Voyager

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Texte écrit pour un concours, sur le thème : le voyage le plus fou, entre 1350 et 1650 mots. Je vous demande une petite relecture, plus sur l'idée et la sensation de lecture que sur la forme. Merci :)

***

— Nan, mais moi j’vous l’dis, vous allez adorer.

Iris ne répondit pas.

Assise sur son banc, elle observait la nuée de touristes déambuler sur la jetée comme une fourmilière désorganisée. Elle extirpa un paquet de cigarettes d’une poche de sa longue robe bleue, en souriant. Elle avait toujours adoré ça, les poches. De toute sa vie, elle n’avait jamais acheté de vêtements qui n'en possédaient pas. Et surtout pas ces jeans dans lesquels on ne pouvait même pas fourrer une pièce de deux euros sans crainte de la perdre ! Elle adorait les poches spacieuses, pas ces minuscules blagues inutiles.

Les femmes aussi avaient le droit de trimballer des affaires ailleurs que dans un joli sac.

Elle glissa une cigarette entre ses lèvres et l’alluma à son vieux briquet en plastique.

— J’comprends qu’vous voulez pas m’répondre, insista l'autre. Ça va v’nir.

— J’aime pas les démarcheurs.

— Démarcheur… démarcheur… Tout d’suite les grands mots. Nan, j’fais qu’proposer, moi, c’t’à vous d’voir. Si vous ach’tez pas, bah c’est la même.

Elle aspira une première bouffée, la garda un temps dans ses poumons, puis recracha la fumée vers le ciel. Elle passa une main tremblante sur son visage. Elle se sentait fatiguée, ce soir, mais la fin de saison approchait.

Une bonne année, un beau chiffre d'affaires.

Elle serait tranquille jusqu’à la saison prochaine. En septembre, elle pourrait même partir en vacances, à son tour, et être une touriste chiante comme les autres, mais, surtout, faire un voyage complètement fou.

— J’ai toujours eu envie de faire un saut en parachute, dit-elle. Vous avez ça en stock ?

— Eh bah voilà, quand vous voulez ! Là, on parle ! Saut en parachute, à l’élastique, à vélo ou, tenez-vous bien – on m’l’a déjà d’mandé et j’l’ai déjà fait -, saut à dos d’chameau au-d’ssus d’un cratère de volcan en éruption. C’était une bête très rapide et avec des qualités athlétiques incomparables.

Iris éclata de rire, puis tira une nouvelle fois sur sa cigarette.

Elle souffla vers le ciel.

— Les gens n’ont vraiment aucun respect, parasita une voix masculine derrière eux. Fumer comme ça, sur la plage, avec les enfants autour. Pas étonnant qu’on retrouve autant de mégots dans le sable !

Un type à la tronche outrée la fusillait du regard, une môme à la main.

Iris souffla une autre salve de fumée dans sa direction et l'homme, d'un pas pressé, s’en alla sur la jetée rejoindre la marée humaine. Elle avait conscience de ne pas être facile à vivre – son ex-mari en témoignerait bien volontiers –, mais les humains d’aujourd’hui crachaient trop souvent leurs offenses au visage des autres. Sans filtres, sans réflexions. Elle n’avait jamais jeté un seul mégot dans le sable, ni sur le bitume. Ou autre part, d'ailleurs.

— Et vous avez une destination sans cons ?

— C’est plus compliqué, ça, m’dame, mais on doit pouvoir faire quéqu’chose pour limiter les perturbations.

Elle acquiesça d’un signe de tête.

— Je me doute bien, vous avez l’air de maitriser votre offre. Et votre discours.

— C’est gentil. Si vous aimez les sensations fortes, j’peux aussi vous proposer d’aut’ classiques bien d’chez nous.

— Allez-y, vendez-moi du rêve.

Elle lâcha un rire timide.

— A vot’ service, m’dame. Course poursuite en dragster ; plongée au plus profond des océans ; rencontre avec vot’ célébrité préférée ; orgasmes à la chaîne pendant une année glissante ; visite d’un trou noir ; et, pour les plus téméraires, rencontre de l’amour véritable.

Iris n’en pouvait plus de rire. Elle riait si fort qu’elle fit tomber sa cigarette dans le sable. Elle se pencha péniblement pour la ramasser, la frotta contre le banc pour éteindre les dernières velléités rougeoyantes et la fourra dans son cendrier de poche.

— Vous en dites, de sacrées conneries. J’ai déjà arnaqué quelques touristes, mais mes mensonges étaient au moins crédibles, au mieux tout à fait indétectables.

Son regard se perdit sur l’océan. Le soleil de la fin de journée s’y reflétait en éclats d’or.

— Mais seulement les années compliquées, murmura-t-elle pour elle-même. Après le Covid, par exemple, quand j’avais plus rien et qu’il fallait se battre pour manger à sa faim.

— C’est pas moi qui vous jugerais, m’dame. On fait tous comme on peut. Surtout quand on a faim.

— Et quand on est seule.

Soudain, elle prit conscience du brouhaha : les voix des badauds qui parlaient trop forts sur les planches qui menaient à la jetée ; la marmaille piaillant dans le sable, juste à côté ; derrière elle, sur l’esplanade, les cris d’Armand qui n’avait jamais pu s’empêcher de hurler en préparant ses glaces. Surtout, le bruit du vent dans ses oreilles. On aurait cru qu’elle s’y serait habituée après quinze ans à vendre des produits locaux dans la boutique du coin de la rue, mais rien n’y faisait. Le vent trop fort l’avait toujours agacée. Elle glissa une main dans ses cheveux pour les empêcher de voltiger et l’autre sembla lire dans ses pensées.

— J’sais pas si j’peux vous faire disparait’ le vent, par contre. Jamais tenté.

Elle leva les épaules.

— J’ai toujours fait avec, je peux continuer.

— Ah ! Vous commencez à vous faire à l’idée ! Mon voyage vous intéresse.

— C’est normal d’y songer. J’ai personne à qui demander, alors je peux me laisser aller à un coup de tête.

— Ou un coup d’cœur !

Elle sourit.

Elle aurait voulu se lever, retourner dans son lit et profiter d’une bonne nuit de sommeil. Pourtant, elle s’en serait voulu d’être malpolie et de décliner son offre de cette manière. D’autant plus qu’il était sympathique et qu'elle avait volontairement participé à la conversation.

Elle devait partir en douceur.

— Je suis fatiguée, annonça-t-elle.

— Oui, bien sûr. J’comprends ! Loin d’moi l’idée d’vous presser, mais va falloir faire un choix, du coup. Vous v’nez ou vous v’nez pas ?

Elle glissa ses pieds nus dans le sable chaud et apprécia quelques instants la sensation.

— Je ne sais pas.

— Ne pas choisir, c’t’une forme de choix.

Elle se massa le bras gauche, d’un air distrait, en observant la foule tout autour.

On l’ignorait. Personne ne comprenait.

La regarderait-on seulement, même si elle criait ?

Quelque chose se serra au fond de sa poitrine et au fond de sa gorge, une boule de peur et de tristesse mêlées. Après les rires vinrent des larmes qu’elle refusa de laisser couler. Avant de lui répondre, elle ravala cette émotion qui voulait sortir.

— Il y a quelque chose qui m’embête dans votre proposition.

— Étonnamment, z’êtes pas la seule.

— Je ne sais vraiment pas si j’ai envie de mourir.

— Vous êtes en train de mourir, m’dame. La question qu’vous devriez vous poser, c’est pourquoi vous avez pas app’lé à l’aide.

Impossible de les retenir plus longtemps. Les larmes s’échappèrent, silencieuses.

— Parce que je sais pas non plus si j’ai envie de vivre, bafouilla-t-elle dans un sanglot. Et tout ce que vous me proposez, ça me tente bien. Je pourrais vraiment faire tout ça, là-bas ?

— Vous pourrez faire plus ou moins tout c’que vous voulez. C’est le princip’, mais y’a une chose qui s’ra plus possib’. Retourner ici. On peut s’en tirer, avec un infarctus, savez… Si vous app'lez à l’aide, j’pense que ça pourrait encore l’faire. Cela dit, tôt ou tard, on s’reverra et, un jour, vous aurez plus l’choix.

— Et ce sera toujours la même proposition ?

— Impossib’ à dire. J’peux pas savoir ce que j’aurais en stock à c’moment-là.

Elle se sentait de plus en plus fatiguée et commençait à avoir mal au cœur. Personne ne la regardait quand elle ne fumait pas. Un décor de plus, le long de la plage.

Elle glissa les mains dans ses poches, pour se rassurer.


*


Louis marchait le long de l’esplanade qui bordait la plage, la main de sa fille de six ans dans la sienne. Elle riait et gesticulait dans tous les sens pour faire tournoyer sa robe à fleurs, lorsqu’une fumée épaisse lui passa sous le nez. Elle s’arrêta tout net et toussa très fort sous le regard horrifié de son papa. Il observa les alentours et découvrit, en contrebas de l’esplanade, une dame d’une cinquantaine d’années en train de fumer, assise seule sur un banc.

— Les gens n’ont vraiment aucun respect, éructa-t-il, mécontent. Fumer comme ça, sur la plage, avec les enfants autour. Pas étonnant qu’on retrouve autant de mégots dans le sable !

La dame le regarda d’un air colérique et souffla une nouvelle bouffée dans sa direction, mais la fumée fut emportée par le vent, sans les atteindre. Louis agrippa sa fille tout contre lui et descendit la volée de marches en direction de la jetée.

Ils se faufilèrent entre les badauds et, une fois arrivé à l’extrémité, il prit son enfant dans les bras. Ensemble, ils contemplèrent un instant le soleil se coucher dans la mer.

— Papa, dit la petite, c’était un voyage de fou ! C’était trop génial ! Je suis triste que ça s’arrête.

— On recommencera l’année prochaine.

Après cette promesse, ils restèrent perdus quelques minutes dans leurs pensées. Ils frissonnèrent lorsqu’une bourrasque balaya la jetée, alors Louis fit demi-tour en direction de la plage.

La dame était toujours là, sur le banc, immobile. Elle paraissait endormie, mais quelque chose dans sa posture dénotait. Etaient-ce ses mains, négligemment posées sur le banc ? Le cendrier de poche planté dans le sable ? Ou, peut-être, une simple intuition. Il fronça les sourcils, posa sa fille délicatement puis s’approcha du banc.

D’un geste tendre, il remua le bras de la fumeuse, mais n’obtint aucune réaction.

— Madame ? demanda-t-il.

De plus près, il s’aperçut qu’elle ne respirait plus.

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