Chapitre 6

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Nouveau jour, nouvelle pause, nouvelle clope.

Kravik avait laissé de côté l'ignoble plat du jour, un filet de merlan translucide et baveux avec ses patates assorties, pour savourer dix minutes de cigarette.

Il fixait au loin la tour escalier. C'était le seul point qui se détachait de l'horizon et il attirait inévitablement le regard de tout pauseur perdu dans ses pensées.

Il en fut tiré par le bruit d'une porte métallique qui s'ouvrait sur sa gauche. La Vieille, il était sûr que c'était La Vieille. La porte mettait trop de temps à s'ouvrir, comme tirée par un bras rachitique qui pouvait la lâcher à tout moment.

Deux pas sur le bitume, marqués par le bruit de petits talons, et une odeur agréable de parfum haut de gamme; l'entrée en scène se termina par le claquement de la porte qui se refermait.

- Bonjour Thomas.

- Bonjour.

Elle le prenait de haut, comme d'habitude.

La Vieille, pas si vieille il fallait en convenir, tenait la boutique d'accessoires de luxe à l'entrée de la galerie. Elle passait pour une rombière et aimait discuter avec les employés moins "haut de gamme". Persuadée d'être ouverte et empathique elle ne parvenait qu'à être condescendante.

- Tu sais que la machine à café du magasin fonctionne à merveille depuis que tu l'as retapé. Tu as un vrai talent.

- Merci.

- C'est très bien que ça reste un passe-temps.

Kravik leva un sourcil circonspect. Il attendait la leçon de vie à venir.

- C'est vulgaire de gagner sa vie avec son talent, ça le pervertit, ça le gâche.

- Vous embêtez pas, pour la cafetière c'était cadeau.

La vendeuse s'interrompit avec une moue pincée. Elle sembla réfléchir un instant, recula à petits pas et rentra dans la galerie.

Thomas ne s'attendait pas à ce que son interlocutrice batte en retrait aussi facilement. Avec un petit rictus amusé il tira sur sa cigarette.

Gagner sa vie en bricolant, il y avait pensé au début. Il s'était même dit que c'était le bon plan. Au final, ce qui lui avait rapporté de l'argent c'était de démonter des trucs, de revendre des pièces détachées. Les bosquets de fougères derrière chez lui cachaient plusieurs carcasses de scooters désossés, et certains voisins devaient encore chercher leur tondeuse.

Rapidement il s'était lassé. Ce n'était pas ce qui l'intéressait, il voulait créer plutôt que démonter. Mais créer demandait plus d'investissement, en temps, en idées. Et en confiance en soi. Cela demandait d'ôter l'infime doute résiduel que son talent n'existât que dans ses rêves. Il avait tenté, plusieurs fois, de créer quelque chose. Parfois même il avait presque abouti mais s'était interrompu, effrayé à l'idée qu'il manquat quelque chose d'impalpable, que l'aboutissement de son projet ne soit pas en soi une réussite.

Derrière lui il entendit de nouveau le grincement caractéristique qui annonçait l'arrivée de la Vieille. Thomas se retourna, elle tenait un foulard bariolé qu'elle déroula pour le tenir à bout de bras. Le truc représentait un foutoir de motifs inspirés d'indiens et d'animaux sauvages. La vendeuse de luxe s'assura qu'il l'avait bien regardé.

- Tu vois le Carré ? L'artiste qui l'a dessiné était facteur. Ses oeuvres valent des millions mais il ne voulait pas en être dépendant pour vivre. Il s'inquiétait que ça oriente son inspiration, que ça pervertisse son talent. Alors il s'était trouvé un petit emploi de facteur, pour garder le contact avec la réalité, et pour que ça soit son métier officiel.

Elle marqua une pause, suffisamment longue pour que Thomas commence à réfléchir à une nouvelle punchline pour mettre fin à ce monologue malaisant, en vain.

- Mais ça ne l'a pas empêché de continuer à peindre.

- OK.

- Il peignait tous les soirs. Et peu importe que la toile vale trois centimes ou des millions, ça ne changeait rien au fait qu'il devait être à son poste le lendemain matin.

- OK.

- Ne pervertis pas ton talent Thomas, mais ne le délaisse pas non plus. Ne te cache pas derrière ton gagne-pain pour ne rien faire d'autre.

La vendeuse recula à nouveau et disparut sans attendre que son interlocuteur masque une troisième fois sa gêne par une interjection bravache.

Thomas Kravik fut humilié. La Vieille avait raison, ce qu'elle lui avait dit il le savait, la leçon de vie il la méritait.

Au fil des années il était arrivé à se convaincre qu'il n'avait pas à se faire violence. Qu'on lui donne de l'insouciance et du temps libre et alors son talent éclaterait naturellement à la face du monde. Mais tant qu'il serait obligé par la contrainte travail il n'avait pas à s'épuiser en plus en dehors, et tant pis pour le monde qui ne profiterait pas de son don.

Il savait qu'il se mentait mais sa conscience avait lâché l'affaire. Par intermittence elle revenait, il se lançait alors dans un nouveau projet éphémère qu'il abandonnait rapidement au milieu des carcasses de scooters désossés, pour revenir à sa résignation chronique.

Cette fois l'injonction venait de l'extérieur. Ce ne pouvait plus être une lubie de sa part. Peut-être est-ce ce qui décida Thomas Kravik à réessayer.

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