Chapitre 14 : Effondrement

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« Confiants après leur victoire sur Dappānu (6), les hommes ont alors organisé de multiples expéditions dans le but de traquer et emprisonner les autres dragons. Cela ne se fit pas en un clin d'œil : de 1350 à 1850, il leur fallut non moins de cinq siècles pour dénicher et vaincre chacun d'entre eux. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, III)

Alice n'avait jamais couru aussi vite de sa vie. Elle parvint in extremis à contourner l'angle d'un reste de bâtiment, évitant de justesse que le dragon ne la saisisse. Mais jusqu'où devrait-elle aller ? Elle ne connaissait rien de ce secteur de la ville et n'avait pas la moindre idée d'un éventuel souterrain qui pût lui sauver la mise. Le coup de la plaque d'égout ne fonctionnerait pas une nouvelle fois, d'autant plus qu'il n'y avait aucun compagnon pour l'aider à ouvrir la grille, cette fois. Elle en serait presque venue à regretter Elsa et Guillaume...

Le problème quand on ne fait jamais de sport, c'est qu'on a du mal à courir bien et longtemps. Et quand il s'agit de le faire sur un mélange de neige et de glace, c'est tout de suite plus compliqué. Bref, en voulant prendre un nouvel angle rapide, Alice était tombée, et s'était fait sacrément mal au genou par la même occasion : le moment rêvé pour cela...

Allongée sur le dos, les bras écartés, elle ne parvenait pas à se relever. Si le genou n'était sans doute pas cassé, il était bien trop douloureux pour qu'elle parvînt à continuer sa fuite. De toute façon, c'était trop tard : le dragon était là, juste devant elle.

— Zoé, je fais quoi maintenant ? pensa-t-elle, désespérée.

Je ne sais pas Alice... Je crois que ça devient compliqué pour toi. Enfin, pour nous...

« Nous »... Elle devenait complètement schizophrène. Elle se parlait à elle-même, ou plutôt, à un être imaginaire dans sa tête ! Elle était deux, et bientôt zéro. Quelle ironie. Ne pouvait-on pas faire une moyenne ? Comme ça, elle serait un, et elle pourrait continuer à vivre normalement. Était-ce possible de négocier cela avec le dragon ?

Le monstre saisit Alice d'un geste presque délicat, pour la ramener devant sa gueule. Elle sentit l'insupportable chaleur sortir par ses narines rougeoyantes.

On dirait que... ton compte est bon... graine de... magie.

Elle était deux ! Alice, et Zoé. Et elle s'était suffisamment attachée à Zoé pour aller jusqu'à lui trouver un nom. Et si... Et si Zoé pouvait être sa partenaire magique ?

Alice avait les deux bras libres, le dragon n'ayant enserré que son buste de sa main écailleuse. Qu'avait-elle à perdre ? Dans le pire des cas, ce serait un coup de bec dans l'eau, et elle ne paraîtrait ridicule qu'aux yeux d'un monstre qui avait de toute façon l'intention de la dévorer... Elle tendit son bras droit vers la gueule du dragon et serra son poignet de sa main gauche. En une fraction de seconde, les filaments de lumière verte qu'elle avait déjà pu observer avec M. Sylmer glissèrent le long de ses manches. Elle parvenait à canaliser la magie... seule ! Enfin, presque seule... avec son autre elle qui vivait dans sa tête.

Le dragon resta hébété. Il ne semblait pas bien comprendre ce qui était en train de se produire. Cela ne dura que quelques secondes, mais c'était suffisant pour Alice : elle canalisa son énergie en une lame immatérielle qui, si elle parut terne au premier abord, se mit rapidement à absorber la lumière alentour, assombrissant l'atmosphère. L'arme éthérée brillait de mille feux devant la main d'Alice.

Comment tu... fais ça... humaine ? Je croyais... que vous aviez besoin d'être... deux. Comment...

Elle n'allait pas le laisser finir sa phrase. Au contraire même, elle allait profiter qu'il ait la gueule bien ouverte pour lui projeter la lame magique au fond de celle-ci. Et son esprit n'eut aucun problème à guider le projectile mortel qui trancha la luette du dragon avec une précision parfaite, avant de perforer le fond de sa gorge. Un abondant flot de sang s'échappa d'un coup de la gueule du monstre.

Alice sentit immédiatement son étreinte se relâcher, mais resta accrochée à ses griffes jusqu'à ce qu'il s'effondre entièrement, pour s'éviter une nouvelle chute. Puis, une fois le dragon et la neige alentour redevenus immobiles, elle se figea un instant.

— Qu'est-ce... qu'il vient de se passer ? balbutia Alice.

On l'a eu ! répondit Zoé dans sa tête. On l'a complètement eu !

Il s'était passé trop de choses en trop peu de temps. Zoé avait fait son apparition suite aux révélations déstabilisantes du dragon puis... elle avait pris la parole au moment critique. Et maintenant, Alice et elle formaient un binôme magique, sans qu'on ne pût vraiment distinguer qui était mage et qui était graine de magie, Zoé étant... immatérielle. Immatérielle, mais pas inexistante. Et puis...

Sa mère ! Alice revint instantanément à la réalité et se remit en marche aussi vite qu'elle put avec son genou douloureux, délaissant le corps sans vie du dragon. Nul n'avait jamais réussi à tuer un dragon : au mieux, les humains étaient parvenus à les enfermer sous les montagnes. Ces prétendus immortels avaient usurpé leur statut ; ils pouvaient être vaincus comme toute autre créature, simplement en leur tranchant la gorge.

Mais cette victoire avait un goût amer. Si Alice s'en sortait presque indemne avec un impressionnant trophée à son tableau de chasse, sa mère ne pouvait pas en dire autant... Elle ne pouvait plus dire grand chose en réalité. Était-elle encore seulement en vie ? De chaudes larmes, qui gelaient presque instantanément, coulèrent le long des joues d'Alice.

— À l'aide ! À l'aide ! hurla-t-elle.

Le militaire qui l'avait stoppée dans sa course un peu plus tôt était encore là. Il avait assisté à toute la scène, et ne se remettait pas vraiment du fait qu'une adolescente de treize ans eût pu vaincre, seule, la créature qui venait de décimer son escouade toute entière.

— Restez pas planté là comme ça ! Venez ! Elle a besoin de soins !

L'homme en vert accourut vers le corps inerte de la mère. Il palpa plusieurs fois ses poignets, sa poitrine et sa gorge.

— Je crois que... c'est trop tard, petite.

— Non ! Comment vous pouvez dire ça ? Ça ne peut pas être trop tard !

Alice tendit sa main droite vers sa mère et serra de nouveau son poignet de sa main gauche, mais si les désormais traditionnels filaments de lumière verte se mirent à danser le long de ses bras, rien d'autre ne se produisit.

— Zoé ! Aide-moi !

J'essaye, mais... il ne se passe rien.

— Hé, à qui tu parles gamine ? Y'a pas de Zoé ici, y'a que nous deux, ajouta le soldat.

— Chut, vous ! ponctua Alice.

De toute évidence, la magie de soin n'était pas au programme. La seule magie que l'être humain était mesure d'utiliser, et de façon parfaitement intuitive, provenait des dragons et servait uniquement à les vaincre. Rien d'autre n'était envisageable. Les morts devaient rester morts, pour l'ordre et le bien du monde.

Mais pas pour le bien d'Alice, qui resta là à pleurer, de longues minutes durant, sous le regard désemparé du jeune militaire.

Sa mère était une femme jeune ; elle n'avait même pas quarante ans. Et sur les treize années qu'elle avait passé à côtoyer sa fille, l'essentiel du temps investi dans leur relation se résumait à des conflits incessants. Ce n'était que depuis l'arrivée des dragons que les deux avaient commencé à trouver un terrain d'entente. Ils les avaient rapprochées involontairement... pour mieux les briser par la suite.

— J'aurais dû... faire plus de promenades avec toi... au lieu de refuser à chaque fois. Je suis tellement désolée, pleurnicha Alice en se relevant, le visage perdu dans ses cheveux emmêlés, comme pour draper son chagrin. J'te vengerai, m'man. J'en ai eu un, et j'aurai les trois autres, quoi qu'il en coûte, ajouta-t-elle enfin.

— Faut qu'on bouge, petite, lui dit doucement le militaire en posant sa main sur son épaule. Tu vas crever de froid si tu restes là plus longtemps.

Il n'avait pas tort. De toute façon, il n'y avait plus rien à faire ici. Alice jeta un dernier regard désolé vers sa mère, puis un regard noir vers la dépouille du dragon. « J'aurai tes frères ! » pensa-t-elle avec rage et détermination. Le monstre était étalé entre les rues, et avait emporté ses derniers pans de mur dans son ultime atterrissage. Il avait soufflé la neige alentour en s'effondrant, formant une congère circulaire tout autour de lui. Quelques chars d'assaut qui arrivaient seulement maintenant s'étaient stationnés autour de celle-ci et les militaires accouraient pour confirmer que la créature était bel et bien vaincue. Nombre d'entre eux n'en croyaient pas leurs yeux.

Le campement étant détruit, le jeune soldat accompagna Alice vers la mairie. Les ouvriers avaient travaillé dur pour l'isoler à nouveau, afin d'offrir un quartier général décent aux militaires. On ne pouvait pas pour autant la décrire comme habitable, et encore moins présentable : ce n'était rien de plus qu'une ruine rapidement retapée, et dans laquelle les courants d'airs glaciaux ne pouvaient pas trop pénétrer. Le jeune homme invita Alice à s'asseoir près de l'un des gros radiateurs, et s'installa en face d'elle.

— Alice, c'est ça ? Je suis le caporal Gérand, mais tu peux m'appeler Alex. Je fais partie du douzième régiment du...

— Oui oui, Alex, ça suffira bien, coupa l'adolescente.

— Hum, très bien. Bon, c'que t'as fait à c'monstre, là... Tu m'expliques ?

— Il y a rien à expliquer. Il voulait me dévorer parce que je suis mage, et je l'ai abattu pour la même raison.

— Mage, hein ? Rien que ça ? La magie, c'est dans les livres, que je sache... relança dubitativement Alex, avant de poursuivre d'un ton plus convaincu. Et pourtant, je vois pas comment une ado pourrait vaincre un monstre capable de détruire un régiment, sinon. Alors je vais te croire, d'accord. Disons que t'es mage.

— La magie n'existe que parce que les dragons sont éveillés, reprit Alice. Et ils sont éveillés parce qu'ils ont fait fondre les glaciers qui leur servaient de prisons, par la seule force de leur volonté.

— Ouais, d'ailleurs... Quand tu dis « ils sont », et que tu disais à ta mère que tu aurais « les trois autres »... Comment tu sais combien ils sont ? Et surtout, est-ce que tu sais ils sont, les autres ?

— Pour leur nombre, disons que c'est... une théorie basée sur des faits historiques et scientifiques. Et où ils sont, j'en sais rien... mais ça m'étonnerait pas de les voir débarquer assez vite, pour venger leur frère...

— On va t'protéger, petite. T'en fais pas.

Le militaire trouvait sa dernière réponse un peu stupide. Alice aussi, sans doute, vu qu'elle resta mutique à partir de là.

Alex aurait aimé lui dire de ne pas s'en faire, lui dire que tout allait bien se passer ! Mais ça n'aurait pas été franchement honnête. Ce monstre n'avait eu que faire d'un régiment entier, que faudrait-il déployer pour tenir tête aux prochains de son espèce ? Le seul espoir résidait en une adolescente fragile, et aujourd'hui brisée.

Il dit vouloir te protéger... Je crois surtout qu'il cherche ta protection, Alice... chuchota Zoé dans sa tête.

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Dappānu (6) : Dappānu signifie « martial » en akkadien. Il correspond au cavalier de l'Apocalypse dont le cheval est rouge, et qui apporte la guerre.

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