Chapitre 4 : Rage

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« Si quelqu'un veut leur nuire, un feu sort de leur bouche qui dévore leurs ennemis : c'est ainsi que doit périr quiconque voudra leur nuire. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 11, 5)

L'hiver n'était pas du tout la saison préférée d'Alice. Déjà, il faisait souvent moche et froid, et les journées étaient courtes. De plus, tout le monde ne parlait que de ski dans la région, et cette activité était bien trop sportive à son goût. Enfin, ce n'était clairement pas la période où les glaciers allaient fondre et les dragons se libérer des montagnes. Bref, il n'y avait rien à tirer de ces mois ennuyeux et lugubres. Tantôt il pleuvait, tantôt il neigeait, mais Alice avait l'impression de ne jamais voir le soleil. La ville était glauque, les sols humides – ou pire, gelés – presque en permanence, et les gens paraissaient tous moroses. À moins qu'elle seule ne le fût, et perçoive ainsi les autres à cause de cela.

Reste que l'hiver aurait pu se passer sans complication supplémentaire. C'était sans compter sur Maxime-Quentin-Lucas et sa sinistre bande d'amis aussi dégénérés que lui. Ce vil personnage n'avait jamais oublié les paroles incisives d'Alice à l'automne dernier. « Gros idiot, » pensait-il sans cesse en lui lançant des regards noirs. « T'vas voir c'qu'il va t'mettre, le gros idiot, bouffonne. » De son côté, elle ne s'en apercevait même pas. Alice n'aimait pas regarder les gens en face, encore moins ceux qu'elle méprisait. Et elle en méprisait beaucoup, farouche misanthrope qu'elle était...

Si elle avait été plus attentive, elle aurait peut-être pu éviter le moment d'horreur qui se préparait. Hélas non, prêter attention à ce qui l'entourait était à l'opposé de sa façon d'être. Autant dire que ça s'annonçait plutôt mal pour elle... Cela aurait pu en rester à des regards noirs, mais Maxime-Quentin-Lucas avait la rancune tenace, et aucune barrière morale. De là à le décrire comme un psychopathe, il n'y avait qu'un pas. Et un psychopathe qui savait attendre son jour pour sa vengeance, un plat qu'il savourerait glacial, telle la nuit d'hiver lors de laquelle il allait frapper aussi fort que lâchement une fille seule et sans défense.

— Elle est là.

— Ouais, j'l'ai vue. C'est l'occasion ou jamais, les gars. On la laisse pas filer.

Alice avait cessé de vérifier chaque soir si la voie était libre. Sa méfiance s'était endormie au fil du temps, ce qui était d'autant plus normal qu'elle faisait parfois des trajets entiers sans vraiment s'en rendre compte, tant elle était perdue dans ses traditionnelles rêveries. C'était comme si son corps et son esprit évoluaient dans des dimensions parallèles. Lorsqu'elle revenait à elle, elle réalisait qu'elle n'était plus au même endroit que la fois précédente où son regard s'était fixé. Ainsi fonctionnait-elle, pour son plus grand bonheur : cela rendait les trajets répétitifs du quotidien tous uniques, d'une certaine façon.

Un premier coup sur l'épaule, asséné par derrière avec une force qui lui sembla colossale, la déstabilisa au point de la faire chanceler. Lorsqu'elle eut rétabli son équilibre et put se retourner, elle porta un regard empli d'effroi sur son ennemi juré : l'immonde Maxime-Quentin-Lucas. La maison était encore loin, et son niveau d'athlétisme plus que discutable ne lui garantissait pas vraiment de réussir à distancer ses agresseurs. Tant pis, il fallait tenter. C'était ça ou mourir, de toute façon.

Et elle courut. De toutes ses forces, jusqu'à bout de souffle. Cela dura quelques secondes, peut-être une dizaine, avant qu'un nouveau coup encore plus brutal dans son dos ne la fasse chuter lourdement au sol. C'était fichu. Elle allait mourir ici et maintenant. De la façon la plus misérable possible, face à des ennemis sacrément moins classes que des wyvernes corrompues, ou même de vulgaires rats géants des abysses.

— On fait quoi maintenant, Evan ?

Ce n'était ni Maxime, ni Quentin, ni Lucas. Ce morbide scélérat se prénommait Evan. Pour ce que cela importait, de toute façon... Il était trop tard. Tout était fini.

— On la défonce, répondit l'intéressé d'un ton sec, sans la moindre hésitation.

Le temps de leur conversation sordide, Alice était parvenue à se relever et à faire face à ses agresseurs. Combien étaient-ils au juste ? Peut-être trois, peut-être sept. Elle ne parvenait plus à faire le tri dans les informations que ses yeux lui renvoyaient. Elle mit les deux mains en avant, comme une tentative de stopper la bande de voyous hélas bien déterminés. Elle se concentra et chuchota quelques mots incompréhensibles.

— Attends, je crois qu'elle essaye de nous lancer un sort ! s'exclama l'un des garçons en riant aux éclats.

— Oh mon gars, c'est là qu'il faut commencer à flipper? Ou plutôt à s'marrer ? renchérit Evan.

Évidemment, aucune magie ne s'échappa de ses mains tremblantes. Les pensées d'Alice se bousculèrent à toute vitesse : elle essaya une nouvelle fois de s'adresser au dragon de la Finive qui lui avait parlé et de lui demander son pouvoir, puis aux « mages d'antan » auxquels il avait fait référence, comme pour puiser dans leurs connaissances ancestrales. Mais rien ne se produisit. Absolument rien. La magie, c'était dans les livres de fantasy, pas dans le monde réel. Et sa triste histoire à elle n'était que l'ennuyeuse réalité. La piqûre de rappel fut douloureuse, mais pas autant que le premier coup en plein visage qui la fit chuter à nouveau.

Il n'y avait pas de magie. Il n'y avait pas de dragons. Il n'y avait rien de tout cela. En revanche, il y avait bien des humains plus fourbes et retors que les démons du chaos eux-mêmes. Il y avait Evan et sa bande. La douleur au visage était déjà insupportable, mais les multiples coups de pieds dans les côtes étaient pires encore. Elle ne les supplia pas, toutefois. Elle resta mutique jusqu'à ce que le calvaire s'achève. Il sembla interminable, et elle eut largement le temps de penser aux dragons qui n'avaient pas volé à son secours. Elle qui croyait tant en eux... Ils n'existaient même pas ! Elle se sentit soudain misérable d'y avoir tant cru, ajoutant une intense douleur morale à sa souffrance physique.

Soudain, plus rien. Si, une phrase dans l'obscurité de la nuit sans lune.

— Elle a son compte les gars, c'est bon.

Elle reçut un crachat au visage. Un crachat qu'elle perçut comme un limon corrosif qui s'attaquait à sa peau pâle.

— La prochaine fois, vérifie à qui tu t'adresses avant de parler de gros idiot. Salope.

Et ils s'éloignèrent. Elle n'était pas morte. Elle souffrait terriblement, mais elle était en vie. Le vent glacial de l'hiver vint lui fouetter le visage, comme s'il voulait l'empêcher de sombrer.

Ses rêves et ses espoirs revinrent instantanément. Tandis qu'elle essuyait le sang qui lui coulait du nez, elle fut soudain submergée par une haine sans limite. Les dragons existaient. Ils viendraient. Ils viendraient et chevauchant fièrement l'un d'entre eux, elle les admirerait en train de purifier le monde de leur souffle enflammé. Mieux, elle les encouragerait. Les misérables humains comme Evan courraient dans tous les sens pour tenter d'échapper à la fournaise. Leurs minables vêtements, par lesquels ils se donnaient un style stupide, brûleraient. Puis leur peau, qui se détacherait lentement de leurs os. Ils exhaleraient leur dernier souffle en la suppliant, elle, la reine-dragon. Elle rirait. Elle rirait de les voir chuter à terre et devenir de ridicules tas de cendres, rapidement dispersés par le vent. Elle ne dirait rien de plus, mais dans la nuit sans lune, son rire ferait écho entre les montagnes éclairées par les seules flammes intarissables des dragons.

Elle se releva péniblement. Tout son corps lui faisait mal. Et pour cause : n'ayant que la peau sur les os, sa résistance aux coups était plus que limitée. Mais elle resterait en vie. Elle devait rester en vie pour se venger de ses bourreaux. Sauf que sa vengeance à elle était un plat qui se mangerait brûlant.

Elle mit un temps fou à rejoindre la maison. Que dirait sa mère ? Elle allait sans doute s'alarmer et crier dans tous les sens. Cela fatiguait Alice d'avance. Elle n'avait pas envie de supporter des hurlements stridents, aussi motivés par de bons sentiments qu'ils fussent.

« Ce n'est pas comme si j'avais le choix, » pensa-t-elle. En effet, elle n'avait pas vraiment d'antre draconique où trouver refuge. Cela serait un jour le cas, espérait-elle, mais en attendant, le seul point de chute qu'il lui restait n'était autre que chez sa mère. Il n'y avait pas d'autre option. Bien entendu, cette dernière cria, comme Alice l'avait prévu. Elle cria beaucoup, et longtemps. Il faut dire qu'elle ne pouvait qu'être choquée par l'état de sa fille, défigurée par la meute de monstres nocturnes menée par Evan.

— Tu vas bien me dire qui t'a fait ça, quand même !?

— Non, répondit Alice d'un ton ferme.

Elle ne lui dirait pas. Si elle lui disait, il y allait y avoir une enquête, et Evan serait peut-être mis en prison ! Il ne fallait pas qu'il aille en prison. Il fallait qu'il reste libre et en vie, pour mieux mourir en courant dans tous les sens lorsque les dragons viendraient venger Alice. Elle voulait le surveiller, le traquer comme il l'avait traquée, et être certaine de pouvoir mener ses amis ailés vers lui le jour venu. Il ne fallait aucun obstacle entre elle et lui.

Elle n'alla pas en cours pendant plusieurs jours suite à ce terrible évènement. Comme sa mère travaillait, Alice passait beaucoup de temps à éplucher Internet dans tous les sens pour en tirer la moindre information sur les dragons. Oh, ce n'était pas vraiment ça qui manquait, mais plutôt la pertinence de celles-ci. C'était si évident que cela sautait même aux yeux d'une rêveuse telle qu'Alice. Rien de tout ce qui pouvait concerner les dragons n'était argumenté : ce n'était que mythes, légendes et fantaisies idiotes. En fait, c'était même surtout la dernière catégorie, ce qui était bien regrettable. Dans les mythes et légendes, il y avait sans doute quelque chose à creuser, comme ça avait été le cas dans le livre qu'elle avait lu à la médiathèque.

Bien qu'Alice n'eût aucun attrait pour l'actualité et encore moins pour les faits divers, elle ne manqua pas un titre qui attira son attention au cours de ses longues heures d'ennui à naviguer aléatoirement sur Internet : « Sallanches – Quatre adolescents décèdent dans une voiture qui prend feu ». La suite de l'article était navrante. Les quatre malheureux avaient visiblement consommé pas mal d'alcool et s'étaient installés dans la voiture des parents de l'un d'entre eux pour fumer des trucs pas très légaux. L'enquête disait que sous l'effet de l'alcool, l'un d'eux avait fait une maladresse avec le briquet et enflammé la banquette arrière. Ils étaient trop saouls pour penser à sortir et avaient plutôt tenté en vain de contrôler le feu qui s'était rapidement propagé dans le véhicule, faisant fondre la carrosserie et scellant les portes du brasier mortel.

À son retour au collège, Evan était absent. Elle ne le revit jamais.

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