Chapitre 1 - Au commencement
Le baptême a été pour moi le premier acte de foi — imposé de mes parents, eux aussi ancrés dans la tradition catholique. Je n’ai aucun souvenir direct de ce moment : aucune image précise de l’eau versée sur ma tête, ni des prières murmurées autour de moi par la communauté.
Ce que je garde, ce sont seulement des photos : moi, bébé, dans les bras de mes parents, vêtue d’une petite robe blanche. La couleur de la pureté. Cette robe, cette lumière innocente… elle symbolise tout ce que l’on attend de l’enfance. Une promesse. Puis un commencement.
C’est à cet âge-là que la vie se construit. C’est à ce moment précis que l’enfant commence à découvrir qui il est, à prendre forme, à se transformer et à s'ouvrir au reste du monde.
Et même si je n’en ai pas de souvenirs conscients, ce baptême a sans doute été le premier fil conducteur, celui qui m’a liée à Dieu, sans que je ne puisse réellement en être consciente. Celui qui m’a protégée, et qui m’a ouverte à quelque chose de bien plus grand que ce que l'on peut toucher sur cette Terre.
Il est important de savoir que, avant même de naître, chaque enfant choisit minutieusement la famille dans laquelle il viendra au monde. Durant ces neuf mois dans le ventre de la mère, une connexion profonde s’établit entre les parents et l’enfant à venir. Et de ce choix découle une multitude d’événements qui marqueront l’histoire de l’enfant tout au long de sa vie. Je reste intimement convaincue que tout ce qui arrive n’est pas un simple hasard.
Cette connexion est bien plus qu’un simple lien biologique. Elle est tissée de prières non prononcées, d’attentes silencieuses, de gestes d’amour et de sacrifice, souvent imperceptibles, mais ô combien puissants. Les parents, par leur foi et leur amour, deviennent les vaisseaux par lesquels Dieu transmet Sa lumière, préfigurant ainsi ce que l’enfant vivra tout au long de sa vie.
Il ne s’agit pas seulement de donner la vie dans son sens littéral, mais d’accompagner une âme dans sa venue sur Terre. Ce processus spirituel se déroule avant même que l’enfant n’ouvre les yeux, et tout ce qui se joue pendant cette période forge la base de sa future destinée.
Ainsi, le choix des parents, leur manière d’élever l’enfant, d’incarner des valeurs, de manifester l’amour, sont bien plus que des gestes quotidiens : ils font partie d’un plan divin bien plus vaste. Et à travers eux, l’enfant est appelé à s’épanouir et à découvrir son propre chemin vers Dieu.
Pour ma part, je n’ai jamais manqué de rien.
J’étais une enfant assez effacée, timide, silencieuse… mais avec une imagination débordante, un monde intérieur qui débordait souvent de ce que mes mots pouvaient contenir.
Toujours entourée, toujours aimée, et surtout… toujours protégée.
À l’école, cela devenait habituel : "Enfant timide, qui ne parle pas beaucoup — voire pas du tout."
Je n’avais aucune lacune, aucun retard, aucune blessure. Et pourtant pour beaucoup, un enfant sans voix était un enfant sans vie.
Comme si le silence ne pouvait être qu’un vide synonyme de tristesse, de malheur et de désespoir qu’il faut absolument guérir.
Mais dans mon silence, il y avait un univers rien qu’à moi. Un lieu calme où je pensais, ressentais, rêvais.
Je ne retiens presque rien d’autre de cette période que ce mot : timide. Il m’a collée à la peau comme une étiquette qu’on pose trop vite et qui reste accrochée trop longtemps.
Mais aujourd’hui, je comprends que cette timidité était une forme de protection, un manteau léger pour mon âme sensible. Et peut-être… une manière pour Dieu de me garder au chaud, en silence, le temps que je sois prête à faire entendre ma voix à ceux qui seraient prêts à l’écouter.
Elle me définissait avant même que je n’ouvre la bouche.
Et pourtant, en moi, il y avait tant d’attachement, de curiosité, de sensibilité au monde. Je ressentais les choses intensément, profondément, parfois trop pour pouvoir les traduire en mots. Alors je les gardais, simplement en attendant que ceux-ci veuillent bien sortir. Les adultes voyaient en moi une enfant douce, discrète, presque trop calme. Il m’arrivait de s'émerveiller d’un rien : un rayon de soleil sur un mur, le chant d’un oiseau, un écureuil qui montait à un arbre. J’étais peut-être silencieuse, mais je vivais tout.
J’ai vécu tout ça de la meilleure façon qui puisse être, grâce à mes parents : ma mère et mon père.
Ma mère, surtout, a été ma "mère-veilleuse".
Celle qui n’a jamais cessé de me soutenir, peu importe les épreuves. Celle qui se battait non seulement pour elle-même, mais aussi — et peut-être surtout — pour moi.
Elle avait cette force douce, cette foi solide que rien ne pouvait ébranler. Une foi calme, discrète, mais indestructible.
Elle priait sans faire de bruit. Elle aimait sans condition. Elle se relevait sans plainte.
Je l’ai toujours vue comme une femme douce, compréhensive, courageuse et prête à tout pour protéger ceux qu’elle aime.
Elle était la dernière d’une fratrie nombreuse, et je crois que c’est là, dans le cœur de cette grande famille, qu’elle a appris l’importance de la patience, du partage, et de la force intérieure.
Ma mère m’a transmis plus que des mots.
Elle m’a transmis une façon d’aimer, une manière de croire, et surtout, une manière de tenir bon dans le silence, dans l’ombre.
Elle m’a appris que l’on peut être discrète et puissante. Timide et présente. Silencieuse, mais pleine de foi.
Quant à mon père, c’est un homme au grand cœur sensible.
Un homme qui a vécu loin de sa famille, loin de ses repères, et qui a dû apprendre, très tôt, à vivre sans la présence constante de ceux qu’il aime.
C’est un homme entier, avec ses forces, ses silences, ses défauts et ses qualités. Il n’a jamais été parfait, mais il a toujours été vrai.
Il s’est battu pour sa réussite personnelle, pour bâtir une vie stable, pour offrir à sa famille le meilleur de ce qu’il pouvait donner, même lorsque cela lui coûtait.
Il a toujours voulu faire les choses à fond — dans son travail, dans ses projets, dans ses relations. Un homme de parole, d’effort, et de persévérance.
Mais c’est aussi un homme qui a connu des périodes sombres, des moments de doute, de fatigue, peut-être même d’épuisement. Il a dû apprendre à rester fort, même quand tout vacillait à l’intérieur.
Je l’ai vu, parfois, lutter en silence. Mais je l’ai vu aussi se relever, continuer, aimer à sa manière.
Sa manière à lui, c’était d’agir plus que de dire. Mon père m’a transmis cette idée que la force ne crie pas. Qu’elle peut être discrète, pudique, mais profondément ancrée. Il m’a montré qu’un homme peut être sensible sans être faible, qu’il peut être fatigué sans être brisé.
Et je crois que mes valeurs ont été profondément inspirées grâce à mes deux piliers. Tout cet ensemble a été doucement et profondément guidé par Dieu. J’en suis intimement convaincue.
Mes parents, dans leur différence et leur complémentarité, ont incarné des piliers essentiels : l’amour, le respect, la patience, et la bienveillance.
Deux âmes distinctes, deux façons d’aimer, deux histoires de vie — réunies par quelque chose de plus grand qu’elles. Par la grâce de Dieu.
Chez moi, on ne parlait pas forcément de foi tous les jours, mais elle était là, en filigrane.
Dans la manière de se soutenir, de se respecter même dans les désaccords, dans les gestes simples du quotidien, dans la constance de l’amour transmis sans condition.
C’est ensemble qu’ils m’ont appris ce que veut dire être une famille : pas une perfection, mais une volonté constante de faire grandir l’autre, de l’élever.
Ils m’ont appris que l’on peut aimer différemment mais profondément, que l’on peut être forts ensemble même si chacun porte ses fragilités et ses différences.
Et ils m’ont montré, sans avoir à me l’expliquer, que tout cela était possible parce que Dieu veillait, doucement, silencieusement, sur notre maison.
Dans leur union, j’ai compris que l’amour n’est pas seulement un sentiment, mais une décision, une fidélité, une mission.
Et j’ai compris que le respect, l’écoute, la tendresse… ce sont des valeurs divines, des reflets de l’amour que Dieu lui-même nous porte, jour après jour.
Puis vient l’adolescence.
Cette période est floue, confuse, instable.
Celle où l’on commence à se regarder autrement, à chercher des réponses, à se comparer, à douter.
Celle où l’on veut plaire, être acceptée, être vue — parfois à n’importe quel prix.
Je me suis cherchée. Beaucoup.
Dans les regards des autres, dans des vêtements trop grands ou trop courts, dans des silences mal compris, dans des mots qu’on n’aurait pas dû me dire.
Je me suis comparée. À tout le monde. Tout le temps.
À celles qui semblaient mieux, plus jolies, plus sûres d’elles.
Et à force de me comparer… je me suis oubliée.
Il y a eu des moments où mon corps n’a pas été respecté.
Des moments où j’aurais voulu crier "non", mais où je ne l’ai pas fait. Où je ne savais même pas que j’en avais le droit.
Et peu à peu, mon âme s’est abîmée.
Pas en une seule fois. Mais doucement.
Comme une lumière qu’on éteint, sans faire de bruit.
Je me suis éloignée de moi-même, et aussi de Dieu.
Non pas parce que je ne croyais plus… mais parce que je ne savais plus comment Lui parler.
Parce que je ne me sentais ni digne, ni entière. Et pourtant, dans tout ce brouillard, il y avait encore quelque chose en moi qui criait doucement. Une petite voix. Un écho. Une flamme. Faible, vacillante, mais encore vivante.
Je me suis comparée. À tout le monde. Tout le temps. À celles qui semblaient mieux, plus jolies, plus sûres d’elles. Et à force de me comparer… je me suis oubliée.
Mes journées étaient rythmées par le lycée, entourée d'autres adolescents eux aussi un peu perdus, cherchant, comme moi, à comprendre qui ils étaient vraiment. Mais moi, je n’allais pas toujours en cours. Comme si fuir l’intérieur — des salles, des murs, de moi-même — était une façon d’exister autrement. Je ne prenais pas la vie au sérieux. Pas par rébellion. Plutôt par fatigue. Par abandon.
Comme si ça ne servait à rien d’essayer.
J’essayais déjà de grandir au cœur d’une famille qui, peu à peu, se déchirait.
Et cette déchirure, je la portais en moi, comme un tissu qu’on ne recoud plus. C’était une période compliquée.
Je me suis enfermée dans de mauvaises habitudes, des réflexes de survie qui, à force, sont devenus des prisons. Et ces prisons m’ont coûté cher. Ma santé mentale, surtout. J’étais là, physiquement présente, mais à l’intérieur, ça se vidait.
Un peu plus chaque jour.
Au bout de quelques années, j’en ai eu marre. Marre de tourner en rond, de me faire mal, de m’oublier. Je voulais avancer. Guérir.
Avoir foi en quelqu’un d’autre avant même d’avoir foi en moi.
Comme si je cherchais un pilier à l’extérieur, parce qu’en moi, tout tremblait encore.
Alors j’ai cherché des réponses dans d’autres religions, d’autres façons de penser. Je voulais trouver une lumière ailleurs. Mais pas dans celle qui m’avait accueillie enfant. Pas dans celle que j’avais connue au début.
J’avais honte d’elle. Honte de ce qu’elle représentait à mes yeux blessés.
Alors j’ai tout fait pour trouver mon bonheur ailleurs.
J’ai essayé d’éviter le plus longtemps possible celui qui avait toujours été là, derrière moi pour me soutenir, m’encourager, m’applaudir lors de mes réussites. Celui qui pardonne, qui aime et qui relève après les premières chutes. Celui qui donne la foi, la force et le courage d’avancer même dans les moments les plus sombres.
Je me souviendrais toujours d’un soir de Noël, en repas de famille, où j’ai ressenti un décalage énorme entre les membres de ma famille et moi. Ces mauvaises habitudes m’avaient tellement emprisonnée, que pour la première fois je n’avais rien à dire, et rien à penser. Le vide total. Aucune émotion, aucune envie.
Je me souviendrai toujours de ce soir de Noël. Un repas de famille, des sourires, des rires, des conversations à table. Et moi, là, assise parmi eux, comme étrangère à tout.
J’ai ressenti un décalage énorme, un vide entre eux et moi. Pas un vide qu’on peut combler avec des mots ou des gestes — un vide silencieux, invisible, mais lourd.
Ces mauvaises habitudes m’avaient emprisonnée si fort, qu’à ce moment précis, je n’avais rien à dire.
Rien à penser. Le vide total. Plus d’émotions, plus d’envies.
Comme si quelque chose en moi s’était figé.
Par anxiété, par peur, par besoin de respirer, je suis sortie prendre l’air. Dans le froid de décembre, sous les guirlandes de lumière, je me suis effondrée.
Un de ces pleurs qui ne demandent pas la permission, qui viennent du fond, du trop-plein, ou du trop-vide.
Et c’est là que ma mère est venue.
Elle a essayé, tant bien que mal, de comprendre ce qui se passait derrière mes larmes.
Mais comment expliquer l’indescriptible ? Alors j’ai juste dit, en pleurant :
"Je suis différente. Je ne ressens rien. J’ai l’impression d’être un extraterrestre. J’y arrive pas.”
Et c’était vrai.
À ce moment-là, je n’y arrivais plus.
Plus à prétendre, plus à participer, plus à faire semblant d’aller bien.
Cette nuit-là, quelque chose s’est fissuré.
Pas une grande révélation, pas un miracle.
Juste une petite faille dans ce mur de silence et d’indifférence que j’avais construit autour de moi.
Peut-être parce que j’avais enfin mis des mots. Peut-être parce que, pour la première fois, quelqu’un avait vu que je me noyais.
Rien n’a changé tout de suite. Je suis retournée à mes habitudes, à mes fuites, à mes doutes.
Mais cette phrase — "j’y arrive pas" — elle est restée en moi.
Elle a résonné longtemps. Et si je n’y arrivais pas seule… peut-être qu’il fallait que je sois aidée. Peut-être que le problème, ce n’était pas moi. Peut-être que c’était ce que je portais, ce que je n’avais jamais appris à déposer.
Alors j’ai commencé à chercher. Pas de façon spectaculaire, non. Juste à ma manière : des vidéos sur le sens de la vie, des livres de développement personnel, des conversations qui n’étaient pas comme les autres. Je voulais comprendre ce qui clochait chez moi. Mais surtout, je voulais croire qu’il y avait encore un espoir. Et lentement, un désir est revenu. Pas encore la foi. Pas encore la lumière.
Mais un appel. Un besoin. Une intuition. Comme si quelque chose — ou Quelqu’un — me soufflait doucement : “Tu n’es pas perdue. Reviens."
Mais au lieu de revenir à Dieu, j’ai cherché ailleurs. Dans quelque chose de plus mystérieux, de plus fascinant aussi.
J’ai commencé à m’intéresser à la magie. Pas celle des tours de cartes ou des spectacles de scène, non — la magie comme on la voit dans les livres, comme celle qu’on murmure dans les forêts, ou qu’on met en scène dans les séries comme Charmed.
La magie blanche, la magie verte, la magie noire… Chaque type avait ses promesses, ses rituels, ses énergies. Et moi, j’avais besoin de croire en quelque chose. En un pouvoir, en un ordre invisible, en une forme d’espoir qui ne ressemblait pas à celle que j’avais connue enfant.
C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai commencé à aimer la lecture. Je me suis plongée dans les livres comme on entre dans un refuge. Je voulais comprendre. Apprendre.
Je me documentais, encore et encore, sur les pratiques, les symboles, les bienfaits, les dangers aussi.
Chaque mot me donnait l’impression de reprendre un peu de contrôle. Un peu de pouvoir sur ma vie, sur mon corps, sur mes émotions. Je voulais guérir, même si je ne savais pas encore comment.
À cause de mon passé, j’ai perdu foi en l’être humain. Je ne pouvais plus faire confiance à personne. Trop de blessures. Trop de masques. Trop de déceptions. Je regardais les autres avec distance, méfiance, parfois même indifférence. Comme s’ils appartenaient à un monde auquel je n’avais plus accès.
Sauf ma mère.
Elle, je la voyais. Elle portait aussi ses blessures, elle aussi avait traversé des tempêtes. Différentes des miennes, mais souffertes en parallèle.
À sa manière, elle vivait avec moi cette confusion.
C’était la seule présence humaine à qui je pouvais encore ouvrir un morceau de mon cœur.
Alors cette décision de me rapprocher d’un univers nouveau, de mettre ma foi dans quelque chose d’invisible, de mystique, ne me faisait pas peur.
Au contraire. C’était presque rassurant. L’inconnu ne me trahissait pas et ne pouvait pas le faire.
Il ne me jugeait pas. Il ne me forçait pas à parler, à me justifier.
Il me laissait expérimenter, croire, espérer, rêver.
Trouver la foi dans quelque chose de nouveau, c’était comme renaître sans avoir à tout expliquer.
Comme poser mon cœur dans des mains que je n’avais jamais vues, mais qui semblaient douces et bienveillantes à la fois.
Malgré mes recherches, malgré les pratiques, les rituels, les lectures, je n’ai pas trouvé ce que mon âme cherchait tant. J’ai pourtant essayé. Encore et encore.
J’ai cherché à obtenir, par la magie, ce que je n’arrivais pas à trouver dans la réalité. Des réponses. Du réconfort. De la force. De l’amour. Je voulais guérir. Je voulais réparer ce qui avait été brisé en silence. Et je pensais que le faire de cette manière, à travers ces voies mystérieuses,m’aurait permis d’y arriver. Mais il me manquait quelque chose. Une chaleur. Une vérité. Une présence.
Quelque chose de plus doux que le pouvoir. Quelque chose de plus profond que le contrôle. Parce qu’au fond, ce n’était pas un pouvoir que je cherchais. C’était la paix. Un abri pour mon âme fatiguée. Un regard qui ne juge pas. Une main tendue, même dans mes contradictions.
Peu à peu, en trouvant un moyen de reprendre contrôle de ma vie, j'ai commencé à sortir la tête de l'eau. Ce n'était pas facile, et ce n'était pas rapide, mais petit à petit, je suis parvenue à prendre un peu de distance.
Je me suis remise à respirer. J'ai retrouvé le goût des choses simples.
Les balades dans la forêt, par exemple. Il y avait quelque chose de magique, non pas dans une magie mystique, mais dans le calme que me procurait l'air frais, dans la douceur des arbres qui me parlaient en silence. J'ai commencé à apprécier ces moments-là, tard le soir, lorsque tout était tranquille, quand je m'installais sur le seuil de la porte du garage ouverte, regardant les étoiles qui brillaient, là, si proches, dans le ciel noir de la nuit.
J'ai toujours aimé l'endroit où ma mère habitait. Elle vivait bordée par la forêt, un peu à l'écart du monde. Il y avait un lac tout près, et cette paix étrange flottait dans l’air. Tard le soir, on pouvait entendre les grenouilles chanter, les oiseaux de la forêt, les criquets chantants dans l'obscurité…
Tout ça, c'était la promesse d'un monde plus vaste, plus naturel.
Il y régnait une certaine paix. Une paix que je n'avais pas encore trouvée en moi, mais que je commençais à comprendre, pas comme une solution, mais comme un chemin.
J’ai aussi découvert la méditation. Un moment où je pouvais vraiment être seule avec moi-même, sans fuites ni distractions. Un instant de calme, où je pouvais me poser, faire taire le bruit extérieur, et écouter ce qui se passait à l’intérieur, écouter cette petite voix, parfois hésitante, mais toujours présente.
C’était une manière de retrouver le souffle, de me reconnecter à moi-même, à la paix que j’avais perdue. Les responsabilités, qu’elles soient professionnelles ou personnelles, ont également commencé à prendre un peu plus de place dans ma vie.
C’était un chemin, certes exigeant, mais qui me permettait de reprendre ma place, de me sentir utile, d’être en mouvement, de participer à la construction, plutôt qu’à l’effondrement de ma personne.
Dans tout cela, j’ai trouvé un équilibre. Ni magie, ni illusion, mais une réalité qui, bien que parfois difficile, portait une certaine beauté. Une beauté qui ne venait pas d’une promesse lointaine, mais d’un travail constant, d’un engagement à m’améliorer, à guérir, pas à pas.
Pendant des années, j'ai enchaîné les saisons en restauration. Des petits boulots, certes, mais qui m’ont forgée, qui m’ont appris à me débrouiller, à tenir face aux horaires décalés, à gérer les pressions, les clients exigeants, les collègues parfois difficiles. Ce n’étaient pas des métiers prestigieux, pas ceux qu'on rêve d’avoir quand on est plus jeune, mais ils étaient ma réalité. Ils étaient un moyen de vivre, de respirer, de me reconstruire, même si chaque journée était une bataille.
Certains diront que c'était une sorte de déviation, un écart par rapport à ce que j'aurais pu faire.
Mais pour moi, c’était une façon de rester à la surface, de continuer, malgré tout, à avancer.
Je n'avais pas terminé mes études, je n'avais pas suivi le parcours "traditionnel".
La scolarité m’avait échappé, comme un train que j'avais raté, et avec elle, l’espoir d’aller plus loin dans mes études, d'avoir un avenir brillant et valorisé.
Je l’avais laissé passer, cette opportunité, comme si ce n'était plus possible.
La route semblait tracée ailleurs.
Ces petits boulots, malgré leur apparente banalité, ont été une école de vie. Ils m'ont permis d'enlever l'étiquette de timide qui me collait à la peau. Je n'étais plus cette jeune femme recroquevillée dans sa solitude, elle qui se cachait derrière les murs du silence. Non, dans la restauration, il fallait être rapide, s'adapter, savoir jongler entre les tables, les commandes, les clients, tout en gardant un sourire — ou du moins en feignant de l'avoir. Et petit à petit, je me suis habituée à cela.
Je me suis habituée à parler à des inconnus, à faire face à des situations inattendues, à m'improviser une vie qui bougeait sans cesse autour de moi. Je suis sortie de ma coquille. J’ai osé être moi, même dans ces moments de chaos.
J’ai rencontré des personnes venant des quatre coins de la France. Chacune avec sa propre histoire, son propre parcours, mais toutes avec un point commun : une ouverture d’esprit qui m’a permis de respirer, d’apprendre. Les soirées après les services, les échanges, les rires, tout cela a commencé à m’offrir ce que je n’avais plus connu depuis des années. Je me suis mise à rigoler de bon cœur, à aimer les petites choses, à apprécier la compagnie des autres, sans me sentir en décalage, sans me cacher. J’ai commencé à me rouvrir à la vie, à sentir cette chaleur humaine qui m’avait manquée.
Vivre. Respirer. C'était ça, tout à coup.
La magie n’était plus dans un rituel ou dans un sort, elle était dans ces moments partagés, dans ces échanges où l’on se sentait enfin réel, dans le bonheur simple de pouvoir rire, d'être entourée, de comprendre que l’on n’était pas seule.
Ce moment a marqué un véritable tournant dans ma vie. Un épanouissement personnel que je n'avais pas vu venir. J'avais réussi, sans même m'en rendre compte, à sortir de ce mal-être qui m’avait tant plombée pendant des années. Je n’étais plus cette jeune femme perdue, noyée dans ses pensées noires et dans un silence étouffant.
Non, je vivais. Je respirais enfin, pleinement, à ma manière.
Les petits boulots en restauration m'ont montré que je pouvais exister autrement. Que je pouvais prendre part à la vie avec légèreté, sans chercher à tout contrôler, sans avoir peur du jugement des autres. Là, dans ce monde agité de services et de rencontres fugaces, j’ai appris à m’ouvrir, à lâcher prise, à sourire à la vie.
C'était une victoire douce, mais tellement précieuse.
Je me suis retrouvée, pas dans des accomplissements impressionnants, mais dans des instants simples de bonheur. Dans un rire partagé, une conversation à la fin d’un service, un regard complice échangé avec un collègue. Je n'étais plus dans l'ombre de ma peur. J'avais trouvé un chemin vers la lumière, même s'il était encore flou. Mais ce chemin, c'était le mien, et il m’a permis de me sentir enfin en vie.
Et après avoir tant perdu de mon humanité, j’ai fini par perdre aussi ce qu’il y avait de plus précieux autour de moi : les liens. Les regards. Les attentions.
Et surtout… ma mère. Dans ma douleur, dans mon enfermement, je n’ai pas vu tout ce que je laissais derrière moi. Je l’ai mise à distance, parfois sans m’en rendre compte, parfois parce que je pensais devoir le faire pour survivre, pour respirer.
J’ai voulu tout gérer seule.C'était mon choix.
Je ne voulais plus dépendre de qui que ce soit, ni devoir me justifier, ni alourdir les autres avec mes failles.
J’ai appris à me débrouiller, parce que c'était devenu une nécessité. Je ne voulais plus être cette personne fragile. Je voulais tenir debout, coûte que coûte, même si c’était bancal. Et ce besoin de contrôle, cette volonté d’avancer à ma manière, a souvent été perçue comme une forme de rejet.
Comme si j’avais tourné le dos à ceux qui voulaient m’aider.
Comme si je n’avais plus besoin d’eux.
Et c’est vrai. Je me suis éloignée.
Pas parce que je ne l’aimais pas. Mais parce que j’étais en guerre à l’intérieur de moi-même.
Et dans une guerre, on ne pense pas à ceux qui attendent dans le silence.
On pense juste à survivre… Et puis un jour, on commence à penser à vivre.
Pas pour les autres. Pas pour répondre à des attentes.
Mais pour soi. Après m’être perdue dans les extrêmes, dans la douleur, dans la fuite, dans le silence, j’ai fini par me rencontrer. Pas d’un coup. Mais par petites touches.
Un détail dans un geste. Une émotion dans un paysage. Un rire dans une discussion imprévue.
J’ai appris à me découvrir. À savoir qui j’étais au-delà de la peine, au-delà des masques.
J’ai appris à reconnaître mes qualités — même celles que je n’osais pas nommer. La sensibilité. L’écoute. La force tranquille. Et mes défauts aussi. Mon impulsivité parfois. Ma tendance à m’isoler.
Mais j’ai compris qu’ils faisaient partie de moi, qu’il ne s’agissait pas de les effacer,mais de les comprendre et de les accepter.
J’ai appris ce que j’aimais.Et surtout ce que je n’aimais pas. Ce que je ne voulais plus tolérer.
J’ai commencé à choisir. À faire des choix qui me ressemblaient, et non plus des choix dictés par la peur ou la nécessité. C’était le début d’une autre forme de liberté.
Une liberté douce. Silencieuse, mais pleine de lumière.
Celle de se dire enfin : "Je peux vivre. Pour moi. Et en paix. Et je vais y arriver."
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