégique m’aident ?

— Tout ceci fait partie d’une plus grande partie dont je suis la conclusion. Et je m’affirme en toute modestie.

— Je ne saisis pas…

— Enfin, Gerania, vous n’avez pas ingurgité cette potion pour rien ! Je ne vous ai pas projeté non plus dans des scènes d’excessive violence pour rire à votre détresse, je n’ai pas un cœur de pierre ! Mais dans cette pièce se résume le cœur de votre peur.

Je baisse la tête tandis que je pianote les accoudoirs du trône. Peu importe où je vais, je ne saurai échapper à la révélation.

— Je vous écoute, dis-je.

— Il paraît que vous trouvez le système monarchique archaïque. Mes pensées rejoignent les vôtres, là n’est pas le débat. Mais au moins d’une révolution au cœur même de votre reinaume, il s’agit bien de l’avenir qui vous attend.

— J’en suis consciente.

— Vous ne désirez pas être reine. Pas par manque d’envie. La raison profonde est que chaque fée sera votre sujet, et vous jugez que leur vie sera entre vos mains. Que tout problème survenant dans votre territoire serait de votre responsabilité. Ceci est une frayeur extrêmement commune. La peur de l’avenir et de l’inconnu.

— Et comment m’y remédier ?

— J’ai une petite idée…

Ethel claque des doigts et le décor se décompose. Les couleurs fondent, la lumière faiblit. Des ténèbres resurgissent, toutefois c’est éphémère.

Je reprends possession de mon corps, et j’en soupire de soulagement. Tandis qu’Ethel continue de me jauger, tandis que je me remets de ce voyage particulier, Isline surgit derrière moi et m’attrape les épaules.

— Princesse ! s’alarme-t-elle. Tout va bien ?

— Le trajet n’était pas des plus agréables, avoué-je. Mais c’était nécessaire. Et je crois avoir réalisé l’essentiel.

— Alors c’est fini ? Vous avez réussi chacune des épreuves ?

— Pas exactement, corrige Ethel. Elle ne fait que commencer. Je ne saurai même dire quand elle l’aura réussie.

— Pardon ? Qu’entendez-vous par là ?

— Les instructions de votre reine étaient volontairement vagues. Elle ne s’attendait pas que trois simples rencontres la transformeraient d’alcoolique notoire à fée mature digne d’héritier. Je reconnais malgré tout qu’elle se situe sur la bonne voie. Et il se trouve que je nourris aussi cette envie de découverte comme remède contre la peur.

— Quoi ? Où comptez-vous l’emmener ?

— En autant d’endroits que possible. Notre quête ne fait que débuter. Capitaine Isline, vous connaissez le chemin du retour. Ne vous en faites pas, j’ai laissé assez de nourriture pour mes chats !

D’une main, Ethel attire un balai dont elle enroule le manche autour de sa paume. De l’autre, elle génère un trou suffisamment large sur le toit que pour nous permettre un passage. C’est ainsi que nous nous installons toutes les deux sur le balai et débutons notre périple. Sous les protestations d’Isline, et avec mon accord, nous allons par-dessus la forêt. Chouette, je n’aurai pas besoin de mes ailes !

— Est-ce que mes visions se concrétiseront ? crains-je.

— L’avenir n’est jamais écrit, rassure Ethel. Concentrons-nous sur le présent. Élargissons nos perspectives. Réalisons ce voyage initiatique.

Tout ce temps, je n’étais pas prête. Je n’avais aucun but. Je fuyais mes responsabilités. Ethel disait vrai tout du long. Elle sera ma guide, mais à la fin, il s’agit de mes devoirs.

Partons, et revenons bien plus tard.

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