Chapitre 14

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Cornelius Cornwell

Cornelius avait solidement lacé son bagage.

Toutes ses affaires n’y ayant pas trouvé place, la faute à l’arbalète, un choix difficile s’était imposé à lui entre certains livres et vêtements et une dernière décision lui restait à prendre s’agissant des carnets.

Après ce soir, ni lui ni Elin ne seraient en sécurité ; Ordre, Ombres et Charognards les traqueraient sans répit. Leur fuite n’empêcherait pas Nordberht de découvrir le code de la ruine ni le ministre Rigēns d’utiliser la Lune Noire, mais il pouvait compliquer la tâche aux érudits en ne laissant rien derrière lui.

Il ouvrit la porte-foyer du poêle lorsqu’une ultime hésitation l’assaillit ; ses carnets rassemblaient vingt-deux années de recherches sur les Anciens : des traductions, des translittérations, mais aussi de nombreuses informations à leur sujet. Ces carnets étaient comme deux ponts matériels entre lui et cette civilisation jadis condamnée. Les détruire revenait à les tuer à nouveau. Une chose terrible pour sa morale, mais que sa raison l’intima d’accomplir, pour l’avenir de l’humanité ; le cuir des couvertures crissa sur les braises, craqua, dévoila ces pages offertes à la main destructrice de l’Artisane.

Cornelius ferma le poêle, la gorge nouée, le cœur lourd, mais, en son for intérieur, soulagé que nulle avidité ne pût accéder à la Lune Noire par sa faute. Plus important, cet acte résonnait en lui comme une libération, une porte ouverte sur un nouvel horizon.

Il consulta sa montre, le temps d’imaginer Elin négocier avec Bríksonr, puis approcha de la fenêtre, observa le ciel gris sombre, la pluie drue qui s’abattait sur le brouillard et les trois agents de l’Ordre en poste devant l’immeuble ; l’un était debout sur le trottoir, la tête abritée sous un béret et deux autres surveillaient l’entrée depuis la fenêtre d’un fiacre noir. Cornelius sourit à leur manque de finesse.

Trois autres fiacres arrivèrent ; plusieurs hommes débarquèrent, tous vêtus d’une redingote noire. Kairós y compris. Les pas précipités dans les escaliers lui confirmèrent ses craintes.

Cornelius poussa la table contre la porte, courut prendre le bagage d’Elin, l’emporta dans sa chambre ; et alors qu’il s’affairait à dénouer les lacets, Kairós frappa :

— Cornwell ! Ouvre !

Cornelius transféra carquois, carreaux, poires à poudre et l’arbalète qui coinça.

— Je sais que tu es là ! cria Kairós cognant plus fort.

Cornelius retira plusieurs vêtements d’Elin pendant que les rôdeurs s’employaient à défoncer la porte qui ne tarda pas à céder ; les pieds de la table raclèrent le plancher et tous déboulèrent dans le logement ; trois rôdeurs armés arrivèrent à l’entrée de sa chambre lorsque Cornelius leva les mains, satisfait d’avoir remis les planches du parquet.

— Où est Rozenshire ? demanda Kairós qui émergeait d’entre ses hommes.

— Partie. Nous nous sommes disputés.

Kairós fit signe à deux rôdeurs de fouiller le logement, à deux autres d’inspecter la chambre. L’un vida son armoire, l’autre son bagage. Tous deux jetèrent ses affaires au sol.

— Où pensais-tu fuir ?

— Je faisais du rangement.

Kairós marcha sur les vêtements avec ses semelles boueuses, approcha de la bibliothèque, de l’autre côté du lit.

— J’ai finalement découvert tes secrets, déclara-t-il en passant un doigt sur la poussière d’une étagère. Je ne vais pas mentir, c’est la première fois que je découvre un noble parmi nous. Peut-être sauras-tu m’éclairer. Avec Mūtu nous nous interrogions sur tes origines. Là d’où je viens, le vieil erkallien n’est guère dans nos usages. Mūtu, en revanche, partage ta culture. Il m’a révélé la signification de ton nom. Sagesse. Ḫassūtu était le surnom d’une célèbre alchimiste erkallienne, connue pour ses hiboux qui survolaient les champs de bataille. Elle aurait beaucoup œuvré aux côtés d’Amadeus. Eššebu Ḫassūtu. Une ancêtre, je suppose ?

— La plus illustre. Que notre modernité a préféré oublier.

Kairós acquiesça, conforté dans l’origine de son titre et de ses terres offertes par Amadeus en personne. Il prit un livre, le feuilleta sans le lire puis le laissa tomber au sol.

— Je reconnais avoir été quelque peu… déçu par ta véritable nature. Je crois que, tout bien considéré, un mystère résolu est toujours décevant. (Il prit un autre livre.) Tout l’attrait d’un mystère réside peut-être dans le fantasme qu’il suscite.

— Personne n’est parfait.

Un rôdeur vint à l’entrée de la chambre :

— Rozenshire n’est pas là. Mais nous les avons.

Cornelius s’inquiéta.

— Attachez-le, commanda Kairós qui replaça le livre.

Les deux rôdeurs cessèrent de fouiller, approchèrent de Cornelius ; l’un d’eux tenait des menottes.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— La question ne se pose pas.

Les deux rôdeurs le tinrent par les épaules pendant qu’un troisième le menottait, poignets dans le dos. Kairós revint vers lui.

— Vois-tu, j’ai enquêté sur toi, Ḫassūtu. J’ai posé des questions. Contacté des relations. (Il s’arrêta sur une planche mal replacée du parquet.) Beaucoup de réponses me sont parvenues. Dont une missive directement émise du Conseil des Ombres. Sais-tu ce qu’elle contenait ? (Cornelius affrontait Kairós sans montrer un tremblement de peur dans l’espoir qu’il ne baissât pas la tête et ne repérât pas le bagage caché sous ses pieds.) Un ordre d’arrestation. Que j’ai jugé utile de faire suivre d’une révocation.

Son sang se glaça.

— Non ! Pitié ! Épargne-la ! Elin n’a rien à voir dans cette affaire ! Ne la condamne pas ! Elin est une excellente maraudeuse !

— Nous connaissons tous son tempérament, justifia Kairós d’une nonchalance égale à sa cruauté. Je ne veux pas la voir se venger.

— Elin ne se vengera pas !

— Je sais. Les vautours y veilleront. Bâillonnez-le.

Cornelius lutta contre les trois rôdeurs malgré ses mains entravées ; l’un tomba sur le lit, qu’il cassa, un autre reçu un coup dans le tibia. Le troisième, placé derrière lui, l’étrangla avec le bâillon et le premier revint le maîtriser avec un coup de poing dans le ventre. Le troisième le lâcha pour le laisser s’écrouler puis le bâillonna.

Kairós approcha.

— Je t’avais proposé une alternative, Ḫassūtu. (Cornelius releva la tête pour le river dans les yeux, le souffle entrecoupé par la douleur et la rage.) Une opportunité qui aurait clos cette affaire d’une tout autre manière. Aussi, si tu m’avais tout avoué, peut-être aurions-nous pu convenir d’un arrangement. Le Conseil des Ombres était disposé à te protéger. Moyennant une juste rétribution. Or, comme chacun le sait, les Ombres perçoivent toujours leurs intérêts. (Kairós fit signe à un rôdeur de l’encagouler.) Faites entrer les rapaces. Je veux ce logement débarrassé avant ce soir.

Cornelius fut relevé de force et, aveugle, muet, contraint, il fut sans ménagement traîné dans les escaliers, jeté dans un fiacre sans que ses contestations, râles et autres inintelligibles supplications pour épargner Elin y changeassent quoique ce fût.

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