A Cool Cat in Town

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La pression dans sa cage thoracique augmentait sans mesure. De même sous son crâne chevelu. Tout allait éclater. Elle, elle allait éclater et bon dieu, elle n'attendait ça. Pouf. Pouf, plus d'elle. Mais elle ne pouvait pas se le permettre, pas encore, pas maintenant. Pas maintenant. Alors elle se saisit de son vieux casque gris, le brancha sur un téléphone plus vieux encore qui faisait office de mp3. Elle monta le son aussi fort que possible en lançant la musique en mode aléatoire. Elle ferma les yeux et laissa échapper un souffle long, sifflant, suintant. La musique explosait dans ses oreilles, empêchant ainsi l'éclatement quasi inévitable de son être disloqué. La musique forte vibrait dans son être et d'une façon aussi absurde que contradictoire, ça empêchait les morceaux d'elle de se faire la malle. Elle laissait couler le son dans la rainures inégales de son être et faire office de colle provisoire, jusqu'au prochain éboulement qui risquait de la casser. Oups, dirait son esprit inadapté. Pour le moment, la basse, la batterie, la guitare et les harmonies vocales l'aidaient à retrouver une certaine stabilité.

 Elle voulait augmenter le son, mais sa raison lui conseillait l'inverse. C'était bien assez fort pour le moment. Les yeux résolument clos, elle se laissait tournoyer dans un petit monde d'onde musicales. Son pied commença à taper en rythme d'un petit air de jazz-électro. Tap, tap, tap, tap... La contrebasse et ses ondes graves vinrent se loger dans son sein. Ses vibrations entraînèrent ses hanches dans de petits mouvements souples et incontrôlés. Elle sentait à nouveau son corps ; elle sentait de nouveau le besoin de se mouvoir ; elle ressentait la petite joie du rythme qui commençait à pulser d'une façon nouvelle dans chaque parcelle de son être physique. Elle se retrouvait. A mesure que son corps bougeait, elle reprenait le contrôle. Ce n'était plus le rythme de la musique qui agitait ses membres, c'était elle qui prenait la décision de les bouger parce que la musique lui plaisait. Elle revenait.

 Debout au milieu de sa chambre terriblement ordonnée, elle lançait sa jambe, pied pointé et hop, un petit tour sur elle-même. Mains sur les hanches, petit sourire mutin sur ses lèvres rongées, les yeux toujours fermés, elle ondulait son bassin sans savoir si ce geste était ou non gracieux. Elle revenait.

 Elle grimaça en enlevant son casque et remua ses mâchoires douloureuses ; douloureuses d'avoir été si serrées tant par la contraction musculaire de l'angoisse que par le casque trop grand pour ses oreilles et enserrant donc une partie de sa mâchoire. Elle enroula soigneusement le fil, rangea le téléphone et posa le casque sur son imprimante.

« There's a cool cat in town, never settle down... »

 Elle chantonnait encore en revenant dans le monde, dans son corps, ça l'aidait à faire la transition. Petit glissement sur ses chaussettes illustrées d'un Renoir, en rythme avec la chanson qui lui restait, et elle sortit de sa chambre. Le soleil baignant le couloir et le salon l'incommodèrent seulement quelques instants. Et la voilà de retour. Elle déambulait dans sa maison, comme si de rien n'était. Comme si quelques instants auparavant, elle n'avait pas songé à diverses façons de disparaître pour se défaire du poids de son existence. Elle transpirait encore de l'angoisse qui l'avait douloureusement enveloppé. Elle puait l'angoisse. Mais son visage était détendu, une expression nonchalante confortablement installée sur ses traits.

« She loves chasing the dogs around... »

 Elle continuait de chanter à mi-voix les paroles en débarrassant la table. Juste histoire d'occuper ses mains détruites autant que potentiellement destructrices. Elle ressentait dans ses cuisses les coups puissant qu'elle s'était assénée avant de se laisser choir, apathique, sur son petit canapé. Elle ressentait dans son dos les tensions qui l'avaient tenaillé pour l'opprimer. Maintenant qu'elle était revenu à l'intérieur d'elle-même, son corps douloureux lui laissait savoir sans ambiguïté ce qu'elle lui imposait. Elle faisait souvent cette distinction entre son corps et elle. Ce corps qui lui semblait si étrange dans sa façon de se mouvoir, dans sa façon d'occuper un espace, dans cette façon si particulière qu'il avait de changer, de ressentir... Elle avait l'impression de n'avoir aucun contrôle sur cette enveloppe de chair et d'os, et pourtant, elle était la seule à pouvoir l'occuper. Prisonnière, elle lui semblait parfois n'être que spectatrice au premier plan des actions dans l'espace et le temps de son corps. Elle se rappelait sans mal toutes ces fois où elle ordonnait à son corps de se lever, de bouger, de marcher, d'aller loin, très loin, de fuir tout ces bruits, toutes ces lumières, toute cette chaleur sans que jamais il lui obéisse. Il restait là, inerte sur le sol, replié sur lui-même dans un coin et elle, elle était à l'intérieur, elle hurlait, elle tapait contre les parois de son crâne, contre les os de sa cage thoracique. La seule chose qui parfois trahissait un peu l'agitation à l'intérieur de sa prison de chair, c'était ces quelques petites larmes salées qui fuyaient les grands yeux inexpressifs rivés au sol. Toutes ces fois où elle était persuadée de sourire quand son visage constellé de boutons et autres tâches de rousseurs restait dans l'inexpressivité la plus solide. Lorsqu'elle se blessait et souffrait sans pareil, son visage ne parvenait qu'à hausser un sourcil désabusé -si bien qu'il était difficile de croire à sa douleur-. Elle et son corps ne parvenaient pas à trouver d'entente égale. Ce qui était incommode dans la vie quotidienne.

 Une fois la table débarrassée, elle s'affaira à la vaisselle.

 Mimant encore les paroles de la chanson qu'elle écoutait pour revenir dans sa prison-corps, elle lavait un à un les couverts. Après ces épisodes violents où elle ne parvenait plus à sentir aucune connexion avec son être matériel venait toujours cette période d'activité où ces deux entités trouvaient un accord provisoire. Comme un petit drapeau blanc agité entre le corps et l'esprit. Elle avait besoin de sentir les choses. Elle avait besoin de sentir qu'elle avait un peu de contrôle sur ce elle qui se confrontait en permanence au monde et toutes ses entités. Alors une fois qu'elle sentait qu'elle arrivait à faire ce mouvoir cet être lourd et indécis, elle se levait d'un bond. Et hop, le balai, et hop, la vaisselle, et hop, une machine de linges sales, et hop, le linge plié, et hop, hop, hop ! Et voilà qu'elle remettait les chaises parallèles, bien face à la table, et que les rideaux se retrouvaient parfaitement alignés laissant un écart égal sur l'extérieur... Et voilà. Si elle ne maîtrisait pas bien son corps, elle trouvait satisfaction et confort dans cet ordre apparent.

 Le chat vint tendrement se frotter à ses chevilles. La furtif caresse de sa fourrure douce sur ses chevilles nues fut exaltant. Parfois, elle ressentait ce besoin irrépressible de toucher les poils si soyeux de son petit animal, enfouir son visage dedans, se rendre compte qu'elle sentait ce contact, cette chaleur... Puis le ronron de la petite -enfin de taille raisonnable- boule de poils remplaçait parfois les basses puissantes de la musique qui recollait les morceaux éparses de son être. Elle saisit le matou entre ses bras. Elle savourait son contact, sa chaleur, ses ronrons confortables qui vibraient contre sa poitrine... Elle savourait cet instant entre-deux. Cet instant où elle n'avait pas à se soucier de si l'extérieur de son être correspondait à l'intérieur. Elle savourait ce touché doux à la vibration reposante.

 Son chat semblait d'ailleurs s'accommoder à tout cela, de tout son flegme félin.

« There's a cool cat in town, never going down..., murmurait-elle à son l'animal. »

 Ce qui lui paraissait étrange parfois, c'était que seul le contact de son chat lui était tolérable. Toute autre interaction physique la mettait mal à l'aise, l'incommodait ou parfois même lui faisait mal. Cependant, dès lors qu'il s'agissait de son chat... Le privilège félin.

 A peine s'asseyait-elle sur son canapé que le matou tigré s'avançait de sa démarche langoureuse pour sauter souplement sur ses cuisses. Le poids de l'animal, sa chaleur réconfortante et ses ronronnements. Toujours ses ronronnements qui venaient se glisser entre les fissures de son être pour la maintenir en un seul morceau. Peut-être était-ce pour cela que ce privilège félin existait. Pas besoin de soutenir un regard, pas besoin d'exagérer pour que l'extérieur ressemble à l'intérieur... Elle n'avait besoin que d'être là et glisser ses doigts abîmés dans la fourrure brune et tigré du chat qui lui offrait ses ronronnements princiers. Une existence simple en somme, en équation d'un côté comme de l'autre.

 Elle avait si souvent plaisanté à l'idée d'être ce personnage-type, tant utilisé dans les fictions manichéennes, cette dame aux chats. Cette vieille femme dont l'espace social n'était occupé que de chats miaulant et ronronnant à outrance. Elle pensait très sincèrement que, plus qu'une plaisanterie, ce serait une réalité pour elle. Néanmoins, elle ne voyait pas cela comme péjoratif. Elle ne haïssait pas les autres mais vivre avec eux était dur, elle ne pouvait le nier. Puis elle savait également combien ces autres, aussi gentils soient-ils, aussi attentionnés, doux et divers soient-ils dans leur caractère ne pouvaient rien à ces instants où elle perdait tout les sens. Où elle se perdait elle-même en somme. Elle savait bien qu'ils ne pouvaient pas croire que sa parole quand son extérieur ne s'accordait pas avec ses mots. Et les humains n'étaient pas capable de produire ce ronronnement qui venait résonner dans tout son être pour maintenir les morceaux en place. C'était sans conteste -pour elle- un argument non-négligeable.

 Contre sa paume, son chat frottait son crâne soyeux, ses yeux émeraudes sans jugement et calmes rivés sur le visage figé et aux yeux toujours grands ouverts. Il ronronnait de toute sa majestuosité féline. Il gardait ses morceaux d'être en place. Il garantissait par sa présence l'agitation du drapeau blanc entre l'intérieur et l'extérieur. Ce ronron lui rappelait le rythme et les paroles de la chanson qui l'avaient ramené quelques instants plus tôt.

 Il y avait en effet un chat bien cool dans la place.

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