Chapitre 28

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Si la déception de Joey était évidente, le garçon ne se montra heureusement pas rancunier envers Lisa. Celle-ci, qui avait craint pendant quelques instants qu’il ne l’abandonne en haut de la colline Buena Vista pour repartir seul au volant de sa Fiat 500, fut soulagée d’entendre son ami lui proposer de remonter avec lui en voiture pour rentrer à Clayton. Il garda le silence durant les dix premières minutes du trajet, puis commença peu à peu à se lamenter sur son sort, se plaignant de sa malchance avec les filles et de l’injustice qui semblait s’abattre sur lui. Pourquoi tous ses camarades de classe arrivaient-ils à se trouver une copine et pas lui ? Qu’est-ce qui n’allait pas, chez lui ? Lisa s’efforçait tant bien que mal de lui remonter le moral en lui assurant qu’il finirait tôt ou tard par rencontrer une fille cent fois mieux qu’elle, mais Joey restait dubitatif. Il paraissait tellement désespéré qu’il alla même jusqu’à lui dire qu’il serait toujours disponible pour sortir avec elle, si jamais elle revenait sur sa décision. Pour lui faire plaisir, Lisa lui répondit qu’elle ne manquerait pas de reconsidérer sa proposition le jour où elle cesserait d’aimer cette autre personne à qui il voulait casser la figure, mais au fond, elle était certaine que ce jour arriverait quand les poules auraient des dents.

Sans rancune, Joey déposa Lisa devant chez elle et lui proposa de revenir la chercher le lendemain matin à l’heure habituelle. Lisa accepta de bon cœur, rassurée de constater que Joey ne souhaitait pas changer leurs habitudes, malgré le râteau qu’elle lui avait mis. Par bonheur, il semblait disposé à vouloir rester ami avec elle, ce qui était précisément ce qu’elle avait espéré.

Ce qui inquiétait cependant la jeune fille, c’était le petit picotement qu’elle commençait à ressentir au fond de sa gorge… Cette désagréable sensation de brûlure, qui se manifestait à chaque fois qu’elle déglutissait, se prolongea toute la soirée, et le lendemain, Lisa se réveilla avec un affreux mal de gorge. Impossible d’avaler sans éprouver d’atroces souffrances. Au petit déjeuner, elle ne réussit même pas à apprécier ses Pop Tarts à la cannelle, car chaque morceau absorbé lui causait une douleur insupportable. En tâtant sa gorge, elle s’aperçut que ses ganglions avaient doublé de volume. Il n’y avait plus de doute possible : elle venait d’attraper une angine, et il ne fallait pas aller chercher bien loin pour en connaître la cause : la demi-heure qu’elle avait passée en plein vent au sommet de la colline Buena Vista lui avait été fatale.

Pour autant, ce n’était pas une petite angine qui allait l’empêcher de se rendre au lycée, et encore moins d’assister au cours de M. Bates. Pour rien au monde elle n’aurait manqué sa leçon sur les nombres premiers.

- Qui pourrait me citer les dix premiers nombres premiers ? demanda l’enseignant, après avoir donné la définition de ces entiers naturels.

Lisa, qui les connaissait déjà par cœur – elle n’avait pu s’empêcher de lire l’intégralité de son bouquin de maths, et savait à l’avance quels seraient les prochains chapitres étudiés –, s’empressa de lever le doigt pour répondre.

- Lisa ? interrogea M. Bates, ravi de voir sa plus brillante élève participer en classe – ce qui était, somme toute, assez rare.

Hélas, au moment où Lisa voulut dire « deux », aucun son ne sortit de sa bouche, et elle eut beau se racler la gorge et réessayer, rien n’y fit. Sa voix s’était éteinte.

« J’y crois pas ! » se dit Lisa en ouvrant des yeux ahuris. « C’est la première fois que ça m’arrive ! »

- Une bonne tisane avec du miel et ça ira mieux ! lui recommanda M. Bates en souriant.

Lisa rougit jusqu’à la racine des cheveux, à la fois confuse d’avoir fait perdre son temps à son prof et charmée qu’il lui conseille des remèdes pour se rétablir au plus vite. Arthur Macmillan, lui, se montra bien moins compatissant envers sa camarade, et brandit aussitôt sa main en l’air pour répondre à sa place :

- Deux, trois, cinq, sept, onze, treize, dix-sept, dix-neuf, vingt-trois, vingt-neuf, trente-et-un, trente-sept, quarante-et-un, quarante-trois…, commença-t-il à réciter fièrement.


- Merci, merci, je n’avais demandé que les dix premiers, l’interrompit M. Bates. Sinon, on peut aller encore loin, comme ça ! Attention à ne pas vous méprendre, au passage ! Certains élèves pensent qu’à partir de trois, cela va de deux en deux, mais c’est plus compliqué que ça. Comme dirait le physicien : deux est premier, trois est premier, cinq est premier, sept est premier, neuf est une erreur de mesure, onze est premier, treize est premier…

Lisa, qui appréciait beaucoup la physique, ne put s’empêcher de pouffer de rire à cette blague de matheux, éprouvant une joie d’autant plus vive qu’elle voyait M. Bates rigoler lui-même à sa propre plaisanterie. Son rire était une si douce musique à ses oreilles !


Malheureusement pour Lisa, son état ne cessa d’empirer au fil des heures, et elle rentra chez elle le soir avec la gorge en feu et un début de fièvre.

- Tu es sûre de vouloir aller au lycée, demain ? lui demanda sa mère, inquiète de la voir aussi mal en point. Si tu veux, je peux appeler le bureau de la vie scolaire, et leur dire que tu es malade...

Mais Lisa, qui n’avait toujours pas retrouvé sa voix, fit non de la tête. Il était hors de question qu’elle rate ne serait-ce qu’un cours de M. Bates. Tant qu’elle était encore physiquement capable de se traîner jusqu’au lycée, elle le ferait, quoi qu’il lui en coûte. Et puis, elle était certaine d’être plus en forme le lendemain : ne lui suffisait-il pas d’une bonne tisane au miel pour se remettre d’aplomb ? Après le remède miracle de M. Bates et une bonne nuit de sommeil, tout irait mieux.

Hélas, la boisson ne parvint même pas à calmer sa douleur, tant celle-ci était grande, et Lisa passa près d’une heure à se tourner et à se retourner dans son lit, sans réussir à s’endormir, tant sa gorge la faisait souffrir dès qu’elle avait le malheur d’avaler sa salive.

Le lendemain matin, elle arriva à son cours de maths dans un piteux état. Elle n’avait toujours pas retrouvé sa voix, et sa température était montée à trente-neuf. Comme il fallait s’y attendre, elle eut beaucoup de mal à se concentrer sur la leçon de M. Bates. S’efforçant de recopier sur son cahier ce qu’il écrivait au tableau, elle se demandait à tout moment si elle n’allait pas finir par flancher et s’écrouler sur sa table. Que ferait M. Bates, dans ce cas ? Il demanderait certainement à un élève de la classe d’accompagner la malade à l’infirmerie… Lisa devait à tout prix éviter cela. Elle tenait à suivre son cours jusqu’au bout.

Heureusement pour elle, M. Bates jugea plus sage de ne pas l’appeler au tableau lorsque vint le moment de corriger les exercices. Comment aurait-elle réussi à présenter devant la classe ses réponses aux questions, elle qui arrivait à peine à parler et à se tenir debout ? D’un autre côté, n’aurait-il pas été plaisant de faire un malaise au tableau, juste à côté de M. Bates, et de tomber évanouie dans ses bras ? Toujours prévenant, l’enseignant n’aurait pas manqué de la rattraper pour éviter qu’elle ne s’effondre sur le sol, et avec sa carrure solide, il n’aurait eu aucun mal à soutenir son petit gabarit. Quel plaisir cela aurait été de se retrouver ainsi dans ses bras, blottie contre lui, protégée du danger ! Elle aurait relevé sa tête pour plonger ses yeux dans les siens et lui adresser un regard affaibli mais reconnaissant, savourant la vue de son doux visage, comme si elle vivait là ses derniers instants...

Le bruit de la cloche sonnant la fin du cours la fit brusquement sortir de sa rêverie. Encore un peu groggy, Lisa plaqua le dos de sa main contre son front brûlant. Il n’y avait pas de doute : la fièvre la faisait délirer.


Malgré un soleil radieux et un ciel bleu limpide, Lisa garda le lit tout le week-end. Elle avait fini par retrouver sa voix, mais son angine s’était peu à peu transformée en rhume, et la jeune fille passait désormais le plus clair de son temps à se moucher pour essayer de déboucher son nez qui coulait en permanence. Elle avait placé au pied de sa table de nuit une corbeille à papier qu’elle remplissait de mouchoirs usagés, à raison d’un Kleenex par minute. Inutile de préciser que la corbeille débordait rapidement... Sa mère, aux petits soins pour elle, passait régulièrement dans sa chambre pour venir la réapprovisionner en mouchoirs, vider sa poubelle, et lui apporter une tasse de tisane tilleul-citron-miel. Lisa devait avouer que cette infusion n’avait jamais eu l’effet guérisseur dont lui avait parlé M. Bates, mais elle avait au moins le mérite d’être délicieuse et de lui rappeler son prof de maths, ce qui faisait là deux bonnes raisons de demander à sa mère de lui en préparer. La jeune fille était devenue presque grabataire et ne se déplaçait plus qu’en cas d’extrême nécessité, comme par exemple pour aller aux toilettes – ce qui, du reste, lui arrivait assez souvent, étant donné les litres de tisane qu’elle ingurgitait.

Emmitouflée sous sa couette du matin au soir, elle ne restait cependant pas inactive, et s’adonnait à sa lecture préférée : celle de son bouquin de maths. Il fallait dire que M. Bates avait eu la merveilleuse idée de donner à sa classe un devoir pour le lundi suivant. Le contrôle devait porter sur la probabilité, et Lisa tenait à le réussir aussi bien que les autres, en dépit de la crève qui la terrassait en ce moment. Elle pressentait que le week-end ne suffirait pas pour la soigner entièrement, mais elle ne voulait pas baisser les bras pour autant. Elle devait tenir bon, mettre toutes les chances de son côté, pour ne pas décevoir M. Bates. Un tel acharnement au travail, même dans la maladie, surprenait et inquiétait sa mère, qui lui conseillait sans cesse de lâcher son livre de maths et de chercher à dormir. Mais Lisa, bien sûr, ne voulait rien entendre. Elle s’obstinait à relire ses cours et à refaire des exercices, se disant au passage qu’elle n’aurait sans doute pas eu ce même courage si elle avait dû réviser pour un devoir d’anglais ou d’économie...

Le dimanche matin, toutefois, elle retrouva suffisamment de forces en elle pour se lever, enfiler sa robe de chambre et descendre à la cuisine prendre son petit déjeuner. Par miracle, son mal de gorge avait totalement disparu, ce qui lui permit enfin d’apprécier ses Pop Tarts, chauffés à point au grille-pain. Lorsqu’elle remonta dans sa chambre, la vue de sa guitare sèche, posée dans un coin de la pièce et éclairée par les rayons du soleil matinal, lui donna envie de jouer un petit air de musique avant de se remettre au lit pour travailler. Elle prit son instrument, s’assit sur le rebord de son lit et commença à gratter les cordes en acier les plus fines, faisant résonner sa chambre de notes aiguës et mélancoliques. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle jouait, elle se laissait simplement porter par son inspiration, bercée par la douce chaleur qui régnait dans sa chambre, alanguie par sa fièvre qui ne l’avait pas quittée. Cette mélodie lente et triste traduisait à merveille son amour impossible pour M. Bates. Elle la compléta bientôt par des accords plus graves, mais non moins intenses, qui ajoutaient à ce morceau une puissance envoûtante. Cette musique, tout droit sortie de son imagination, charmait ses oreilles et l’ensorcelait à tel point qu’elle ne pouvait s’empêcher de la répéter en boucle. De peur de l’oublier, elle s’empressa de l’enregistrer sur son téléphone portable, et lorsqu’elle appuya sur « Play » pour la réécouter, l’idée lui vint de jouer par-dessus la mélodie plus aiguë qu’elle avait inventée au début de son improvisation. Elle s’aperçut alors avec délice que ces deux morceaux s’accordaient entre eux à merveille. Elle venait de créer une harmonie si parfaite qu’elle en était elle-même ébahie. Se délectant sans se lasser de sa propre musique, Lisa se dit qu’elle devait la proposer dès le lendemain aux Screaming Donuts. A coup sûr, cela donnerait naissance à un de leurs meilleurs morceaux.


Comme ce qu’elle avait redouté, Lisa arriva au lycée le lundi 20 mars avec trente-huit de fièvre et le nez toujours bouché. Son état ne s’était guère amélioré, et la jeune fille était dégoûtée d’être encore malade en ce premier jour de printemps. Si le week-end entier qu’elle avait passé à se reposer au fond de son lit n’avait manifestement pas suffi à la remettre sur pieds, elle espérait au moins qu’il avait suffi à la préparer un minimum au devoir de probabilités qui l’attendait à huit heures moins le quart.

En s’installant à sa table, au premier rang de la salle de maths, Lisa sortit sa trousse, son cahier de brouillon, sa calculatrice, ainsi qu’une boîte de Kleenex, une bouteille d’eau et une tablette de cachets d’aspirine. Depuis son réveil, elle avait été frappée par des migraines brèves mais violentes, et elle avait pris ces médicaments par précaution, au cas où une nouvelle crise viendrait à se déclencher en plein contrôle.

Il restait à peine de la place sur sa table pour que M. Bates puisse y déposer l’énoncé du devoir, et dès qu’elle voulut prendre un stylo dans sa trousse pour commencer à répondre à la première question du premier exercice, elle renversa par mégarde sa bouteille d’eau, qui s’écrasa par terre avant de rouler jusqu’aux pieds de l’enseignant assis derrière son bureau. Dans son infinie bonté, M. Bates se pencha pour ramasser la bouteille et vint la rapporter à son élève.

- Berci beaucoup ! dit Lisa d’une voix nasillarde, mais avec un sourire plein de gratitude.

Elle sentit une nouvelle goutte qui s’apprêtait à tomber de son nez, s’empara d’un Kleenex et se moucha avec énergie, produisant un bruit de trompette qui fit se retourner quasiment toute la classe.

- Ça n’a pas l’air d’aller mieux…, constata M. Bates d’un air attristé.

- Et pourdant, j’ai bu de la disane au biel ! assura fièrement la jeune fille, ce qui provoqua quelques gloussements d rire au fond de la salle.

A force de se moucher, les ailes de son nez s’étaient totalement desséchées et avaient pris une couleur rouge vif, comme si Lisa n’avait pas bu que de la tisane pour essayer de se soigner… La pauvre malade, qui devait soulager son nez toutes les deux minutes, avait bien du mal à se concentrer sur les exercices du devoir… Il y en avait cinq au total, et à huit heures passées, Lisa n’avait réussi à répondre qu’aux deux premières questions du premier exercice. Elle bloquait à la troisième, et ne voyait pas comment se dépêtrer de ce problème de micro-ondes premier prix défectueux, premier prix sans défaut, haut de gamme défectueux et haut de gamme sans défaut… Jetant l’éponge, elle parcourut rapidement l’énoncé des quatre exercices restants, pour voir par lequel il valait mieux commencer. C’étaient toujours les mêmes histoires de jeux de cartes, de dés non pipés, de boules de loterie et de roues de la fortune... Pour un peu, Lisa se serait crue dans un casino de Las Vegas ! Son choix se porta sur l’exercice n°3, qui ne comportait que deux questions consacrées à une urne contenant vingt boules indiscernables…

Hélas, le rhume de Lisa faisait maintenant pleurer ses yeux à tel point qu’elle-même avait du mal à discerner les questions du problème. Elle avait beau cligner des paupières, sa vision se troublait de plus en plus… Elle sentait poindre en elle une dangereuse migraine, et elle finit par se prendre la tête entre les mains comme pour prévenir cette crise imminente. Cela ne l’empêcha pas d’éclater, au moment même où elle posa la pointe de son stylo sur sa copie pour écrire un chiffre. La douleur fut si aiguë que Lisa eut l’impression que son crâne allait se fendre en deux. Elle se précipita sur sa tablette d’aspirine, détacha un comprimé et le jeta dans sa bouche, puis l’avala en buvant de grosses gorgées d’eau à sa bouteille.

Elle pria pour que la pastille fasse effet avant la fin du contrôle, et sa prière fut exaucée, mais pas vraiment comme elle l’avait espéré : au lieu de calmer sa douleur, l’aspirine lui provoqua un violent saignement de nez, et Lisa eut tout juste le temps de plaquer sa main droite contre ses narines pour retenir le flot de sang qui manqua de se répandre sur sa copie. Des filets de sang s’écoulèrent entre ses doigts, et quelques gouttes finirent par tomber sur l’énoncé du devoir. N’osant plus tourner la tête, Lisa chercha sa boîte de Kleenex à tâtons avec sa main gauche, et parvint à en extraire un mouchoir qu’elle appliqua aussitôt contre son nez. Le mouchoir se colora de rouge en l’espace de quelques secondes… Saisie d’une peur panique, Lisa sentit son cœur s’emballer. Ce n’était pas la vue du sang qui l’affolait, mais la réalisation que sa réussite au devoir était désormais compromise. Ce n’était pas possible ! Pourquoi cela lui arrivait-il maintenant ? Combien de chances y avait-il pour qu’elle se mette à saigner du nez en plein devoir de maths ? Certes, si elle n’avait pas avalé ce fichu comprimé d’aspirine, rien de tout cela ne serait arrivé ! Mais si elle s’était sentie obligée de le prendre, c’était uniquement parce qu’elle était malade. Or, combien de chances y avait-il pour qu’elle ait la crève pile le jour où M. Bates leur donnait un contrôle ?

« Calme-toi ! » se dit Lisa en tirant un nouveau Kleenex de sa boîte pour remplacer celui qui était déjà entièrement imbibé de sang. « Au lieu de te poser toutes ces questions de probabilités, tu ferais mieux de répondre à celles de ton devoir ! »

Hélas, les gouttes de sang qui étaient tombées sur l’énoncé avaient éclaboussé la moitié du troisième exercice, et Lisa dut les essuyer avec un nouveau mouchoir pour parvenir à déchiffrer les questions. Une grande traînée rouge salissait à présent son devoir, ce qui n’était pas sans la perturber. Par miracle, la feuille sur laquelle elle écrivait ses réponses avait été épargnée. Qu’aurait dit M. Bates s’il avait découvert sa copie maculée de sang ? Certes, il n’aurait pu dénier que Lisa s’était donné du mal pour réussir son contrôle, mais il n’aurait sans doute pas apprécié d’avoir à corriger un tel torchon ! Malgré le côté tragico-romantique que Lisa voyait dans ce sang versé pour l’homme qu’elle aimait, elle s’estimait heureuse de ne pas avoir fait sur sa copie la moindre tache qui aurait pu dégoûter l’enseignant.

Ce dernier, occupé au fond de la classe à regarder par-dessus l’épaule des élèves comment ils se débrouillaient dans son devoir, n’avait rien vu de l’accident de Lisa. Cependant, lorsqu’il se rapprocha du premier rang, il ne tarda pas à remarquer la quantité de mouchoirs rouges qui s’accumulaient sur le rebord de la table de la jeune fille. La pauvre malade, qui ne respirait plus que par la bouche, essayait tant bien que mal de continuer à écrire ses réponses de la main droite, tout en comprimant son nez de la main gauche pour tenter de stopper l’hémorragie. Son stylo-bille collait entre ses doigts couverts de sang, et elle s’efforçait à chaque équation de ne pas laisser de trace sanguinolente sur sa copie.

- Un souci ? demanda M. Bates d’une voix inquiète en s’approchant de sa table.

Lisa sursauta sur sa chaise et releva la tête vers son prof d’un air alarmé. Elle aurait préféré qu’il ne la voie pas dans cet état.

- Bon, bon, dout va bien, ne bous inquiédez bas ! s’exclama-t-elle comme si de rien n’était. C’est jusde l’asbirine qui ne b’a bas drop réussi !

- Tu veux aller à l’infirmerie ?

« Seulement si c’est vous qui m’y emmenez ! » répondit Lisa intérieurement, mais elle s’écria à la place :

- Surdout bas ! Ça va aller, c’est biendôt fini !

Son nez n’était pourtant pas prêt de s’arrêter de saigner, mais il ne restait en effet plus qu’un quart d’heure avant la fin du devoir. Et dire qu’elle en avait à peine fait la moitié ! C’était la catastrophe la plus totale... Comment arriverait-elle à rattraper son retard, si elle devait maintenant travailler dans de telles conditions ?

Comprenant qu’il était inutile d’insister face à une telle détermination, M. Bates rejoignit son bureau et s’assit en croisant les jambes, parcourant la salle d’un regard scrutateur. Il surveillait Lisa de temps en temps, pour s’assurer qu’elle ne se vidait pas entièrement de son sang ou qu’elle ne s’apprêtait pas à tomber dans les pommes. Lorsqu’il s’aperçut que ses mouchoirs maculés de sang prenaient toute la place sur sa table et commençaient à se répandre sur le sol, il se pencha pour ramasser sa corbeille à papier et vint la déposer aux pieds de la chaise de son élève. Celle-ci le remercia à nouveau avec des larmes de reconnaissance dans les yeux, avant de jeter tous ses Kleenex usagés dans la poubelle et de se replonger dans son devoir. Elle savait qu’elle ne parviendrait jamais à le terminer à temps, mais elle se devait de poursuivre ses efforts, car M. Bates avait fait preuve d’une telle délicatesse envers elle ! Jamais elle n’avait connu un prof aussi attentionné. La preuve : dès qu’il la vit tirer le tout dernier Kleenex de sa boîte, il sortit de son cartable un paquet de mouchoirs, et le lui tendit en disant :

- Juste au cas où…

Pour Lisa, ce fut le comble du bonheur. Se voir offrir un tel cadeau de la part de l’homme qu’elle aimait valait bien tout le sang qu’elle venait de verser ! Elle accepta le paquet avec une joie indicible, tout en se jurant de le conserver intact le plus longtemps possible, car elle préférait de loin le garder comme un souvenir de l’infinie bonté de M. Bates.


Sur les dix mouchoirs que contenait le paquet que M. Bates avait donné à Lisa, il ne lui en restait plus que cinq à la fin de la matinée. Heureusement, son hémorragie avait fini par s’arrêter, et la jeune fille put prendre son déjeuner à la cafétéria sans avoir à se pincer le nez pour empêcher le sang de couler sur sa nourriture. A la fin des cours de l’après-midi, néanmoins, elle se sentit si faible qu’elle hésita sérieusement à rejoindre les Screaming Donuts pour leur répétition aux studios… Elle retrouva finalement sa motivation lorsqu’elle se rappela qu’elle devait impérativement leur faire écouter la musique qu’elle avait composée la veille dans sa chambre.

Depuis un certain temps, les Screaming Donuts se plaisaient à inviter leurs camarades à venir assister à leurs répétitions. Aussi Lisa ne fut-elle pas surprise lorsque, en arrivant dans la salle commune des studios, elle tomba sur James, Steve et Will, entourés de deux autres garçons. Le premier s’appelait Kyle : c’était l’un des meilleurs amis de James, et il jouait comme bassiste dans un groupe de reggae du lycée. Il avait de longs cheveux bruns, coiffés en dreadlocks et retenus à l’arrière de sa tête par un énorme chignon, et il portait toujours des baggys et de larges sweats à capuche. Le second s’appelait Andrew : vieille connaissance de Will, il était en terminale dans l’autre lycée de Greentown, là où Will et lui s’étaient rencontrés. Grand et mince, il avait des cheveux courts et noirs, déjà parsemés de petites mèches blanches qui le rendaient plus vieux qu’il ne l’était réellement – Lisa lui aurait donné trente ans, alors qu’il ne devait pas en avoir plus de dix-huit.

Ce n’était pas la première fois que la jeune fille les voyait tous les deux venir écouter son groupe aux studios. Cela étant, ils ne lui avaient que très rarement adressé la parole. D’un côté, Andrew était un garçon très timide, qui osait à peine la regarder dans les yeux lorsqu’il lui disait bonjour. Il restait essentiellement auprès de Will, et lors des répétitions, il se mettait toujours dans un coin de la salle, comme s’il cherchait à prendre le moins de place possible. Au moins paraissait-il apprécier la musique de Lisa, car elle le surprenait parfois en train de la regarder avec un léger sourire de contentement, tout en remuant doucement la tête au rythme de sa basse. Kyle, au contraire, semblait ne pas lui accorder la moindre importance. Même si lui aussi était bassiste, il n’avait jamais cherché à sympathiser avec elle, ni même à lui donner des conseils sur sa façon de jouer. Lisa avait de plus en plus de mal à supporter son côté grande gueule, et elle s’efforçait à chaque séance de l’ignorer aussi bien qu’il le faisait avec elle.

Alors que le printemps venait à peine de commencer, James envisageait déjà de préparer le groupe à animer la première partie du bal de promo qui devait avoir lieu en mai. Lisa, qui ne croyait pas que les Screaming Donuts auraient beaucoup plus de chances de jouer au bal de promo qu’ils n’en avaient eues de jouer au bal d’hiver, faisait semblant de soutenir les ambitions du guitariste, mais lorsque celui-ci déclara que la session de l’après-midi serait consacrée à la répétition de leurs chansons phares, la jeune fille se permit de l’interrompre pour lui demander s’il accepterait d’abord de tester le morceau qu’elle avait composé la veille sur sa guitare acoustique.

- Pourquoi pas ? répondit James. Tout est bon à prendre, si on veut agrandir notre répertoire !

Enchantée, Lisa fit alors écouter au groupe les enregistrements qu’elle avait faits dans sa chambre.

- La mélodie aiguë pourrait faire un très bon solo à la guitare électrique, commenta Will. Pour la partie rythmique, Lisa, tu pourrais la jouer à la basse. Ça donnerait encore plus de puissance que des accords joués à la guitare sèche.

- C’est jusdement ce que je bensais ! répondit la jeune fille, ravie de voir que sa composition était approuvée par le meilleur musicien du groupe.

James, qui n’avait fait aucune remarque jusque-là, essaya de jouer à l’oreille la mélodie aiguë qu’il venait d’entendre. Celle-ci n’était constituée que de cinq notes, et pourtant, le guitariste sembla éprouver un mal fou à les interpréter correctement. Lisa lui montra plusieurs fois comment faire, en indiquant sur le manche de sa basse les touches qu’il fallait presser, mais ce solo simplissime avait visiblement du mal à rentrer dans le crâne de James, à croire que son cœur n’y était pas. Lorsqu’au bout d’un quart d’heure il arriva enfin à aligner deux fois de suite la mélodie sans se tromper, Lisa se mit à l’accompagner à la basse, et Will improvisa un morceau de batterie qui vint parfaire cette musique à la fois lourde et puissante. Lisa était si heureuse d’entendre sa composition jouée en totale harmonie par trois instruments différents qu’elle en rougit de plaisir. Ce morceau sonnait si bien qu’elle aurait pu le jouer pendant des heures sans se lasser. Hélas, James ne semblait pas partager son euphorie, car il s’arrêta au bout de deux minutes pour déclarer :

- Ça sonne quand même beaucoup plus comme du metal que comme du punk rock !

Ce à quoi Lisa répondit en haussant les épaules :

- Je ne bois bas où est le droblèbe !

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