Chapitre 1
Elin Rozenshire
An 637, 24 de Réadwind
Nul lieu ne concentrait plus de richesse que le 7e arrondissement de Karninghám. De hauts bâtiments de pierre de taille calcaire, balcons et grilles dorées, bordaient de larges rues pavées densément fréquentées par des fiacres, des carrosses et des funiculaires entraînés par leur câblerie souterraine. Et tandis que la lumière déclinait, le crépuscule jetait sur la capitale ses dernières teintes ambrées, ravivant par ses reflets luxe et raffinement de la cabine où laitons et dorures rehaussaient boiseries et moulures.
Un baron, assis sur la banquette devant Elin, jouait avec sa chevalière en argent et rivait sur elle une expression mauvaise, nuancée d’orgueil et de mépris. Elin se garda de l’offenser, consciente que sa figure austère, toute tavelée de rousseur, sa bouche avancée, sa dentition désordonnée, ses joues creusées par la frugalité et ses pommettes endurcies par les coups, détonnaient avec la délicatesse des autres femmes dans ce wagon.
À ces contours abîmés, la donnant plus âgée que ses vingt-et-un ans, s’ajoutait une silhouette filiforme, déféminisée par une vêture de gentilhomme : redingote de laine noire – moins onéreuse que celle de ce noble, moins capiteuse également, imprégnée d’odeurs de charbon et de moisi –, chemise jaunie agrémentée d’une cravate, gilet anthracite rapiécé, pantalon usé, souliers éculés.
En certaines circonstances, elle dissimulait son épaisse chevelure rousse, constamment réunie en une longue natte, sous ses vêtements ou son béret-casquette afin de renforcer son allure masculine et ainsi échapper aux situations que son impulsivité ou ses poings ne pouvaient résoudre.
Le baron se leva à l’approche d’une station, obligeant Elin à serrer contre elle sa lourde besace de cuir, puis s’excusa auprès de Cornelius, assis près d’elle. Le vieil homme ne lui prêta aucun intérêt. Ce fut à peine si, derrière ses fines lunettes, ses prunelles vives s’étaient détachées de son livre.
Cornelius n’était pas de ceux à faire cas des banalités et, à l’air sévère qui fronçait ses sourcils broussailleux, il paraissait posséder ce don d’abstraction si cher à la noblesse. Pourtant, ses traits ascétiques, sa peau noire burinée, trahissaient les meurtrissures d’un passé tourmenté : une balafre courait de son œil gauche à sa bouche, et de nombreuses cicatrices entrecoupaient ses rides de sexagénaire ; d’autres étaient cachées sous son épaisse barbe cendrée taillée en biseau, étendue jusqu’à ses cheveux gris. Aussi, par un astucieux réglage, ses vieilles lunettes rondes tenaient miraculeusement droites sur son nez tordu, bossué par une fracture mal soignée.
Du reste, il entretenait une apparence distinguée en dépit de sa redingote détenue depuis l’armistice, son gilet subtilement reprisé et son haut-de-forme qu’il ne quittait quasiment jamais et contribuait à son élégance, à condition qu’on l’observât de loin.
— Parfois, je m’interroge, murmura-t-il de sa voix rocailleuse, maintenant le baron parti. Sommes-nous si différents de ceux que nous réprouvons ? (Il ferma son livre : « Sciences et Mécaniques des Temps Réprouvés, par M. le comte R.Č Gradovski ».) Dans trois, quatre… dix siècles, que restera-t-il ? (Elin ne l’écouta qu’à moitié, attentive à quatre individus installés trois banquettes plus loin : une femme richement apprêtée entourée de trois hommes.) De nos pierres, de nos sciences, de nos mécaniques ? De nos vertus, de nos vices ? De nos vanités ?
— Mélancolie au cœur ? ironisa Elin, plus terre à terre.
Il esquissa un sourire.
— L’âge, peut-être. L’expérience. La rencontre des deux n’est guère chose plaisante. Et ce baronnet. (Il désigna la place vide.) Parce qu’il a su naître avec de l’or, des terres, un titre, il se donne des airs de grande importance. Comme chacun ici. (Il rangea son livre dans une poche de son manteau.) Tous, pourtant, se méprennent. Le temps est le plus cruel des souverains. Plus inclément que les dieux eux-mêmes. (La femme et les trois hommes se levèrent.) Accordons à ceux-là une juste rétribution à leurs mérites. Je me charge de l’obséquieux et de l’opulent. À toi le freluquet et la vieille bique.
— Vieille bique ? releva-t-elle, amusée. Cette femme a probablement ton âge.
— C’est pourquoi je me permets d’ajouter que, si elle se sent jeune, alors elle est une imbécile. Observe son arrogance. Quel rôle tient-elle selon toi ?
Les cheveux teints en noir, la figure poudrée pour dissimuler ses rides, la femme, qui rejoignait les portes du wagon, portait un long manteau de fourrure blanche, une robe de taffetas et de soieries enflée de jupons, le tout accommodé d’un extravagant chapeau plumé, de bijoux au cou, aux oreilles, à chacun de ses doigts, et d’un sac à main brodé de fils d’or. Les trois hommes, sobrement vêtus d’une redingote et d’un chapeau melon, agissaient en courtisans.
— Rentière, se hasarda-t-elle sans trop se risquer. Bourgeoise du Septième. Ou noble en voyage.
— La société est certes favorable aux hommes, mais les hautes dames peuvent s’illustrer de nombreuses façons. Pour ma part, je dirais… noble émigrée. Une dérogée dont l’époux aura su compenser la perte de leurs terres par l’acquisition d’une industrie jadis utile à l’effort de guerre. Peut-être y tient-elle un rôle. Secrétaire de direction. À tout le moins, une fonction qu’elle croit suffisamment importante pour s’enorgueillir. (Le véhicule s’arrêta ; les portes s’ouvrirent au son d’une mécanique huilée.) Avise cette démarche, pleine de fierté et d’infatuation.
— Allons-y, décida Elin en se levant à leur suite.
Ils descendirent à la station des Bois-Nourriciers, l’un des quartiers les plus cossus de Karninghám. Son nom était un emprunt à la dense et giboyeuse forêt réservée à la haute société et, depuis la Grande Dérogeance, à la noblesse émigrée.
Le funiculaire se raccorda à sa câblerie et, dans un grincement métallique, les deux wagons s’ébranlèrent, poursuivirent vers les hauteurs de l’arrondissement. Les cliquetis des rails ferrés laissèrent tôt place aux martèlements des sabots sur les pavés, et au roulement des calèches et des fiacres. Après quelques mètres, Cornelius reprit :
— Difficile de concevoir quelle humanité nous a précédés. L’intuition nous donne à croire que nous sommes le faîte de l’évolution. Mais comment mesurer le poids d’un passé que nous avons condamné ?
— Cornelius, l’interrompit-elle, lasse qu’il lui exprimât ses pensées aux moments les moins opportuns. Ces quatre-là sont nos derniers. Alors, de grâce, reste concentré. Je suis fatiguée et pressée de rentrer.
— Fort bien ! Dans ce cas, qu’attendons-nous ? Ils approchent de l’avenue Wintmōr. Ne perdons pas cette occasion !
Exaspérée par sa puérilité, elle accéléra avec lui et arriva derrière le groupe arrêté au carrefour. Tous quatre se faisaient l’écho de la principale actualité des jours derniers : la mobilisation des troupes álmóriennes et mitḫāriennes sur le Mur de Fer.
Journaux et crieurs rapportaient que soldats et mécaniques de guerre réinvestissaient tours et remparts de cette forteresse longue de plusieurs milliers de kilomètres. Pour la vieille, nul doute que l’armistice n’y résisterait pas. Et cependant que l’opulent instruisait le freluquet, désespéré qu’aucun álmórien n’eût assassiné l’usurpateur, Elin, peu familière aux choses étrangères à son quotidien, glissa une main dans le sac de la femme, retira son portemonnaie, lourd, épais, qu’elle transféra dans sa besace. Avec le freluquet, l’affaire ne fut guère plus délicate : une lanière de sa bourse pendait à son côté, telle une offrande à son adresse.
— Que faites-vous ? s’écria l’obséquieux vivement retourné vers Cornelius. Vous me volez ? Qu’avez-vous dans les mains ?
— Un livre, se défendit Cornelius, visiblement penaud.
L’homme fouilla ses poches ; Elin feignit d’attendre.
— Où est mon portefeuille ? J’ai perdu mon portefeuille ! (Les trois autres vérifièrent leurs effets.) Ce scélérat vient de me voler !
— Allons donc ! s’offusqua Cornelius. Vous coudoyer sur un trottoir ne me rend pas voleur ! Pour preuve ! Je ne transporte que ce malheureux livre !
— Montre cela ! le rudoya l’opulent qui feuilleta le livre.
— Il s’agit là d’un ouvrage sur des temps oubliés. Rien qui ne saurait grandir un homme de votre importance.
— Je ne trouve plus ma bourse ! s’exclama à son tour le freluquet. Et vous, madame ?
— Je… je ne retrouve pas mon portemonnaie, balbutia-t-elle, désemparée. Ce n’est pas possible ! Je n’ai pas quitté mes affaires !
Alors que tous se focalisaient sur Cornelius, Elin traversa l’avenue dès qu’elle en eut l’occasion et, à la première intersection, elle bifurqua. Toutefois, inquiète de la situation, elle l’attendit à proximité d’un kiosque à journaux, devant le portail en fer forgé d’une résidence.
Sept ans auparavant, c’était lui qui l’avait sortie de la rue pour l’entraîner comme sa disciple, puis sa complice. À son contact, Elin avait appris à lire, à écrire, à compter, à raisonner, à parler et à canaliser son impulsivité tout en assimilant ses techniques pour délester la haute société. Une éducation rigoureuse qui lui permettait d’envisager l’avenir sous un angle différent de sa condition de miséreuse, loin de Karninghám et des activités criminelles à ce jour nécessaires à leur survie.
Un individu sombrement vêtu, les traits ombragés sous une capuche, s’arrêta au début de la rue. Elin s’apprêta à glisser cinq décimes de plomb dans le kiosque pour mimer une habitude quand Cornelius reparut ; l’expression fière, son sourire s’élargit sous sa barbe à mesure qu’il approchait, dévoilant ses dents jaunies, usées, cassées sinon comblées par des plombages.
— Un jeu d’enfant ! se targua-t-il gaiement en révélant les deux portefeuilles cachés dans ses manches. Aussi ! (Le regard pétillant de malice, il sortit une montre gousset faite de cuivre et d’ébène.) Voici pour ta collection.
— C’est gentil, mais… l’objectif n’était pas de discuter avec eux.
— Je souhaitais converser, prétexta-t-il pendant qu’elle rangeait la montre dans la deuxième poche gousset de son gilet.
— Le plan était de rester discret, rappela-t-elle comme un reproche.
— L’obséquieux conservait son portefeuille dans une poche intérieure de sa veste. Je pouvais difficilement agir autrement que par une prise frontale. Par ailleurs, contempler l’expression décomposée de la vieille fut un moment… plaisant. Ne me remercie pas pour cette montre. Révèle-moi plutôt le contenu du portemonnaie.
Elin fouilla le premier compartiment riche d’une pièce d’argent, de deux pièces de bronze, cinq pièces de laiton et d’une authentique pièce d’or devant laquelle ses yeux s’arrondirent.
— Première fois que j’en tiens une ! s’exclama-t-elle, son excitation à peine contenue.
— Fort bien, fort bien, tempéra Cornelius. Que trouves-tu d’autre ? La concernant, j’entends.
Elin garda la pièce en main – impossible pour elle de s’en détacher immédiatement – et ouvrit l’autre compartiment contenant un ticket de transport poinçonné, des papiers et un ferrotype1 protégé dans une pochette cartonnée présentant quatre enfants souriants devant une bibliothèque.
— Peut-être a-t-elle quatre petits-enfants et… (Elle trouva une carte de visite imprimée du dirigeable stylisé de la Compagnie des Airs.) Duchesse en exil de Wolcncastel. Loyal sujet de Sa Majesté Impériale, secrétaire de direction de la Compagnie des Airs. Duchesse Lindenhám. Un titre de courtoisie. Wolcncastel… C’est en Álmór, non ?
— Forteresse des nuages, traduisit-il en allgēhyien moderne. Une dérogée álmórienne.
— La connaissais-tu ?
— Nullement.
Elin ne doutait pas qu’il eût jadis appartenu à la haute société. Impossible qu’il en fût autrement tant il savait se jouer d’elle.
— Un jour, j’aimerais vraiment que tu me révèles celui que tu étais.
— Quelqu’un de tout à fait ennuyeux.
— Étais-tu un grand de la société ?
— Je n’ai jamais été un grand.
— Mais tu côtoyais nobles et bourgeois. Serais-tu un dérogé ?
— Mes anciennes vies n’ont aucune importance. Ce qui importe désormais, c’est notre tribut. Et, bonne nouvelle ! (Il agita les portefeuilles.) Avec ceux-ci, notre journée est terminée. Garde l’or de la vieille et range les deux-là dans la besace.
Elin n’insista pas, glissa le portemonnaie et la pièce d’or dans une poche de son manteau.
— La prochaine fois, je préférerais que nous restions invisibles. Comme tu me l’as appris. Souviens-toi. (Elle prit une voix grave et caricaturale pour imiter son ton professoral.) Discrétion et invisibilité sont les secrets de la longévité !
— Je ne suis pas certain de parler ainsi. Toutefois, si tu me le permets, j’ajouterai qu’adaptation et innovation sont les clés de la pérennité.
— Si tu veux, capitula-t-elle pour ne pas l’entendre digresser. Mais innove sans moi. Je ne souhaite pas payer pour tes prises de risques.
— L’affaire est entendue. Comptes-tu encore débattre ou pouvons-nous partir ?
Elin s’amusa de son habileté à esquiver le cœur du problème – ses doigts devenus raides et inhabiles – puis suivit son invitation à poursuivre. Après quelques pas, elle jeta un coup d’œil derrière eux et remarqua l’individu à capuche reprendre sa marche.
— Je crois que nous sommes suivis.
Cornelius se retourna, sans subtilité, et fit une moue.
— Tes inquiétudes me paraissent fondées. Je l’ai vu descendre après nous. J’ignore qui est cet encapuchonné, mais je le soupçonne de nous suivre depuis un moment. Prends la prochaine ruelle à droite pour retrouver l’avenue Wintmōr et hâte-toi jusqu’au funiculaire. Je poursuis vers la maison du Miséricordieux. Nous nous retrouverons au logement. Donne la besace, cela devrait l’attirer. Si, par malheur c’est un enquêteur, j’endosserai l’entière responsabilité.
— Et s’il s’agit de l’une de nos victimes ? Ou un amateur attiré par notre butin ?
— Il ne me suivra pas longtemps, assura-t-il avec aplomb.
Elin ne discuta pas, lui céda la besace et, au croisement, ils se séparèrent. L’étroite ruelle humide était prisonnière de hauts bâtiments lesquels, après la pluie de l’après-midi, avaient empêché les rayons du soleil d’atteindre les pavés boueux. Elin se retourna près d’une lignée de tonneaux et surveilla l’individu derrière elle.
— Fait chier, pesta-t-elle contre Cornelius, dont les envies d’innovations avaient peut-être trop attiré l’attention.
Elle accéléra, les mains enfoncées dans ses poches, l’or enfermé dans son poing, et vit venir au bout de la ruelle un homme barbu, une canne dans une main, une pomme dans l’autre, taillé comme un forgeron sous sa redingote marron et son gilet noir extravagant brodé de fleurs rouges. Rassurée de croiser un homme d’une aussi solide constitution, car, si âgé fût-il, elle doutait que son poursuivant s’exposât devant pareil témoin, Elin anticipa un stratagème pour se fondre parmi les foules ; l’une de ses techniques consistait à se soustraire aux regards pour se déguiser en homme. Une autre, qu’elle affectionnait, était de se précipiter hors du funiculaire à la fermeture des portes, bloquant ainsi ses poursuivants dans le transport.
Vider les poches de la haute société n’était pas une activité sans péril ; entre les victimes vindicatives, les voleurs jaloux ou les amateurs envieux de leur bonne fortune, il n’était pas rare qu’elle et Cornelius devinssent des proies et, chaque fois, elle détestait ce petit jeu qui pouvait mal se terminer.
Le gentilhomme, à présent proche d’elle, jeta sa pomme, lui adressa, de sa figure brûlée à droite, une salutation respectueuse, leva sa canne et, avant même qu’elle s’écartât, la frappa en plein ventre ; le souffle coupé, Elin recula, perdit son équilibre, se rattrapa contre un réverbère ; elle voulut reprendre ses moyens malgré la panique, la douleur, sa respiration interrompue, mais l’homme se débarrassa de sa canne brisée, la saisit par les cheveux ; Elin répliqua de ses poings, du mieux qu’elle pouvait, aux endroits qu’elle pouvait, mais la brute n’entendit rien céder ; l’homme pulvérisa sa défense à grands coups de genou dans les côtes, puis lui éclata la tête contre le réverbère.
Elin s’écroula, la vision noircie, les oreilles pleines de bourdons.
Ses rares pensées, focalisées sur sa survie, étaient appesanties par son asphyxie. Tout juste remarqua-t-elle la plaie sanguinolente à son front et son béret qui trempait dans la fange.
— Qu’avons-nous là ? (Les paupières à demi-closes, elle aperçut l’homme ramasser la pièce tombée dans la boue.) Une miséreuse bien riche.
Elin gémit, les poings serrés, le corps paralysé par la violence. Elle ne pouvait pas se laisser voler. Pas ainsi ! Un vesper d’or, c’était deux tributs pour elle et Cornelius, le salaire mensuel d’un laborieux.
La brute enfouit la pièce dans une poche de sa redingote puis se tourna vers un autre homme.
— Comment la préfères-tu ? Libre ? Attachée ? Implorante ou bâillonnée ? Personnellement, je les préfère peu causantes. Surtout celle-là. Une sauvage. (Elin agrippa un pavé gluant, se traîna dans la bourbe ; un coup de pied dans l’abdomen l’arrêta net.) Pas bouger, gamine. C’est bientôt terminé.
Sans qu’elle pût se recroqueviller, geindre ou reprendre son air, la brute la roula sur le ventre, appuya un genou au milieu de ses vertèbres et, n’ayant cure de ses brefs soupirs d’agonie, lui tira les bras en arrière, enroula une corde à ses poignets.
L’air lui manquait terriblement ; ses poumons ne lui semblaient plus capables de se remplir. Sa salive au goût ferreux coulait dans cette boue nauséabonde qui alourdissait ses vêtements, encombrait ses narines, craquait entre ses dents.
L’homme à capuche se plaça dans son champ de vision, caché sous un masque alliant cuir, métal, laiton, sans nez ni bouche. Rien ne transparaissait de sa physionomie, pas même ses yeux protégés derrière une épaisse paire de lunettes aux verres teintés.
La brute lui enfonça un bâillon et serra si fort que le tissu lui tira les joues, écrasa sa langue ; il la remit ensuite sur le dos, comme pour lui permettre d’apprécier son sort et, quoiqu’elle ne se méprît d’aucune illusion, le retour timide de sa respiration la poussa à envoyer son pied dans les rotules de l’homme masqué ; la brute la corrigea de deux coups de poing à l’estomac qui lui firent cracher salive et sang, capturés par le bâillon.
Silencieux, implacable, l’homme masqué, peu affecté par cet assaut, révéla une dague à lame courte. Elin reprit immédiatement vigueur ; la brute emprisonna sa tête entre ses deux puissantes mains, la contraignant à exposer sa gorge pendant que son assassin s’agenouillait sur elle, lui écrasa le thorax ; respirer lui redevenait impossible, mais ses forces ne l’avaient pas encore abandonnée, et ce fut avec la rage de leur survivre, celle-là même qui l’avait toujours sortie de situations impossibles y compris lorsqu’elle vivait seule dans la rue, qu’elle agita ses jambes dans tous les sens en émettant des grognements déformés par le bâillon ; la lame approcha de sa gorge sans qu’elle pût s’y soustraire ; ses mains étaient entravées sous son dos, sa tête bloquée par la brute, ses jambes battaient désespérément la boue ; le métal froid ouvrit sa chair, fit couler son sang.
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