Chapitre 12 : Désolation

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« En ces jours-là, les hommes chercheront la mort, et ils ne la trouveront pas ; ils souhaiteront la mort, et la mort fuira loin d'eux. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 9, 6)

Assise dans un coin de la pièce, profitant de son premier moment de calme depuis l'arrivée destructrice du dragon, Alice essayait de faire le point tandis que ses deux compagnons d'infortune peinaient à gérer leurs émotions. Les néons blafards, clignotant frénétiquement pour certains, n'aidaient pas vraiment à la concentration. Elle devait déjà trouver sa mère. Mais où pouvait-elle être ? Était-elle au moins en vie ? Les récents évènements avaient été bien trop violents pour son esprit et elle n'arrivait pas à réfléchir sereinement. Non seulement il y avait là un monstre intouchable en train de ravager la ville, mais elle était sa cible numéro un, à cause des pouvoirs magiques qu'elle avait en elle. Depuis cette révélation, elle avait l'impression de perdre la tête. C'était comme si... une voix résonnait dans son esprit, sans qu'elle ne parvienne à comprendre ses paroles. De temps en temps, la voix semblait douce et apaisée, comme si elle voulait prodiguer quelque conseil. Parfois, elle semblait rugissante, comme si elle s'énervait contre Alice, comme si elle voulait... sortir de sa tête, mener sa propre existence et prendre ses propres décisions.

Alice aurait voulu interpréter ses propos. Mais au contraire des dragons dont le langage était immédiatement traduit par l'esprit, la voix qui résonnait dans sa tête n'avait aucun sens. Seules ses intonations pouvaient se traduire en émotions plus ou moins marquées. Présentement, elle lui paraissait... bienveillante.

— Alice, meuf, c'est quoi ton plan là ? Squatter ici et attendre que ça passe ?

— Un peu, oui. Je me dis que le dragon va finir par s'éloigner, une fois qu'il aura terminé son ravage.

— Et tu devais pas l'empêcher de faire ça ? Tu m'as dit que t'étais capable de le battre !

— Je ne sais pas... Là, tout de suite, je ne peux rien faire, non. Seule, je ne peux pas.

— Mais t'es pas seule, meuf ! Dis-moi comment j'dois t'aider !

Alice regarda Guillaume dans le blanc des yeux. Et si...? Non. Elle ne ressentait rien pour lui. C'était impossible qu'elle ressente quelque chose pour un tel abruti. À moins que ce ne fusse sa misanthropie qui lui voilait ses propres sentiments ? Non. C'était impossible. Pas Guillaume. Jamais Guillaume !

— Tu peux rien faire... Pas contre le dragon. Par contre je dois retrouver ma mère.

— Ah, ta daronne ! Mais ta maison elle a cramé vénère. Du coup c'est chaud, tu vois c'que j'veux dire ?

Plutôt « chaud », oui. Mais Alice ne comptait pas lâcher l'affaire si facilement. Elle la retrouverait.

Leur dialogue fut soudain interrompu par un vacarme inouï. Le dragon était de retour, il était là, juste au-dessus de leurs têtes, en train de dévaster le bâtiment ! Alice n'espérait que deux choses : d'une, que son plan de se mettre à la cave soit une bonne idée, et de deux, que le monstre ne puisse pas sentir son aura magique à travers les murs. Il fallait y croire !

À l'extérieur, la dévastation continuait. Pourquoi le dragon était-il revenu par ici ? Y avait-il des survivants ? Sa mère peut-être ? Ou bien répandait-il la destruction par pur plaisir, comme un enfant s'amuse en renversant tous ses jouets ? Impossible de savoir, et hors de question d'aller jeter un œil, aussi furtif soit-il.

Et puis, le silence. Plus aucun bruit, plus aucune secousse. Les trois adolescents restèrent mutiques pendant de longues minutes, comme s'ils avaient peur que le moindre chuchotement fasse revenir le monstre. Ce ne fut qu'après une trentaine de minutes qu'Alice se leva et s'avança dans le couloir, pour aller confirmer l'étendue du désastre.

Dès ses premiers pas, elle comprit à la lumière qui se faufilait dans la cage d'escalier qu'il n'y avait plus de bâtiment au-dessus de sa tête. Et en effet, une fois les quelques marches gravies, elle put apprécier le courant d'air glacial qui vint lui caresser le visage. Le ciel était redevenu gris et les flocons tombaient à vive allure, recouvrant lentement un décor post-apocalyptique tout en noir et blanc.

Alice fit quelques pas dans la fine couche de cendres et de neige, puis scruta les alentours. Aussi étonnant que cela pût paraître, il n'y avait presque plus un seul bâtiment en proie aux flammes. Les incendies qu'avait déclenché le monstre étaient si virulents que la plupart des zones touchées avaient totalement disparu, carbonisées. Nulle bâtisse n'avait été épargnée, mais quelques pans de murs encore debout occultaient la ligne d'horizon.

De toute façon, il n'y avait rien de plus à voir à l'horizon. Tout n'était que ruines et désolation. Mais Alice avait le champ libre pour explorer ce nouveau monde. Et si sa mère s'était elle aussi réfugiée dans un sous-sol ? Elle avait largement assez de bon sens et de réflexes pour y parvenir, d'autant plus que le garage entièrement bétonné de la maison ne risquait pas de brûler. La voix dans la tête d'Alice semblait elle aussi la pousser dans cette direction. Bien que ses paroles restassent un charabia incompréhensible, son ton semblait affirmatif lorsqu'elle songeait à vérifier les ruines de sa maison.

Elle devait en avoir le cœur net. Ce n'était qu'à quelques pas de là, alors elle se mit en marche, oubliant totalement ses deux compagnons. Non qu'elle aurait refusé qu'ils la suivent, mais elle avait tout bonnement oublié leur existence, tant elle était concentrée sur ses autres objectifs !

La maison était, encore quelques heures plus tôt, un chalet alpin plutôt classique, bien qu'il n'en restât maintenant plus rien. Toutefois, la pente goudronnée descendait toujours vers le garage souterrain dont la lourde porte métallique était restée debout. Alice frappa d'abord timidement, puis très franchement à celle-ci, mais aucune réaction à l'intérieur ne se fit entendre, quelle que fût son approche. Alors, elle entreprit d'utiliser l'escalier reliant ce qui était autrefois la cuisine au garage. Les marches de béton n'avaient naturellement pas bougé, elles étaient d'ailleurs tout ce qui restait : la belle cuisine lambrissée n'était plus qu'un lointain souvenir, de même que son beau parquet vitrifié.

Alice s'engouffra dans l'escalier bétonné et dévala les marches aussi vite qu'elle put. Sa mère était là. Inconsciente, mais là. Avait-elle succombé aux vapeurs brûlantes qui régnaient encore à peine une heure plus tôt ? Non, elle respirait encore !

— Maman ? Maman, bouge ! Faut pas rester là ! hurla Alice, qui perdait le contrôle de ses émotions.

— Je... Alice ? Tu es... en vie ? balbutia péniblement sa mère.

— Évidemment que je le suis ! C'est toi qui n'avait pas l'air de l'être...

Sa mère se releva péniblement avant de serrer sa fille dans ses bras. Alice interrompit assez vite ce moment de tendresse pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Et les livres du monastère, ils...?

— ... ont brûlé, ponctua froidement sa mère.

Encore une mauvaise nouvelle. Cela devenait banal, à force... Alice regarda sa mère dans le blanc des yeux. Elle l'aimait, et beaucoup plus depuis le début des évènements liés aux dragons. Mais était-ce naturel, ou fallait-il y voir un symbole magique ? Tous les enfants aimaient leur mère, n'est-ce-pas ?

Comment M. Sylmer avait-il fait pour déclencher le courant magique ? Il avait simplement attrapé la main d'Alice, mais ne semblait pas l'avoir fait au hasard. Il savait, ou alors... il s'était simplement fié à ses sentiments, ce qui correspondrait au fonctionnement décrit par Jean Eudes dans ses écrits, écrits qui étaient désormais perdus... À partir de maintenant, il faudrait improviser.

Alice attrapa la main de sa mère avec un air faussement innocent, comme pour tenter de se convaincre de sa relation avec elle sans pour autant éveiller ses soupçons. Rien ne se produisit.

— On fait quoi maintenant, m'man ?

— À mon avis, on essaye déjà de survivre, donc on rassemble tout ce qu'on peut trouver à manger, et de quoi se tenir chaud.

Elle n'avait pas tort. Alice sentit son estomac gargouiller, comme pour répondre affirmativement à la proposition de sa mère. Et ce ne serait pas évident de trouver des vivres intacts...

Nul n'aperçut de dragon pendant les quelques jours qui suivirent. Alice et sa mère fouillaient les ruines de commerce et trouvaient en fait assez facilement de quoi se sustenter, comblant à la fois leurs estomacs et leur inquiétude. De temps à autre, elles croisaient quelques survivants, mais la nature humaine n'avait guère changé : les gens se regardaient avec méfiance et s'évitaient. Certains, même, semblaient développer de l'animosité envers leurs semblables, probablement à cause de la concurrence sur les ressources disponibles.

Alice avait défini la cave de l'école comme leur refuge de référence. C'était de toute façon le plus sûr, si le dragon se décidait à revenir. Elle n'avait pas revu Elsa et Guillaume, les deux ayant sans doute choisi de mener leur propre existence morose parmi les ruines. À moins qu'ils ne fussent morts de faim, après tout... étaient-ils suffisamment intelligents pour se prendre en main du jour au lendemain ? Peu importe ce qu'il était advenu d'eux, de toute façon : ils n'avaient vraisemblablement aucun rôle à jouer dans ce nouveau monde.

Malgré l'esprit de compétition qui régnait vis-à-vis des ressources, quelques âmes en peine rejoignaient parfois Alice et sa mère, échangeant quelques mots autour d'un feu de bois improvisé à l'aide des livres de cours et des planches des étagères. Ces personnes-là allaient et venaient, partant chaque jour en quête de quelque chose pour couper leur faim, et revenant parfois à la tombée de la nuit, si elles avaient survécu jusque-là. L'hiver n'épargnait personne, et si Alice et sa mère avaient eu le bon sens de récupérer quelques plaids et couvertures qu'elles avaient trouvé, des personnes dans la rue mouraient chaque jour du froid. On voyait leurs corps sans vie sur les routes inusitées, sur les trottoirs, mais ils finissaient par disparaître sous la couche de neige grandissante, qui n'était bien évidemment plus gérée par un quelconque service de la commune.

La voix qui résonnait dans la tête d'Alice ne l'avait pas quittée. Elle résonnait chaque jour, de façon plus ou moins forte, plus ou moins fréquente, plus ou moins douce... mais toujours présente.

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