3.III // Sciences presque exactes

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— Ai-je été assez clair, capitaine ?

— Je… Oui, bien sûr, mon général !

Yohan eut une déglutition douloureuse au moment de ponctuer sa phrase. S’aventurer dans la forêt ? Il frissonna à cette idée. N’avait-on pas assez de problèmes à Antelma ? Pourquoi fallait-il s’en chercher de nouveaux en terre inconnue ? Au moins, le général lui avait donné carte blanche : il n’avait plus qu’à élaborer le plan parfait pour traquer ces parias qui se terraient au fond de la forêt.

Le jeune capitaine marcha un long moment dans les rues crasseuses d’Antelma, les bras croisés et le regard vide. Et si les fugitifs utilisaient encore des armes à feu ? Et s’ils se cachaient dans les arbres pour tirer sur Yohan et ses hommes ? Ils étaient sans doute devenus experts de ce type de terrain, tandis que lui n’en connaissait rien. Tenter de les débusquer était bien trop dangereux !

Le jeune homme s’arrêta un instant et gratta ses courts cheveux roux bouclés. Le monde avait encore une fois bien changé. Dix ans plus tôt, le bâtiment abandonné face à lui était la boutique où il s’achetait ses jeux vidéo, ceux-là même qui l’aidaient à s’échapper du monde réel et à oublier le décès de son père. Il avait ainsi passé plusieurs années à fuir son triste quotidien, avant que celui-ci ne le rattrape et ne vienne lui rappeler qu’il ne pourrait pas vivre éternellement sans emploi. C’était à ce moment qu’il avait bondi sur la transformation de la société imposée par Gaël pour s’engager dans la milice. En plus, cela lui permettait d’enfin tenir une arme à feu, identique à celles pour lesquelles il s’était pris de passion à travers ses loisirs vidéoludiques ! Certes, il aurait préféré ne jamais avoir à s’en servir, et les warzeuls ne lui avaient pas demandé son avis avant de lui rappeler que si la guerre pouvait être divertissante derrière un écran, elle était cruelle et impitoyable dans la réalité. Au moins avait-il réussi à garder son sang-froid pour abattre pas moins de deux de ces choses au corps à corps, ce qui lui avait valu son grade de capitaine… ainsi que d’être toujours en vie.

Non loin, le tintement régulier d’un marteau contre le métal vint l’extirper de ses pensées. Il s’avança et jeta un regard par la porte que le forgeron avait laissée ouverte. Celui-ci était en train de façonner une scie. Yohan resta là quelques minutes sans bouger, fasciné par le soin que le forgeron apportait aux dents de celle-ci.

— Qu’est-ce tu m’veux, gamin ? lança le forgeron à travers son épaisse barbe.

— Rien du tout. J’admire seulement ce que vous faites.

— Ah ! Ben merci. Ça m’a pris du temps, t’sais ? On s’improvise pas forgeron du jour au lendemain, mais tout ça m’passionne. J’ai bien l’intention de dev’nir l’meilleur d’la ville. J’crois qu’j’ai vraiment trouvé ma vocation, cette fois ! J’me présente : Hector. J’étais électricien y’a trois ans, mais toutes les machines, ben elles sont dev’nues inutilisables, alors fallait bien que j’retrouve quelqu’chose à faire d’mon temps !

Yohan ne cessait de fixer les dents d’acier de la lame de scie que l’homme barbu continuait à frapper tout en discutant. Il n’avait pas l’intention de croiser le regard du forgeron, encore moins d’engager la discussion sur son parcours professionnel.

— Et vous pourriez faire… des sortes de pièges ? hasarda Yohan.

— J’peux faire bien des choses. Et si j’sais pas encore faire, c’est un bon défi. Qu’est-ce tu r’cherches ?

— Je sais pas, un objet qui… qui se déclencherait quand quelqu’un marche dessus et qui lui bloquerait la jambe, proposa-t-il en se souvenant de pièges qu’il avait vu dans un jeu vidéo. On pourrait mettre des dents sur la partie qui se referme, comme sur cette scie… pour être sûr de blesser la victime afin qu’elle ne puisse pas s’enfuir.

— Une sorte de mâchoire d’acier, hein ? demanda le forgeron en repeignant grossièrement sa barbe de ses doigts crasseux. J’vais voir c’que j’peux faire. Repasse donc d’main !

Yohan tenait son plan et ses yeux verts s’illuminèrent d’un coup. Il allait remonter la trace des fugitifs, trouver par où ils passaient pour atteindre Antelma, et truffer leur parcours de pièges. Il n’aurait plus qu’à attendre quelques jours et retourner voir s’il en avait attrapé un. Alors il lui ferait cracher la vérité par la force des armes et le sommerait de lui révéler la position de leur campement. Mieux, il l’obligerait à le guider vers leur base ! Une fois celle-ci localisée, il demanderait au général une centaine d’hommes pour raser cette ignoble poche de résistance !

***

Si la structure même du siège du gouvernement n’avait guère changé, les services disponibles au rez-de-chaussée n’avaient plus rien à voir avec ceux offerts aux Sagittariens huit ans plus tôt. Cela faisait bien longtemps que les entretiens d’épanouissement faisaient partie du passé, par exemple, mais Gaël avait profité des locaux ainsi libérés pour y installer ses alchimistes. Il espérait ainsi ne pas les perdre comme son équipe scientifique, trois ans plus tôt : après tout, aucun endroit à Antelma n’était mieux protégé que le domaine du Roi ! De plus, cela facilitait considérablement les échanges et les prises d’information, les téléphones étant hors-service depuis que les antennes n’étaient plus alimentées en énergie.

Ainsi, il suffisait au jeune dirigeant d’Antelma de descendre quelques escaliers pour obtenir tous les renseignements dont il avait besoin, les locaux de la milice étant installés juste en face de ceux des alchimistes. Ce fut la porte de ces derniers qu’il franchit avec une attitude presque théâtrale.

— Messieurs, apportez-moi vos nouvelles conclusions vis-à-vis des warzeuls ! L’étude de leurs dépouilles vous a-t-elle permis d’en apprendre davantage ?

L’un des hommes présents, surpris par l’apparition soudaine de leur Roi, échangea un regard avec ses collègues et hocha la tête sans un mot. Il était plutôt âgé, ce qui permettait d’en déduire qu’il avait connu l’ère de la biosynthèse et celui des centrales nucléaires. Gaël faisait confiance à ce genre de personne : son expérience de toutes les époques était un atout inestimable pour la société.

— Eh bien, pas vraiment… On a déjà pu observer, depuis le début, qu’ils n’ont pas de sang, ni même d’organes, ce qui est assez stupéfiant. En fait, ce sont des coquilles vides, sans température corporelle, qui ne se décomposent pas : pour preuve, celui-ci est resté intact trois ans après avoir été abattu, dit-il en désignant le corps sans vie de l’un de ces monstres, posé là sur une table en bois. Nos connaissances ne sont pas suffisantes pour expliquer comment ils vivent... Je crois qu’il faut accepter que nous soyons face à des êtres totalement inconnus et différents de ce que nous connaissons. Des sortes… d’esprits, animés par une quelconque magie.

Gaël fronça les sourcils sans dire un mot. L’homme n’ayant guère le choix, il continua à expliquer ce qu’il savait, ou pensait savoir :

— Il y a trois ans, on a vu qu’ils parvenaient à esquiver les balles des armes à feu. Ils sont capables de se téléporter, et peut-être qu’ils arrivent à détecter l’approche rapide du plomb pour déclencher ce déplacement instantané par pur réflexe.

— En quoi cela nous aide-t-il ? Vous m’avez déjà dit tout cela ! s’agaça Gaël qui ne se souciait guère de ces détails techniques.

— Je… Eh bien, c’est là que nous avons peut-être du nouveau, bafouilla le vieillard, paniqué par l’attitude de Gaël. À base des comptes-rendus de combat et de… heu, fines analyses de ces cadavres, nous avons déduit que c’était l’acier qui semblait inhiber leur capacité à se téléporter. Il y a huit ans, le warzeul abattu dans la mine l’a été à l’aide d’une pioche en acier. Il y a trois ans, lors de l’attaque, ils l’ont été soit au moyen d’un couteau de combat en acier, soit grâce à un coup de crosse de fusil, lui-même partiellement composé d’acier. C’est pour cela que nous avons recommandé cet alliage aux forgerons en charge de ré-équiper votre milice.

— Fort bien. Toujours pas de solution en vue pour remettre en marche les centrales ?

Le vieil alchimiste frotta un instant le sommet de son crâne échevelé. Il n’avait jamais osé le dire à Gaël, mais il n’avait aucune formation scientifique, quelle qu’elle fût.

— Je suis navré mon Roi, mais non. Et cela s’annonce compromis. Toutefois, n’avons-nous pas prouvé être capables de vivre sans cela ?

Gaël haussa les épaules. C’est vrai, la société parvenait à évoluer à sa manière en dépit des circonstances. Peut-être la situation actuelle était-elle même d’autant plus propice à sa souveraineté. Après tout, des foules dépourvues d’information et d’éducation pour les plus jeunes étaient bien plus aisées à manipuler.

— Vous avez raison : nous nous en passerons. L’essentiel, pour le moment, est d’avoir des soldats entraînés et équipés pour combattre les warzeuls.

Sans ajouter un mot, Gaël fit volte-face et quitta la pièce pour rejoindre ses quartiers.

***

— Et voilà mon gars ! Comment tu l’trouves ?

Yohan considéra l’objet un bon moment sans dire un mot. Une sorte de gueule métallique, aux crocs acérés, était ouverte sous ses yeux. En son centre, un mécanisme permettait de refermer la mâchoire dès lors qu’on appuyait dessus. Ces fous dans la forêt n’auraient qu’à mettre un pied à l’intérieur et ils seraient fichus. À condition que cela fonctionne…

— Je veux le voir en action, ordonna le jeune capitaine.

Sans même répondre, le forgeron attrapa une barre de bois derrière lui et vint presser le mécanisme du piège à l’aide de celle-ci. En une fraction de seconde, les crocs d’acier se refermèrent sur la barre, la brisant en deux.

— Ça f’ra pareil avec les os d’tes cibles ! ricana le barbu.

— Fais m’en vingt autres, forgeron. Le Roi saura te récompenser, tu peux en être certain.

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