Chapitre 8 : Intrusion

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« Lors de leur éveil au Moyen-Âge, les dragons n'avaient pas d'intentions hostiles vis-à-vis de nous. Mais, trahis tour à tour, ils se sont juré de se venger dès qu'ils seraient à nouveau libres. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, III)

Alice fouillait dans le coffre de la voiture, cherchant à préparer au mieux leur expédition nocturne. Elle n'arrêtait pas de repenser à ce que sa mère et elle allaient faire. Bien sûr qu'elle avait peur ! Elle avait toujours été une fille sage, qui respecte les règles et n'envisage même pas de les remettre en question. Si l'une d'entre elles lui déplaisait, comme l'obligation d'aller à l'école, elle réglait le problème en s'échappant dans ses rêves et ses pensées. Mais depuis hier, les choses avaient bien changé... D'ailleurs, elle avait complètement cessé de rêvasser dès cet instant : inutile de fuir vers un imaginaire qui n'avait plus la moindre différence avec la réalité... à cela près qu'elle comptait sur des dragons pacifiques, elle !

Elle prit une petite sacoche à bandoulière qu'elle passa par-dessus son épaule, afin de ramener sans peine les ouvrages qu'elle espérait trouver. Pour l'éclairage, la lampe torche de son téléphone suffirait amplement. Elle était donc prête. Prête à braver l'interdit pour le salut de l'humanité.

Il était minuit passé. Alice et sa mère gravirent la petite pente herbeuse sans échanger un mot, à la seule lumière du petit fragment de lune de cette douce nuit étoilée. Il n'était pas utile d'attirer l'attention avec une lampe torche pour l'instant. Mais l'attention de qui, au juste ? Les moines étaient sans doute en train de cuver leur alcool dans un profond sommeil, et n'avaient aucune raison d'être sur leurs gardes. Pourquoi le seraient-ils ? Pour eux, c'était une nuit comme une autre.

Les nombreux bâtiments étaient entourés d'une épaisse muraille infranchissable. Cela importait peu, puisque personne ne gardait l'entrée en pleine nuit. S'introduire sur les lieux ne présentait donc pas la moindre difficulté. Il fallait désormais pénétrer à l'intérieur, en espérant localiser la bibliothèque assez vite. Il y en avait forcément une, et si les réponses aux questions d'Alice se trouvaient quelque part, ça ne pouvait être que là.

La chance leur souriait. La nuit de fin d'été était si douce que plusieurs fenêtres étaient restées entrouvertes. Inutile, donc, d'entrer par effraction et de déclencher une éventuelle alarme. Et s'il y en avait une ? Alice ignora ses propres doutes et essaya de se rassurer. Cela n'avait aucune importance. Il n'était pas question de faire demi-tour, de toute façon. Et puis, pourquoi est-ce que des moines auraient besoin d'une alarme ? Il ne s'agissait pas non plus d'une bijouterie.

Les deux cambrioleuses en herbe déambulèrent un moment dans les couloirs déserts, éclairées par le téléphone d'Alice. C'était presque trop facile. Elles finirent par ne même plus se soucier de marcher à pas feutrés sur le dallage en pierre brute. Il n'y avait absolument personne, et si Alice avait vu juste, le dortoir était ce bâtiment éloigné, surplombant les autres. Pas de quoi s'en faire, donc.

À en juger par l'état des lieux, il y avait des bâtiments de deux époques différentes. Elles étaient entrées par de vieilles bâtisses croulantes aux toits de tuiles rouges, tandis que le reste paraissait bien plus moderne avec ses toits d'ardoise d'une régularité parfaite. Or, ce qu'Alice cherchait datait du XIVe siècle, il était donc naturel dans son esprit de commencer les recherches dans l'ancien monastère... Elle était bien consciente que les livres avaient pu être déplacés, surtout s'ils étaient vieux de plusieurs centaines d'années, mais il fallait bien débuter les recherches quelque part.

Jean Eudes d'Entremont avait-il été quelqu'un d'important au sein de l'Ordre ? Trouverait-on quoi que ce fût à son nom ? Peut-être avait-il été banni pour hérésie, avec ses histoires de dragons. Pas certain que des catholiques hermétiques eussent toléré ses visions fantaisistes. Alice fut soudain terrorisée à l'idée qu'ils pussent avoir brûlé les écrits du vieux moine, au point qu'elle s'arrêta un instant, le regard vide, sous celui perplexe de sa mère. Sauf s'ils avaient tous vu les mêmes choses et gardé le silence ? Cette pensée la rassura suffisamment pour continuer.

Alice poussa aussi discrètement que possible une massive porte de bois, puis jeta un œil dans l'entrebâillement. C'était la distillerie. C'était là que les pères Chartreux préparaient leur célèbre liqueur verte. D'où leur venait cette tradition ? Buvaient-ils par ennui, ou pour oublier ? Et pour oublier quoi ? Leur quotidien fade, ou des visions de cauchemar venues du ciel ?

Elle ne put s'empêcher de regarder à la lumière de sa lampe torche toutes les bouteilles dispersées sans aucune logique sur les tables et étagères de la pièce. Le vert de la liqueur se reflétait vivement à la lumière agressive de son téléphone. Le rouge aussi. Le rouge ? Alice revint en arrière. Il y avait là une petite bouteille au contenu rouge. Elle la saisit de sa main gauche et lut l'étiquette en fixant son rayon de lumière sur celle-ci : « Élixir de Grande Chartreuse au sang-dragon (3) ». Du sang-dragon !? Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Les pères Chartreux avaient-ils véritablement du sang de dragon à disposition ? Pourquoi diable en auraient-ils inclus dans leur liqueur ? Pourquoi est-ce que cette variante était introuvable dans le commerce ?

Sans hésiter un instant, Alice mit la mignonnette de liqueur dans sa sacoche et repensa à son objectif : la bibliothèque. Il fallait la trouver ! Elle se tourna vers sa mère et hocha la tête sans ajouter un mot. Les deux firent demi-tour et se remirent à la recherche de leur objectif initial.

Lorsqu'elles trouvèrent enfin ce qu'elles cherchaient, leur sang se glaça d'un coup. Il y avait de la lumière ! Une lumière blafarde dans un coin de la pièce. Et juste à côté de celle-ci, un moine en train de lire. « Fichu insomniaque ! » pensa Alice en cachant l'éclairage de son téléphone de sa main gauche. Qu'à cela ne tienne : il semblait absorbé et l'enjeu était trop important.

Accroupies, mère et fille auraient voulu se fondre dans l'éther pour quelques instants. Hélas, le monde réel ne permettait pas ce type de faculté, aussi devaient-elles se montrer les plus discrètes possible. Alice regardait les livres en quête d'une certaine logique d'organisation, mais cela lui échappait totalement, et elle ne parvenait pas à se concentrer à cause de la présence du moine. Il ne s'agissait pas d'un ordre alphabétique, ni thématique... Elle devait comprendre !

— C'est classé par période, chuchota sa mère.

Elle avait raison ! Chaque rayonnage correspondait à une époque différente, il n'y avait plus qu'à trouver le XIVe siècle. C'était dans la poche, elles allaient trouver les livres de Jean Eudes d'Entremont !

Cela aurait en effet été dans la poche si une forte tonalité n'avait pas résonné entre les murs de pierre brute de la bibliothèque. Alice se demanda un instant d'où venait ce bruit, mais comprit instantanément en plongeant son regard dans celui effrayé de sa mère. C'était son téléphone. Elle ne l'avait pas mis en silencieux, et elle avait dû être destinataire d'une de ces stupides newsletters qu'on reçoit chaque nuit sur le coup des une heure du matin. Évidemment, le moine insomniaque avait réagi sans tarder, interrompant sa lecture et cherchant du regard l'origine du bruit dans toute la pièce.

– Qui va là !? gronda-t-il de sa voix rocailleuse.

Il n'était pas évident pour lui de localiser la mère et sa fille. D'une part, la tonalité avait fait écho entre les vieux murs, et il était difficile de situer d'où elle provenait exactement. D'autre part, Alice avait à nouveau caché sa lampe torche. Cela leur offrit un court sursis pour faire le point.

— Continue à chercher ! chuchota la mère d'Alice.

— Mais... et toi ? répliqua l'intéressée, morte d'inquiétude.

— Si on doit se faire attraper, autant éviter que ce soit toutes les deux.

Sans plus attendre, la mère d'Alice se redressa et courut à l'extérieur de la pièce. Le moine grassouillet l'avait bien vue, et il lui emboîta le pas aussi vite qu'il le put, mais il était bien loin du niveau d'athlétisme de la jeune montagnarde. Cette dernière ralentissait parfois son rythme exprès, afin que le vieil homme n'abandonnât pas la poursuite. Elle devait l'éloigner d'Alice à tout prix. Le faire sortir du bâtiment, voire du monastère.

Pendant ce temps, Alice avait le champ libre. Tremblante de peur mais déterminée, cette fois en position debout, elle se remit à éclairer les rayons de livres poussiéreux de sa lampe-torche. Les ouvrages rangés ici n'avaient pas été consultés depuis des dizaines, voire des centaines d'années pour certains.

Elle le tenait ! Le XIVe siècle. Jean Eudes d'Entremont ! Il y avait deux ouvrages à son nom. L'un s'appelait, sans grande surprise, Observatoire du dragon. Quant au second, Alice resta bouche bée un instant, avant de finalement trouver son titre plutôt naturel : Observatoire de la magie, était-il écrit en lettres dorées sur le gros livre brun. Elle mit les deux dans sa sacoche, sans réfléchir davantage. Il fallait sortir d'ici. Et si le lecteur nocturne avait réveillé ses comparses ? Alice essaya de se rassurer. Impossible : le dortoir était beaucoup trop loin de la bibliothèque. Pas de temps à perdre pour autant, elle devait filer, et vite.

Éclairée par sa lampe torche, elle courut dans le couloir, le bruit de ses pas résonnant lourdement entre les immenses murs. En se retrouvant à l'air libre, elle fut instantanément soulagée, comme si elle pouvait respirer à nouveau après une apnée interminable. Elle aperçut le vieillard en train de revenir vers le bâtiment, mais cela la rassura plutôt que de l'inquiéter, car il avait de toute évidence abandonné l'idée de poursuivre sa mère, et ne fut pas vraiment difficile à contourner en milieu extérieur.

Alice sortit du monastère et dévala la pente herbeuse aussi vite que possible, persuadée de retrouver sa mère près de la voiture. C'était le seul point de rendez-vous possible, de toute façon. Et cette fois-ci, pas de mauvaise surprise : elle était bien là, fidèle au poste. Toutes les deux se faufilèrent sans attendre dans le véhicule en se jetant un regard entendu, et la mère démarra en trombe, comme s'il fallait échapper à un dragon rugissant.

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Sang-dragon (3) : Le sang-dragon est une substance résineuse rougeâtre produite par diverses espèces végétales, utilisée depuis l'Antiquité comme matière médicale et comme colorant. Rien à voir avec le sang d'une créature de légende, donc.

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