Les traces

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La gorge nouée, les yeux humides, je quitte la pièce en claquant la porte derrière moi dans un bruit sourd qui se répercute dans tout l’étage. J’avance dans le long couloir de forme ovale et tente de maintenir la douleur avec toute ma volonté. En premier, ce sont les larmes qui s’échouent sur mes joues puis ma main se pose sur ma poitrine et serre le haut de ma robe de toutes ses forces alors qu’un cri s’échappe de ma bouche et que je tombe à genou, brisée.

Le souffle court, chaotique à cause de mon chagrin, je repasse inlassablement la scène dans ma tête. Tout me heurte : la souffrance, la méchanceté, la solitude, le regret, puis ce regard vide, le visage déformé, inerte. Mon être entier est pris de tremblements, mais aussi de dégoût. La bile me monte dans la gorge alors que je retiens un haut-le-cœur.

Depuis le temps, je devrais y être habituée, toutefois, l’espace qui sépare mes missions font qu’elles se transforment en un vague souvenir et qu’à chaque intervention, elles redeviennent une première fois. Je m’adosse à la paroi sableuse chaude en ce début de matinée et plonge ma tête entre mes jambes pour me calmer. Je sais qu’une partie de mes émotions ne m’appartient pas, que cette douleur n’est qu’un reflet de ce que j’ai infligé au prisonnier, pourtant, elle trouve tout de même un écho dans mon cœur.

Suis-je si différente de lui ? Aux yeux de Victor, à n’en pas douter, mais au fond, je pense qu’il m’utilise. Le jour où je n’aurai plus d’intérêt, alors ce sera moi qu’on enfermera dans cette prison ovale et qu’on fera disparaître. Malgré tout, je tiens à la vie et c’est ce qui me force à obéir et me taire.

Peut-être que tout serait plus simple si je pouvais en parler autour de moi, toutefois, les personnes comme moi sont dissimulées aux autres. Les collègues de travail n’existent pas dans ce milieu. La raison de ce silence est compréhensible : si nous nous retrouvions, les dégâts seraient terribles. Notre pouvoir serait décuplé et inarrêtable. Seuls les Vides avaient une possibilité de nous atteindre, mais tous se sont éteints ces dernières années.

Les Pääs n’ont donc d’autres choix que de nous maintenir dans l’ignorance. Je sais que nous ne sommes pas nombreux et, pourtant, même ce chiffre infime suffit à effrayer tout le monde. Alors en plus de vivre dans une solitude quotidienne, j’affronte celle de ma tâche de la même manière.

Je me relève enfin, époussette ma robe, essuie mes larmes et avance dans le long couloir pour regagner les escaliers qui me feront sortir de cet Enfer. Deux étages plus bas, c’est le sable qui accueille mes premiers pas. Je remonte ma tenue avant qu’elle ne traîne parterre et rejoins Huono à quelques mètres.

Située à l’ouest de la Capitale, c’est la plus importante ville de la région de Lukita. Le territoire désertique diffère de celui où je vis et de là où j’ai grandi. La légende raconte qu’à sa découverte, Sydän était un sol vierge, tapissé d’une immense forêt, avec un lac et bordé au Nord-Ouest d’un océan scintillant.

Pimeys, le troisième Nature, alla à l’Ouest pour créer une région aride, où le soleil brille sans cesse. Les nuits sont courtes, tout comme les averses. C’est un kesä1 permanent.

Les arbres possèdent une teinte ocre avec de grandes et épaisses feuilles orange, octroyant un coin d’ombre aux voyageurs. L’eau scintille d’une couleur d’or et Pimeys décida de construire les premières résidences en forme bombée tels des oignons. Elles permettent à un simple flux lumineux de pénétrer la demeure et la chauffer à longueur de temps.

Chacune des zones offre donc des décors uniques, si on omet la prison. Les maisons de Huono sont faites d’une pierre sableuse trouvable seulement dans ce désert. Personne n’a jamais osé changer les habitations par respect envers les fondateurs de notre pays.

Le Suljettu, bâtiment qui forme les Brumeux, les êtres comme moi, se situe sur ce territoire. Toutefois, ce n’est pas la voie que mes parents m’ont préparé à suivre. Ils ont préféré me mettre à l’école des Pédagogues, à Arvot, grâce à l’aide de mon oncle Ludwig, chef de cette faction.

De leurs mieux, ils ont tout fait pour me maintenir à l’écart de mon destin, enfin durant un temps. Je ne leur en veux pas, ils ont assuré une grande partie de mon éducation et ma scolarisation, se sont sacrifiés pour m’offrir une chance de ne pas avoir cet avenir. Ils m’ont protégé des effets néfastes de ma capacité et surtout turent mon autre aptitude.

Victor a tout découvert et a promis de garder le secret si je le suivais. Une proposition qui ne pouvait se refuser. J’entre dans le Suljettu, vide et silencieux. Cet endroit me donne toujours la chair de poule, car, même si aucune âme n’est visible, leur présence se ressent. D’un pas rapide, des coups d’œil lancé à l’aveugle en espérant croiser une ombre, je me dépêche de rejoindre le välittää.

Malgré sa cécité, Regus m’aide à m’installer dans le sarcophage puis passe ses mains au-dessus de mes yeux qui se ferment et ne se rouvriront qu’à mon arrivée à Kehto.

Les Endormeurs travaillent tous au välittää et je suppose que leur don d’assoupir les autres vient avec leur handicap et que d’ignorer qui ils ont en face d’eux permet de garder le secret sur des voyages importants.

Ce moyen de transport souterrain rapide relie les grandes villes entre elles. Pour rejoindre des villages, chaque territoire possède ses propres spécificités comme le dos de gaselli, une gazelle plus grosse que celle du monde des humains, résistante à la chaleur et au manque d’eau, très agréable pour la traversée de Lukita.

Je m’endors au moment où Regus ferme le sarcophage et me réveillerai dans moins d’une heure accueillie par l’Endormeur de Kehto, Feydemon.

**

À peine réveillé du voyage que Taner, l’intendant de Victor, m’attend mal à l’aise.

— Mademoiselle, vous êtes demandée, commence-t-il.

Je remarque son coup d’œil vers Feydemon et devine pourquoi il fait preuve de retenue.

— Allons-y, dis-je en m’étirant une nouvelle fois.

Dégourdir mes jambes et faire craquer ma nuque est un rituel après chaque déplacement. S’endormir plus ou moins contre son gré n’est pas sans conséquences sur le corps. J’aurais préféré m’activer tranquillement en retournant chez moi, au milieu de la forêt d’Aïti, mais Victor semble en avoir décidé autrement. Nous traversons le hall et je suis surprise que Taner n’emprunte pas le välittää.

— Il souhaite que votre venue soit discrète, nous allons directement à son domicile, pas au…

Il laisse sa phrase en suspens, craignant que notre conversation soit entendue. J’acquiesce en comprenant et avant de sortir Taner me tend un sac que j’observe interloquer :

— Que contient-il ?

— Des vêtements de rechange, dit-il en rougissant. Votre robe… Elle ne passe pas inaperçue.

Aux couleurs noires et orange attribuées à la faction des Brumeux, je ne peux que valider ses dires. D’un geste attentionné, il ouvre une porte, celle des toilettes afin de m’offrir une intimité.

Jusqu’à présent, je ne le sentais pas, mais enfiler des habits légers, un pantalon en lin d’une teinte bisque et une chemise sombre, toujours aux nuances de ma faction, retire un poids de mes épaules et me donne la possibilité de respirer plus librement, de me séparer d’une part de moi, qu’au fond je méprise.

— Très bien, dis-je en sortant. Comment allons-nous voyager alors ?

— Un Chuchoteur m’a fourni des peuras, j’espère que cela ne vous dérange pas ?

Animal typique vu la saison. Les peuras sont des cerfs géants aux bois somptueux et velu, robustes, ils enchaînent les kilomètres rapidement et encore plus si la météo est capricieuse.

J’inspire profondément l’air à la sortie du bâtiment, une bruine se pose sur mon visage alors que le vent caresse mes longs cheveux ondulés. Je n’en ai pas eu conscience avant, mais j’apprécie sentir ce souffle sur ma peau et il m’a manqué le temps de mon voyage à Lukita.

Timidement, je m’installe sur le dos du peura et suis celui de l’Intendant, l’angoisse grandissant lentement dans mon être. Je vérifie le bracelet à mon poignet, sa présence me rassure et m’indique que je n’ai pas de souci à me faire.

— Maintenant que nous sommes seuls, commencé-je, peux-tu me dire ce que Victor me veut ?

— Je crois qu’il s’en veut pour la mission… Il s’inquiète pour toi.

Une moue s’installe sur mon visage alors que je demande à l’animal d’accélérer le pas pour me mettre aux côtés de Taner.

— Ce n’est pas tout, n’est-ce pas ?

— Ma tante t’a réclamé…

Une pointe se loge dans mon cœur. Aurora est comme une seconde mère pour moi et depuis sa brusque maladie, j’admets que je lui rends moins visite. La voir dans cet état, savoir que ni les Pédagogues ni les Protecteurs ne peuvent lui venir en aide, fait naître en moi un sentiment d’injustice et de colère.

— Comment va-t-elle ?

— Mal, je le crains… Ça a empiré depuis notre dernière entrevue.

Je sers la mâchoire, les yeux humides et réclame au peura de partir au galop. J’aimerais avoir le temps de lui parler, de lui demander de m’excuser de mon absence ou abandon… Savoir qu’elle n’est pas déçue de mon comportement. Le trajet dure un peu moins d’une trentaine de minutes et nous laissons les animaux à l’auberge où un Chuchoteur les récupère pour les nourrir.

Mon cœur bat à tout rompre lorsque nous arrivons à la demeure du Pääs, Taner m’accompagne jusqu’au salon où Victor est plongé dans une lecture. Il relève son regard céruléen vers moi, un sourire sincère étire ses lèvres :

— Oryne ! Entre ! Comment vas-tu ? Ces habits te font à ravir, mes costumières ne se sont pas trompées !

— Victor. Merci pour les vêtements. Que se passe-t-il ?

Il ricane avant de reprendre :

— Toujours aussi directe. Installe-toi, tu souhaites du teetä ?

— Victor, m’agacé-je.

— Très bien… Je voulais être certain que cette mission s’est bien déroulée…

— Comme toujours.

Il suspend son geste et souffle en terminant de me servir.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je veux être sûr que tu te sens bien… Tu sais que j’aimerais faire autrement, mais…

— Mais tu ne te sépareras pas de moi, coupé-je. Jusqu’à quand ?

Ses yeux s’écarquillent :

— Nous sommes amis avant tout, Oryne.

— Qui était-ce ?

Il hausse un sourcil, ne saisissant pas ma question.

— Qui était cet homme ? Pourquoi ai-je dû agir ?

— Ça t’importe vraiment ? s’étonne le Pääs.

— Tu m’envoies cet ordre de mission sans un mot de plus. Aide-moi à comprendre pourquoi je fais cela, à me sentir moins coupable…

Son air aimable s’envole pour ne laisser qu’un visage dur face à moi :

— C’était un Trafiquant.

Je tombe lourdement sur le canapé et reste quelques secondes sans pouvoir dire la moindre parole. Victor s’installe à mes côtés et pose sa main sur mon genou en reprenant :

— Voilà pourquoi je n’ai rien pu te dire dans la lettre, cette affaire ne doit pas s’ébruiter.

J’inspire profondément et lance :

— Depuis combien de temps cela dure ?

— Je l’ignore.

Je passe une main sur mon visage, abasourdie. Comment ont-ils pu franchir une telle limite ? Les Trafiquants sont rares. Normalement attribués aux Pédagogues, ce sont en réalité des Panseurs qui ont dépassé le point de non-retour en laissant leur don prendre une voie plus sombre que celle d’aider et soigner les Sydäniens.

Pour chacun d’entre nous, la possibilité que nos facultés réveillent ce côté obscur de notre personnalité existe. Cependant, pour les Brumeux comme moi, cette part est utile à la société. Eux deviennent des Punissables, des êtres qui ont abandonné leurs consciences à des fins égoïstes.

— Les Inquisiteurs n’ont obtenu que peu de réponses pour l’instant, reprend Victor. Et j’imagine que les massacres vont continuer.

— Un blocage sur leur esprit, tu penses ?

— C’est certain.

Je déglutis. Mon ami me tend ma tasse et j’en bois quelques gorgées en réfléchissant à vive allure.

— Et les victimes ?

— Il y en a eu deux. Pas de liens établis pour le moment.

Je reste sous le choc. Cette conversation me paraît totalement irréaliste. Les mains tremblantes, je pose la tasse sur la table basse.

— Je dois te poser une question délicate.

— Je t’écoute.

— Qu’as-tu ressenti ? Avait-il des remords ?

— Tu penses qu’il n’était pas maître de lui-même ?

— Je cherche surtout des éclaircissements, m’informe-t-il.

— Il y avait du regret, enfin, ce que j’assimile à cette émotion. Mais pas concernant son acte, c’était autre chose…

— Avait-il peur de mourir ?

— Non.

Ma réponse ne le surprend pas.

— Il a donc agi en son âme et conscience.

Victor se lève et s’approche de son bureau pour y consigner mes dires.

— Puis-je te demander de t’occuper des membres que nous arrêterons ? J’imagine que c’est difficile, mais j’ai entièrement confiance en toi.

— Je le ferai.

Je ferai tout pour protéger mes semblables. Victor acquiesce et termine sa note. Il tente de reprendre un air plus léger, mais j’aperçois bien la lueur d’angoisse qui voile son regard.

— C’est à mon tour de te poser une question, dis-je en plongeant dans son regard.

1. été

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