Chapitre 4/4

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Le palanquin laissa l'inquisiteur devant l'abbaye. L'imposant bâtiment et ses jardins, gardé par d'intimidants moines guerriers, s'étendait jusqu'aux enceintes de la cité. Sa masse pierreuse ombrait plusieurs pâtés de maisons alentours. Ainsi et de manière symbolique, que ce soit volontaire ou non, l'ordre imposait sa prime influence au sein de l'Empire.

Sans entrave, Laïk en franchit le seuil et passa sous un porche de bois épais bardé de charnières cloutées. Il déboucha sur un déambulatoire circulaire façonné de colonnes d'ébène. Au centre de celui-ci, une étendue herbeuse ponctuée de massifs fleuris, d'arbres et de bancs appelait au calme et la méditation. Il le traversa sans s'y arrêter afin de rejoindre la partie sud du monastère.

C'est là que l'Abbé de l'ordre l'attendait, dans son scriptorium personnel, du moins le supposait-il. Il marcha devant plusieurs portes closes et croisa quelques coreligionnaires. Leurs saluts réciproques furent silencieux, voire brefs. Laïk remarqua que, tout comme lui ils se hâtaient, l'air grave. Cela lui rappela qu'ils partageaient avec eux un moment de crise et le ramena à sa visite au palais. Le souvenir de sa rencontre avec Dame Béada et le récit de celle-ci concernant son expérience avec la scintillante le firent frémir.

Ce qu'elle a vu, va-t-il vraiment se produire ?

Cette préoccupation traversait son esprit malgré lui. Finalement, à choisir, il aurait préféré qu'elle ne lui raconte rien.

L'ignorance parfois est bienfaisante.

Une autre pensée qui ne ressemblait pas à sa façon d'être, mais en l'espace de peu de temps, il s'était produit tellement d'événements que cela ébranlait jusqu'à son besoin maladif de connaitre la vérité.

Alors que son esprit s'égarait, une voix l'appela, immobilisant son cheminement. Il leva les yeux. Un jeune religieux lui faisait signe, et se précipitait vers lui. Étonné, il s'apprêta à le saluer, mais il fut devancé.

— Inquisiteur De Grey, l'abbé m'envoie à vous. Il vous attend au sous-sol.

— Pour un interrogatoire ?

— Un jugement.

— Un jugement ?

— Entre autres.

Le ton pourtant interrogatif n'incita pas le moinillon à en dire plus. Il se contenta de lui sourire en l'invitant silencieusement à le suivre. Laïk, lui emboita le pas, et de ce fait, rebroussa chemin.

L'escalier en colimaçon s'enfonçait sous la bâtisse. L'Inquisiteur précédé de son accompagnateur dévalait sans crainte les marches. Taillées dans la roche par les fondateurs et constructeurs de l'abbaye, il en émanait des odeurs d'humidité et de pourriture qui remontaient des profondeurs séculaires. Depuis l'origine et au fil du temps, ces lieux avaient conservé et gardé bien des secrets inavouables. Soupçonnés à l'extérieur, certes, mais non révélés et parfois oubliés.

Cris, tortures, blessures, fêlures, ferrures, serrures, flétrissures, éclaboussures, brûlures, cassures...

Tant de souffrance qui tachaient de sombre les fosses suintantes de marques indélébiles et secrètes.

Personne n'était à l'abri d'ajouter sa contribution involontaire à ces dissimulations occultes et surtout pas les hautes castes. À l'abbaye, on priait, on honorait les Dieux, mais on préservait avant tout le dogme. Et peu importait les moyens utilisés et le prix à payer pour ce faire.

La descente se termina sur un couloir démesuré éclairé par des prismes lumineux enchâssés dans les parois. Ils produisaient une lumière suffisante pour avancer sans trébucher, mais gardaient dans l'ombre de lourdes portes verrouillées. Derrière elles, des cachots, salles de tortures et pièces vouées à de simples entretiens. Certaines protégeaient autant de salles mystérieuses où même Laïk n'avait jamais mis les pieds.

Son guide s'arrêta devant l'une d'elles, l'ouvrit et s'effaça pour laisser passer l'Inquisiteur. Ainsi franchit-il le seuil d'une salle pénombrée, seulement éclairé de braseros. Il repéra l'abbé qui lui faisait signe et se tenait devant plusieurs prisonniers enchainés à un mur, les bras en croix, dénudés ; de toute évidence, on les avait torturés.

Sans émotion apparente, Laïk rejoignit le supérieur de l'ordre. Il désigna négligemment les captifs et demanda :

— Qui sont-ils ?

— Vos agresseurs.

La surprise de l'inquisiteur fut à peine visible.

— Ils ont été interrogés ?

— Oui, mais on n'a pas pu tirer grand-chose d'eux, sauf de celle-ci.

Il désigna la seule femme du groupe. Son visage émacié et poisseux de saleté, d'humeur et de sang permettait tout juste de la distinguer des hommes. Seul son buste aux seins tailladés et meurtris le révélait.

— Qu'a-t-elle dit ?

— Jusqu'à présent, peu de chose, elle ne veut parler qu'à vous.

— Vraiment ? C'est singulier.

L'abbé soupira :

— À vous de voir, vous avez cinq minutes.

Il s'éloigna, laissant à son subalterne le loisir de s'avancer vers la suppliciée. L'inquisiteur s'approcha donc, contempla un moment le visage maculé de la jeune femme, puis dit sur un ton neutre :

— Je t'écoute.

— Avant de parler, je veux être certaine d'avoir la vie sauve.

Laïk fit volte-face et s'éloigna :

— Je n'ai vraiment pas de temps à perdre…

— Je vous en prie ! Attendez…

L'inquisiteur sans se retourner rétorqua :

— Je ne suis pas d'un naturel patient…

D'elle sortit un gémissement douloureux alors qu'elle tirait sur ses chaînes avec une farouche désespérance.

— D'accord… J'ai entendu parler d'un marché parallèle de scintillante…

— Il a toujours existé des marchés parallèles de scintillante, tu ne me révèles rien d'inédit.

— Celui-ci est différent, enfin d'après ce que je sais. D'abord, le produit obtenu est d'une pureté absolue, ensuite les ramures utilisées viendraient d'un stock entreposé à Varatta à l'extrême nord de l'Empire.

Laïk fut interpellé, pour la seconde fois de la journée, on évoquait cette ville auprès de lui. Coïncidence ou non ? Il s'interrogeait. Il retourna auprès d'elle, tout en restant stoïque en apparence :

— Il n'y a aucun chasseur d'Arcanzur à Varatta. C'est une ville de mineurs principalement.

— Pourtant, les ramures viendraient de là, j'ai entendu quelqu'un en parler, il a vu l'endroit où elles étaient remisées.

— Il me faut croire cette fable sur ta bonne foi ? Au moins, peux-tu me dire le nom de cette personne ?

Un silence suivit cette interrogation. L'Inquisiteur insista :

— Je t'écoute et je n'ai pas toute la journée, mon temps est précieux.

— C'était une femme qui en parlait.

— Une femme ?

— Oui, une religieuse, une sœur appartenant à l'ordre du protectorat.

Laïk ne put retenir un bref sursaut.

— Quel est cette affabulation ?

— C'est la vérité ! Sur la tête d'Istitigilh la Mère du Monde, je le jure !

— Et où étais-ce ?

— À l'auberge de l'oiseau de fer. Je crois qu'elle y avait une chambre. Je buvais une bière près de sa table et elle discutait avec un noble, ils parlaient de Varatta, de la scintillante, du nombre incroyable de ramures qui se trouvaient là-bas. Puis, ils ont réalisé que j'écoutais, alors ils se sont levés et ont quitté l'auberge.

Troublé, l'Inquisiteur restait silencieux. Cependant, elle ajouta autre chose qui l'inquiéta davantage ;

— Ils ont évoqué le nom d'une enquêtrice du Protectorat qu'il fallait neutraliser, c'est pour cela que je ne voulais parler qu'à vous.

— Quel est ce nom ?

Et elle révéla :

— Dyey de Grey !

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