Chapitre 13 :

8 minutes de lecture

Boston, Massachusetts

Adone :

Des trombes d'eau s'abattent violemment sur la carrosserie de la voiture alors que j'évolue sur l'Interstate 95 en direction de Boston. Les phares de la bagnole peinent à éclairer la route, je ne vois rien et n'entends rien d'autre que le bruit incessant et entêtant de la pluie qui ne cesse depuis ce matin. Le grésillement de la radio semble presque dérisoire mais apaisant lorsque je constate qu'elle est encore allumée, branchée sur une fréquence que je ne suis pas censé capter. Karl, aussi chiant soit-il, fait tout de même du bon travail. Je ne peux pas le nier même si j'aimerais parfois lui faire avaler ses dents et ses simagrées.

— À toutes les patrouilles, des coups de feux ont été entendus dans le quartier de Roxbury. D'après les premières informations, un adolescent a été touché d'une balle à l'estomac, et un homme d'une vingtaine d'années à la jambe. Une ambulance est en chemin.

Un léger rictus vient réchauffer mon visage alors que je jette un coup d'œil rapide au rétroviseur central. Les traces de sang sur le cuir clair sont visibles, je n'ai pas eu le temps de nettoyer les bribes de mon massacre et suis satisfait que ce petit règlement de compte sur Roxbury éloigne la volaille de mon trajet. Je ne risque pas de croiser l'ombre d'une voiture de police. J'aurais pourtant trouvé l'excuse parfaite pour passer entre les mailles du filet. Mais, cette nuit, la fatigue m'assaille et je n'avais pas forcément envie de jouer au citoyen modèle si un contrôle routinier me tombait sur le coin de la tronche. J'ai échappé – de peu, souvent – à l'arrestation immédiate après mes dérives. J'ignore si la polizia américaine est incompétente ou simplement désabusée mais mon visage cabossé et mes poings abîmés ne les ont jamais poussé à me passer les menottes aux poignets. Mon charme italien et ma force de persuasion n'y sont probablement pas pour rien. Je sais faire les yeux doux lorsque c'est nécessaire, même s'il est vrai que l'excitation ressentie lors de coups de gueule ou de coup-de-poings fracassants me ravit, bien plus qu'un semblant d'exemplarité.

J'attrape mon téléphone dans un mouvement las et compose le numéro de Karl en expirant. Je suis épuisé. Les missions s'enchaînent, entre éviscération et lacération de phalanges, le repos se perd, à tel point que je n'ai pas contacté Volpe depuis bien trop longtemps. Je l'ai entraperçu, observé, fantasmé, baisé dans mes rêves les plus ardents mais je n'ai pas pu le toucher. Je ne l'ai pas effleuré, caressé jusqu'à ce qu'aliénation s'ensuive et mon désir n'en est que plus mordant. Le goût de ses lèvres me hante encore, comme s'il avait laissé son empreinte indélébile sur le bout de ma langue.

— Oh, Adone ! T'es là, mon pote ? braille Karl que j'avais momentanément oublié.

— Ouais. J'ai fait le ménage dans le secteur trois et Gomez ne parlera plus, c'est une certitude. Tu peux en informer le patron.

— T'abuses ! Pourquoi c'est toujours à moi de le faire ?

Son ton dépité ne me réjouit pas autant que d'habitude. J'ai besoin de sommeil ou d'un dérivatif. Un verre de grappa ou peut-être la bouteille pour m'anesthésier de tout ce qui vogue à vague déchaînée dans mon esprit. Le corps de Fox pour me noyer dans la luxure et les plaisirs de la chair pour trouver le repos et la paix intérieure. J'ai commis d'innombrables horreurs dans ma vie mais les pires sont encore à venir. Elles naîtront lorsque j'aurais pris possession dalla volpe alla pelliccia bianca.

— J'ai d'autres projets, éludé-je en levant les yeux au ciel.

Nan ! Ne me dis pas que t'en n'as pas encore terminé avec cette obsession débile ? Il va te buter, Adone ! Ça m'emmerderait vraiment de devoir porter une chemise pour ton enterrement !

Un éclat de rire m'échappe, rauque, légèrement hargneux également.

— Il t'adore et te respecte, je ne doute pas qu'il te considère comme un frère. Son bras droit ! Mais malgré tous ses bons sentiments, il te butera en apprenant ce que tu trames, me rappelle-t-il, catégorique.

— Garde ton hoodie à disposition, je finirai démembré, tu n'aurais pas besoin de t'apprêter pour mes funérailles.

— Il y en aura, crois-moi !

— C'est mal le connaître, ricané-je. Mais rien ne t'empêchera de partir à la recherche de mes membres pour me creuser une tombe.

Son grognement désabusé me pousse à raccrocher. Une migraine m'assaille et me vrille les tempes. J'ai sûrement trop donné, je suis cassé. Mes vertèbres, mal ressoudées après un face-à-face coriace, me font pâtir. Je soupire et ouvre l'application traçage sur l'écran du tableau de bord. Le GPS apparaît et m'indique la direction à prendre sans que je n'aie à indiquer de plus amples renseignements sur ma destination. Je remercie une fois de plus Karl pour son travail plus que satisfaisant. Évidemment, si je fais ses éloges, c'est uniquement dans mes sombres pensées. Jamais il n'aura la satisfaction d'être félicité, mais il sait parfaitement que son boulot est remarquable.

Mes lèvres s'ornent d'un sourire complaisant lorsque je remarque que Volpe est tranquillement chez lui plutôt que dans un bar à se faire retourner contre un mur ou déambulant telle une âme esseulée dans les rues de Boston. Je suis le chemin en tapotant mes doigts sur le volant sur un air enjoué qui n'existe que dans mon esprit, jusqu'à immobiliser le véhicule en bas du bâtiment. Je tape le code d'accès que je connais depuis des mois mais qui me sert pourtant pour la première fois. J'aurais pu pousser le vice jusqu'à l'observer dans les couloirs de son immeuble mais j'ai tout de même décidé de lui laisser un tant soit peu d'intimité.

Che ironia, stronzo!

Je le regarde se faire sauter, la définition d'intimité est à redéfinir.

Je frappe contre la porte, suffisamment fort pour être entendu de l'intérieur mais trop peu pour qu'il en soit inquiété. Une minute s'écoule avant que la poignée ne se baisse. Mon regard croise immédiatement le sien, brumeux, comme toujours. Ses iris verts sont cerclés de vaisseaux rouges, des cernes violacés s'étirent sur un teint grisâtre tandis qu'une mèche argentée barre son front. L'étonnement est lisible sur son visage, une seconde seulement, avant qu'une expiration de soulagement effleure ma peau. Dans un glapissement strident, il écrase sa bouche contre la mienne et se laisse crouler contre mon buste. Je l'encercle dans une étreinte serrée, ravi qu'il se coule contre mon corps en paraissant n'attendre que cela depuis des semaines. Je le pousse dans l'entrée, claque la porte de son appartement en un coup de pied brutal et le coince contre le mur du salon.

Ses lèvres se font mordantes, ses doigts s'agrippent à mes boucles charbonneuses alors que ses membres se mettent à trembler. Des larmes se mêlent à notre baiser. Les siennes. Un goût de sel se répand sur ma langue alors que je recueille chacun de ses sanglots.

— Pourquoi tu pleures, bellezza ? m'enquiers-je en incrustant ma cuisse entre ses jambes.

— Tu as dit que tu revenais le lendemain, couine-t-il en fermant les yeux. Ce soir-là, tu as dit que tu reviendrais le lendemain, et ça fait neuf jours que je t'attends.

La pompe rouillée qui me sert de cœur s'emballe brusquement. Je n'étais pas certain qu'il fonctionne encore jusqu'à ce que je fasse sa connaissance – de loin dans un premier temps. J'ai remarqué qu'il tentait de survivre, de se manifester, le jour où j'ai rencontré son regard torturé sur une photo abîmée dans le bureau de mon patron. Son visage cendré, ses traits émaciés et la pâleur de sa tignasse m'ont arraché un battement déchirant. Je m'en souviens comme si c'était hier. Ça m'a blessé, au point de m'extraire un râle de douleur qui résonne encore dans ma tête, dans mes veines, jusqu'à mon âme fracturée. J'étais mort, impuissant dans un monde lamentable et sanguinaire puis, l'éclat terne de ses yeux m'a réanimé.

Depuis, il est le centre de mon univers.

Ma descente aux enfers.

— J'avais du travail. Je suis là, maintenant.

— Je t'ai attendu ! Je t'ai cherché, dans la rue, dans mes rêves, jusque dans mon lit vide et froid. Pourquoi ?

— Pourquoi pas ?

— Tu n'es personne.

— Je suis ton ombre, rectifié-je en effleurant sa joue d'un baiser.

— Tu n'étais pas là. Tu m'as laissé après avoir fait exploser une bombe dans ma tête !

Sa voix est vibrante de reproches, pourtant, il n'essaie pas de m'éloigner. Bien au contraire, il se dresse sur la pointe des pieds afin d'aligner nos regards. Le sien est tumultueux, la colère et la tristesse s'y perdent.

— Tu n'es personne ! répète-t-il avec véhémence. Je ne veux pas de toi, pourtant je te désire et ça me rend malade. Tu me rends malade !

Je clos les paupières, inspire longuement pour me gorger de son odeur boisée. Il sent la bestialité sur un relent de cèdre qui me vrille les neurones. Je suis le plus atteint. C'est moi qui suis hanté depuis des mois, des années, par son image, par sa voix brisée et tranchante qui hurle inlassablement dans mon crâne comme un disque rayé, une chanson triviale et entêtante. C'est moi qui suis mordu, malade de lui, de son corps chaud et frémissant. Accro à son sourire fané, hargneux et renversant.

— Je n'ai aucune idée de qui tu es, de ce que tu fais même si les éclaboussures de sang sur ta gorge me mettent la puce à l'oreille. T'es un type dangereux, je ressens la violence qui émane de toi mais je ne peux pas me résoudre à t'oublier. Putain, qu'est-ce que tu fous là, déjà ?

— J'ai eu une longue journée.

— En quoi ça répond à ma question ? se renfrogne-t-il.

— Ça ne le fait pas, conclus-je en un haussement d'épaules. Si tu me demandes de partir, je le ferai.

— Alors casse-toi !

J'incline la tête, scrute son visage déformé par la nervosité. C'est impressionnant ce qu'il peut être indécis. Ses humeurs se battent, elles s'acharnent jusqu'à chavirer, que l'une d'elles domine puis se terre et cède sa place. Tout cela en une fraction de seconde. C'est fascinant et probablement le signe qu'une défaillance mentale perturbante. Il est instable, voguant à vague déchaînée. Comme moi.

Je fais un pas en arrière, puis d'autres, suffisamment pour qu'il puisse respirer. Ses yeux s'écarquillent alors que, silencieusement, je réajuste mes vêtements et me dirige vers la sortie. Ses doigts s'enroulent brusquement autour de mon poignet, il me ferait presque mal si ça ne me faisait pas atrocement bander.

— Tu fais quoi ?

— Je te l'ai dit, c'est toi qui tires les cartes ce soir. Tu veux que je me casse, j'obéis.

— Bordel, non !

— Alors quoi, Volpe ? Je t'écoute, articulé-je en le rabattant contre mon torse.

Il grimace d'inconfort puis se laisse aller en refermant ses bras autour de ma nuque.

— Pourquoi t'es là ? me questionne-t-il tout bas. Pas de réponse détournée ou incompréhensible, je veux la vérité, aussi banale et illogique soit-elle.

Je l'admire en serrant les dents. Je hais ma dévotion. J'exècre mon obsession. Il me rend faible, j'ai horreur de ça. Je ne devrais pas être ici, mais mon âme l'a réclamé. Je ne devrais pas l'écouter mais mon cœur a parlé. Je crois que j'ai signé mon arrêt de mort en me laissant embarquer dans mes dérives. C'est pour ses yeux que je crèverai. Pour son âme que je les buterai.

— Je suis épuisé. Je voulais te voir et me reposer.

Mon honnêteté me donne envie de gerber mais, Fox souhaite et j'exauce.

— Ma chambre est au bout du couloir, souffle-t-il avec une étincelle de fierté égarée au fond des yeux. Tu connais le chemin.

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