Chapitre 16 : Manipulation

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« L'homme moderne, si je puis le nommer ainsi, n'a jamais voulu regarder la vérité en face, surtout lorsqu'elle lui faisait peur. Aussi a-t-il préféré échafauder pléthore d'autres scénarios abracadabrantesques plutôt que de simplement admettre qu'il n'était pas au sommet de la pyramide alimentaire. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, V)

La vieille dame entrebâilla à peine sa porte et lança un regard noir dans l’ouverture.

— Qui c’est !? grogna-t-elle.

Alice n’eut même pas le temps de répondre que sa grand-mère l’avait reconnue. Elle ouvrit en grand sans attendre davantage.

— Oh, ma p’tite ! Tu aurais dû me prévenir que tu venais ! Je suis désolée, reprit la vieille femme d’une voix douce.

— J’pouvais pas trop te prévenir, mamie… J’ai plus de téléphone, et…

— … et tu n’connais pas l’numéro d’mamie par cœur pour l’appeler d’une cabine !? grogna-t-elle de nouveau.

Bien sûr que non. Ce n’était plus l’époque où on apprenait les numéros des gens… On les rentrait juste dans nos répertoires téléphoniques sans même les lire. Quant aux cabines téléphoniques, que dire ? Mamie avait quatre-vingt neuf ans et… bref : autres temps, autres mœurs.

— Désolée mamie. Mais pour être honnête, il fait pas bien chaud dehors alors si j’pouvais entrer…

— Ah, t’es v’nue chercher l’gîte et l’couvert ! Hé ben entre donc, ma p’tite. T’as raison, y fait pas ben chaud c’t’hiver. On n’en a point vu d’comme ça d’puis des années !

Oui, l’hiver était bien rude. Et pour Alice, la cause était claire : les dragons étaient éveillés, donc le réchauffement climatique – puisqu’il était de leur fait – avait cessé d’un coup et les températures avaient chuté en conséquence.

Sa grand-mère invita Alice à s’asseoir dans le canapé et lui apporta une tasse de thé brûlant. Le salon était magnifique : entièrement en bois clair, il s’en dégageait une incroyable impression de douceur grâce aux peaux de bêtes étalées sur le carrelage blanc, et au feu de bois crépitant dans le poêle. Alice détourna malgré tout son attention des flammes, comme si elles lui brûlaient directement les yeux.

— T’as ben d’la chance, j’venais d’faire une théière ! Alors, ça fait combien d’temps qu’on n’s’est point vues ? Qu’est-ce qui t’amène à Sixt, et seule qui plus est ?

— T’es au courant de ce qu’il s’est passé à Sallanches, non ? demanda Alice qui n’avait pas l’intention de parler de dragon pour le moment.

— Un peu que j’suis au courant ! Ça parle que d’ça à la télévision ! J’aurais jamais pensé qu’il puisse encore y avoir des incendies comme ça d’nos jours. Ça m’rappelle Londres en 1666… L’année du Diable, ma p’tite ! Ben oui, 666 et comme par hasard, monstre incendie ! cria la grand-mère en tapant du poing sur la table basse, faisait tintinnabuler sa cuillère dans son mug.

— Je sais qu’ils disent que c’est un incendie, mamie, mais c’est pas vrai… C’est un dragon qui a détruit toute la ville.

— Un dragon, ben voyons ! Faut rev’nir sur Terre, Alice ! T’as perdu la tête !

— Alors t’es du genre à voir le Diable à Londres en 1666 mais un dragon, pas possible ? rétorqua vivement l’adolescente.

— Les dragons, c’est dans les histoires pour enfants, ma p’tite ! Le Diable, lui, on sait bien qu’il existe !

— Et il ressemble à quoi ton Diable, mamie ? Tu t’es jamais demandé s’il ne pouvait pas ressembler à un dragon, comme… au hasard, dans l’Apocalypse de Saint-Jean ?

— Bon sang ! T’as p’t’être ben raison ma p’tite, s’écria la grand-mère en tapant à nouveau du poing sur la table basse.

Bien joué Alice, ponctua Zoé.

Un court silence s’ensuivit. La grand-mère semblait prendre cette hypothèse très au sérieux, du moins c’était l’impression qu’elle donnait en se frottant nerveusement le menton. Alice, quant à elle, se demandait si le grand incendie de Londres n’était pas le fait d’un dragon : après tout, si les humains persistaient à nier leur présence en inventant d’autres prétextes, comment démêler le vrai du faux ?

— Là qu’tu l’dis, Alice, y’a ben du monde à Londres qu’a prétendu avoir vu une grosse bestiole dans les airs pendant la catastrophe, mais la plupart sont morts, et les autres… ben on leur a dit qu’ils étaient fous, qu’les vapeurs de l’incendie leur avaient cramé les neurones ! Après, comment savoir c’qui est vrai et c’qui est faux là d’dans ?

Alice resta sans voix. Elle en était rendue au même point que sa grand-mère ! Ainsi, peut-être y avait-il eu un dragon à Londres en 1666. On ne saurait jamais, car la stratégie de l’humanité était toujours la même : on niait l’existence de l’hypothétique monstre en trouvant une autre cause pour sa vague de destruction massive, et on taxait de folie, voire on se débarrassait discrètement des quelques résistants qui continuaient à prétendre qu’ils avaient vu un dragon. Si quelqu’un en avait entendu parler de la bouche d’un proche, on lui faisait gentiment comprendre que le proche en question avait probablement menti, qu’il était fou à lier… Et si cent personnes en parlaient… on disait juste que c’était une farce de grande ampleur et fort bien préparée. Après tout, les dragons n’existaient que dans les histoires de fantasy !

Toutes ces données se mélangèrent dans l’esprit d’Alice. Bien entendu qu’ils avaient laissé les habitants de Sallanches mourir de faim et froid avant d’envoyer l’armée : ça faisait toujours un sacré nombre de témoins en moins ! Et puis, ça leur laissait le temps de peaufiner leur scénario officiel. Et quid de tous les gens qui avaient vu, photographié, ou filmé le dragon lors de sa première venue pacifique ? On dirait simplement que les images étaient truquées, qu’il s’agissait d’odieux montages, comme pour tous ceux qui prétendaient avoir vu une soucoupe volante : c’était tellement plus facile de limiter sa vision des choses au cadre de ses convictions terre-à-terre… Et puis, peu importait qu’il s’agît d’une ville entière, c’était toujours bien peu de population à l’échelle de la planète. Au pire, on dirait qu’il y avait eu une fuite incontrôlée de gaz hallucinogène d’une usine voisine, et qui avait affecté toute la vallée… C’était tellement simple de manipuler les foules et de faire passer une version officielle, même si elle était complètement fausse… tant qu’elle était plus réaliste que la réalité ! Voilà pourquoi les médias n’avaient jamais parlé du dragon entre ses deux passages… Personne ne devait savoir. Il ne fallait surtout pas affoler les populations. Voilà pourquoi rien ni personne, à part un vieux livre oublié au fond d’un monastère interdit au public, n’évoquait sérieusement les dragons depuis que le dernier avait été enfermé en 1850…

Il fallait se faire une raison : officiellement, les dragons n’existaient pas et n’existeraient jamais. Peu importait la quantité de preuves, elles seraient toujours systématiquement rejetées.

— Et ta mère ? reprit la vieille dame, extirpant brutalement Alice de ses pensées.

— Elle n’a pas survécu au dragon, répondit Alice, la gorge nouée.

— C’est dur, mais ça m’surprend pas. Ils nous ont dit qu’presque tout l’monde était mort, à la télévision… ajouta froidement la grand-mère qui n’avait jamais trop porté sa belle-fille dans son cœur. Et ton… dragon ?

— Mort aussi. C’est moi qui l’ai tué.

La grand-mère toussa soudainement, comme si elle avait avalé son thé de travers.

— J’veux bien essayer d’croire des choses, Alice, mais t’es en train d’me dire que t’as tué le Diable, rien qu’ça ! J’vais plutôt croire que t’es dev’nue folle, ma pauvre !

— Crois bien ce que tu veux mamie. Pour ce que ça change…

Vexée, la vieille femme se tut. C’était une personne très croyante. Le fait que le Diable en personne vînt réprimander les pêcheurs lui paraissait au final plutôt plausible, mais que sa petite-fille elle-même soit capable de vaincre l’ennemi ancestral de l’humanité ? Impossible. Alice mentait forcément.

— Écoute mamie, si j’suis là… c’est parce que j’ai plus nulle part où aller. Est-ce que je peux rester habiter ici ?

— Bien entendu, Alice. Tu es ici chez toi, tu es ma petite fille après tout, répondit-elle d’une voix douce, avant de reprendre façon bien plus sèche. Mais pas d’autre blasphème sous mon toit, ou j’te fiche dehors, c’est clair ?

— Très clair, mamie.

Espérons qu’elle ne t’en demande pas plus sur le dragon alors, ajouta Zoé.

— J’vais t’préparer ta chambre. Tu bouges pas d’ici, j’ai pas b’soin d’ton aide ! grogna la vieille femme en se relevant péniblement de son fauteuil.

Tout en piochant copieusement dans la boîte de biscuits que sa grand-mère avait mis à disposition sur la table basse, Alice songeait aux évènements à venir. Il y avait encore non pas deux, mais trois dragons en vie, elle en était certaine. Et elle était bien entendu incapable d’aller les traquer à l’autre bout du monde. Elle devait attendre qu’ils vinssent à elle… même si elle aurait préféré qu’ils ne le fissent jamais et que la vie reprît son cours normal. « À choisir, j’aimerais autant retourner au collège… » pensa-t-elle.

— Ta chambre est prête, Alice ! T’y mets pas d’bazar sinon tu vas m’entendre, c’est clair ? lança la grand-mère du haut de l’escalier en bois.

— Bien entendu, mamie… répondit l’adolescente un peu désespérée.

— File donc prendre une douche et t’changer ! J’vais t’trouver quelques vêtements à ta taille.

Une douche ! Alice, qui avait oublié à quel point elle était sale, eut soudain l’impression que son corps la démangeait de partout.

Elle passa un long moment sous l’eau brûlante à revigorer ses articulations endolories par le froid et par la violence des récents évènements. Son genou s’était bien remis de sa chute face au dragon, mais les multiples plaies et éraflures qu’elle avait négligées jusque-là lui firent de douloureuses piqûres de rappel tandis que l’eau s’infiltrait à l’intérieur. La trêve dans le combat contre les dragons lui permettrait heureusement de récupérer des forces, tant physiques que mentales, avant le prochain affrontement.

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