Chapitre 18 : Interception

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« Pour faire simple : ces dragons, courroucés par l'ancienne trahison des hommes, avaient perdu leur sagesse ancestrale. S'il est tout à fait plausible que nous aurions autrefois pu engager le dialogue avec eux, c'était devenu impossible suite au comportement de nos aïeux. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, IV)

Le dragon prit un nouvel envol. Décrivant de grands cercles dans les airs, il toisait du regard l’unique humaine qui lui tenait encore tête.

Alice, concentrée, se tenait bien droite au milieu de la désolation calcinée. Autour d’elle, il n’y avait plus rien. Le sol n’était que cendres, aucun arbre ni bâtiment ne tenait encore debout. Seuls quelques corps de soldats gisaient ça et là. Leur armement était dispersé au sol dans un chaos sans nom. Non loin, un hélicoptère éventré brûlait encore lentement, répandant dans l’atmosphère une atroce odeur de plastique fondu.

Soudain, le monstre s’immobilisa, puis descendit au ralenti vers Alice par de lourds battements d’ailes. Il se posa juste devant elle et croisa les bras, comme s’il n’avait pas l’intention de la tuer.

Tu ne comprends donc pas… humaine ? Cette Terre… nous appartient.

— Elle nous appartient aussi ! Nous aurions largement pu la partager, mais non, vous préférez nous exterminer sans distinction !

La… partager ? L’idée… est intéressante, mais comment… croire que vous… ne tenterez pas de nous enfermer… à nouveau… sous la montagne ?

— J’avais… confiance en vous, soupira Alice, les larmes aux yeux.

Et nous… n’avons pas confiance en toi ! tonna le dragon, dans un soudain battement d’ailes qui fit chanceler l’adolescente.

Elle tomba en arrière et le dragon descendit son museau écailleux vers elle. Ses narines rougeoyaient comme jamais, on aurait dit d’insondables puits de lave. Alice tendit la main droite vers lui et serra son poignet de sa main libre, mais rien ne se produisit. Aucun filament de lumière verte ne se mit à danser autour de son bras, aucune étincelle de magie ne s’échappa de sa main.

— Zoé ! Zoé ! Aide-moi, j’ai besoin de toi ! hurla-t-elle.

Sa grand-mère, réveillée depuis une bonne heure, fit immédiatement irruption dans la petite chambre douillette.

— Alice ? Que se passe-t-il ? Qui est Zoé ?

Je suis toujours là, Alice, ajouta Zoé au même instant.

Relevant vigoureusement la tête, Alice comprit vite qu’elle n’était pas du tout au milieu d’une désolation calcinée, et qu’il n’y avait aucun corps ni matériel militaire tout autour d’elle. Encore moins de dragon aux narines rougeoyantes. Juste de beaux murs de bois pâle et chaleureux. Elle était sauve… pour l’instant.

— Un mauvais songe, mamie… Seulement ces êtres, dont je rêvais, et… dont je cauchemarde aujourd’hui. Zoé c’est… ce n’est rien, c’était seulement dans mon cauchemar, répondit doucement Alice en reposant sa tête sur l’oreiller.

— Bien. Repose-toi ma p’tite, dit sa grand-mère en refermant la porte.

Alice resta un moment le regard fixé sur les nœuds dans le bois du plafond, comme pour éviter de se rendormir. Elle ne voulait pas fermer les yeux à nouveau, de peur de voir la fin de son cauchemar. Elle ne voudrait jamais voir cela…

T’as bien changé Alice, susurra Zoé.

— Pourquoi tu me dis ça ? murmura l’adolescente.

Tes souvenirs me disent que tu étais bien introvertie autrefois…

— Introvertie peut-être, mais toujours avec du caractère ! s’offusqua Alice qui vivait ce mot comme un reproche. Je n’ai pas laissé l’odieux Maxime-Quentin-Lucas se moquer de moi, même si j’aurais peut-être dû…

C’est vrai…

— Disons juste que j’ai eu besoin de m’affirmer encore plus depuis l’arrivée des dragons… Je ne peux plus me cacher dans mes pensées et ignorer le chaos que sèment ces monstres. Tu as raison, j’ai changé… mais il paraît que c’est plutôt normal à l’adolescence, de toute façon.

Alice se leva brusquement, interrompant la conversation avec son autre moitié. Parfois, elle aurait préféré qu’il n’y eût pas de Zoé, mais plutôt un véritable partenaire magique en chair et en os. Un partenaire qui aurait pu être vraiment là pour la soutenir, pour encaisser les coups durs avec elle… d’autant plus qu’ils étaient fort nombreux ces derniers temps. Elle s’en voulait de penser comme ça envers Zoé qui était sa seule amie, mais c’était la triste réalité : elle se sentait trop seule, peut-être pour la première fois de sa vie. Elle qui avait toujours méprisé les autres personnes, voilà qu’elle aurait voulu quelqu’un à ses côtés. Quelle ironie ! Et ce alors que les humains périssaient par milliers sous les flammes des dragons dans l’indifférence générale, voir dans le déni le plus total du reste de l’humanité. Était-ce encore Zoé qui gommait lentement sa misanthropie ? Était-elle devenue… sociable ?

Tu te compliques trop la vie, Alice… Reste juste toi-même et va de l’avant en faisant ce qui te paraît bien, au lieu de vouloir être comme ci ou comme ça.

— Faire ce qui me paraît bien ? Nous débarrasser des dragons, ça me paraîtrait être un bon début… mais ce n’est pas si je pouvais aller les chercher à dix mille kilomètres d’ici, alors… je vais les attendre. On va les attendre.

Alice descendit lentement les escaliers pour rejoindre sa grand-mère dans le salon.

— Des gendarmes sont passés c’matin, ma p’tite. Fallait s’y attendre, ils te cherchent chez la famille qui t’reste. J’leur ai dit que j’t’avais point vue d’puis des lustres et qu’j’étais bien contente d’apprendre que t’étais rescapée d’l’incendie, même si j’avais aucune idée d’où t’étais.

— Je savais que je pouvais compter sur toi, mamie ! T’es la meilleure, répondit l’adolescente.

— Arrête donc tes flatteries, gamine. Tu peux être sûre qu’ils vont revenir et insister quand ils auront fait l’tour de la famille. S’ils entrent, tu files par la fenêtre de la cuisine et tu détales dans l’sous-bois, c’est clair ?

— Super clair, mamie, dit Alice en souriant.

Il neigeait à nouveau et le voisin de grand-mère était venu dégager l’allée de la maison.

— À se demander s’il va s’arrêter de neiger un jour… chuchota l’adolescente.

— Au fait, tu d’vrais p’t’être bien aller fouiner dans l’grenier, ma p’tite, relança la vieille femme en ignorant la remarque d’Alice sur la météo. T’sais qu’grand-père y a laissé plein d’matériel militaire et j’me disais que si t’arrivais à mettre la radio sur leurs fréquences, tu pourrais avoir quelques infos bien utiles, non ?

Le regard d’Alice s’illumina soudain. Grand-mère avait décidément toute sa tête malgré son âge, elle en avait même plus que tout le reste de la population ! Sans tarder, elle la remercia et grimpa les deux séries de marches pour accéder sous les combles. On sentait que l’accès était devenu trop compliqué pour la femme âgée : la couche de poussière sur les affaires qui traînaient faisait peut-être un centimètre d’épaisseur !

Alice dépoussiéra plusieurs cartons à la hâte afin d’en analyser le contenu. Cela ne lui prit guère de temps pour en identifier un estampillé « Matériel militaire Raymond ». C’était le prénom de son grand-père. À l’intérieur, il y avait plein d’affaires dont Alice ne comprenait même pas l’utilité, ainsi qu’une vieille arme de service qui ne fonctionnait sans doute plus et… un talkie-walkie ! Elle tourna le bouton pour ajuster la fréquence de réception, mais aucune réaction ne se fit entendre. « Oh non ! » pensa-t-elle avant de se raviser presque instantanément. « Les piles… elles sont forcément à plat. » Elle posa l’appareil le temps de refermer soigneusement le carton puis, le reprenant en main, dévala les escaliers aussi rapidement qu’elle les avait montés.

— Mamie, ce truc ne fonctionne plus, il lui faut des piles… de bêtes piles toutes simples. Tu aurais ça ?

— Pas que j’sache non. Tu vas d’voir descendre à l’épicerie. Fais bien attention à être discrète ! J’te rappelle que t’es r’cherchée !

Alice soupira, mais elle n’avait pas le choix. Elle devait faire marcher ce truc. Elle rabattit la capuche de sa veste sur sa tête, plus dans le but d’être incognito que de se protéger de la neige, puis sortit et marcha d’un pas mollasson vers le petit commerce au bout de la rue. À l’intérieur de celui-ci, elle attrapa ce qu’elle était venue chercher et paya le commerçant avec quelques pièces sans même retirer sa capuche. Mais alors qu’elle s’apprêtait à partir, elle s’arrêta devant le journal. « Alaska – Un glissement de terrain emporte un village entier » était-il écrit sur la une de l’un d’entre eux. L’article expliquait qu’un village d’un millier de personnes avait été mystérieusement englouti dans un gouffre sans fond : du jamais vu !

Glissement de terrain inédit là où l’un des dragons est supposé être ? Curieuse coïncidence, non ? lança Zoé dans l’esprit d’Alice.

— À qui l’dis-tu… répondit dubitativement cette dernière.

Le commerçant qui l’avait entendue parler toute seule lui lança un regard perplexe. Alice s’en rendit compte et fila hors de la boutique avant que celui-ci ne la dévisage de trop, puis remonta chez sa grand-mère. L’opération « piles » s’était déroulée sans encombres majeures. Elle glissa celles-ci à l’intérieur du vieil appareil qui la fit sursauter en se mettant à grésiller, Alice ayant oublié de l’éteindre à nouveau après sa première tentative infructueuse. Elle passa alors plusieurs minutes à régler la fréquence de réception, souvent pour n’entendre qu’un interminable larsen désagréable. De temps en temps, quelques mots sur fond de bruit pénible ressortaient, mais rien qui fût assez audible pour prendre le temps d’écouter. Enfin, une voix plutôt claire se fit entendre.

— … terrain. Je répète : glissement de terrain. C’est la cause officielle pour la destruction de Talkeetna. Les populations n’ont pas besoin de savoir. Je répète : …

Le message tournait en boucle. Alice resta perplexe tandis qu’il se répétait encore et encore. Un glissement de terrain ? Pourquoi pas un incendie ? Le dragon là-haut n’avait-il pas brûlé la ville ? Que signifiait cette histoire de « gouffre sans fond » qu’évoquait le journal ?

En tournant à nouveau le bouton, Alice intercepta une autre conversation.

— … caporal Gérand, douzième régiment du bataillon de chasseurs alpins d’Annecy, actuellement à Sallanches. Aucune nouvelle de l’adolescente. Je répète : aucune nouvelle de l’adolescente. Les gouvernements américain et argentin nous sollicitent de plus en plus depuis qu’elle a vaincu le dragon. Ils nous proposent des sommes colossales pour qu’elle les débarrasse des leurs. Il faut absolument mettre la main sur elle, c’est une priorité absolue. Continuez vos recherches.

Sacré coup de chance cette fois-ci ! Elle était tombée pile au bon moment. Ainsi, ils la cherchaient pour… vendre ses services de mage aux autres nations ? Comme quoi, il n’y avait vraiment pas de petit profit… Alice ressentit l’écœurement se propager dans tout son corps : il était hors de question qu’elle travaille avec de telles personnes.

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