Un nouveau souffle

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Je m'obstine en vain à vouloir noircir une page. Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas écrit une ligne. J'ai l'impression d'être une vieille branche sèche devant ma feuille. Une vieille branche qui s'effrite un peu plus à chaque instant.

Je gribouille deux trois dessins sans imagination, je grille une cigarette que j'ai mis beaucoup de soin à rouler. Je vais me chercher une canette dans le frigo. Ça fait pshit quand je la décapsule. Je me rassois. Je redessine. Toujours les mêmes dessins. Ça fait plusieurs semaines que je n'ai pas écrit une ligne. J'appelle Jamie, une amie. Elle est absente. Je ne laisse pas de message. Ma première bière torpillée, je vais m'en chercher une autre et commence à l'écluser. Ça fait plusieurs mois que je n'ai pas écrit une ligne. J'enfile une veste et je sors.

En quittant l'immeuble, je balance ma canette dans une poubelle qui dégueule déjà d'ordures. Je me mets à arpenter l'avenue. La foule s'est donnée rendez-vous dans les grands magasins. Les gens lèvent les pieds pour ne pas écraser les mendiants qui sont à genoux, une petite boite dans la main. On crève sous une chaleur lourde et je commence à transpirer. Je quitte ma veste et la balance par-dessus mon épaule. Des femmes gloussent, leurs yeux cachés derrière leurs lunettes de soleil que c'est pas vivable une chaleur pareille. Je m'engouffre dans un bar aux vitres fumées et je me rends direct au fond vers la salle de billard. Je joue avec un type, un vieux bossu. Il me dépouille de cinquante dollars. Je vais m'asseoir au comptoir et commande un demi. A quelques tabourets de moi, deux filles, une blonde et une rousse, le genre vulgaire, rigolent comme c'est pas possible. On croirait qu'elles sont toutes seules dans ce bar. Elles s'enfilent chacune un demi. L'une des deux, la plus éloignée de moi, me voit les regarder avec insistance.

- Qu'est-ce qui t'arrive, mon chou ? T'as jamais vu deux copines rigoler ?, elle me dit. Je ne réponds pas et m'enfile une gorgée, puis une autre.

- Ben, quoi ?, poursuit l'autre fille, la blonde, en se tournant vers moi, tu réponds pas quand on te cause ? T'es pas du genre causant ? La communication entre les êtres c'est pas ton truc?

- Ca m'arrive.

- Ah, ben heureuse de l'apprendre, dit la rousse.

La blonde porte une veste à paillettes et une jupe rose qui lui cache à peine l'entrejambes.

- Et qu'est-ce que tu fais dans ce bar en plein après-midi, mon grand, t'as pas une princesse à t'occuper ou un job dans une usine ?, me dit la blonde avec un air de me prendre pour un imbécile.

- Ni l'un ni l'autre, ma cocote, je réponds avec assurance.

- Ben alors qu'est-ce que tu fabriques dans la vie ?, me demande la rousse avant de s'enfiler un gorgeon. Sa copine commande une autre tournée.

- Je suis écrivain.

- Ecrivain ? Ecrivain de quoi ? Y'en a des tas d'écrivains.

- J'écris dans un magazine.

Des cris proviennent de la salle de billard. Un jeunot, la mèche flottant au milieu de son immense front déboule en braillant « j’ai battu le vieux voûté, j’ai battu le vieux voûté ! Tournée générale ! »

- Quel magazine ?, me demande la rousse.

- Un coin pour écrire, ça s'appelle.

- Connais pas.

- C'est un magazine littéraire.

Les pales du ventilateur tournoient au-dessus de ma tête. J'aperçois mes cheveux s'agiter dans le miroir en face de moi. Les filles complotent dans leur coin. Je les vois détailler mon accoutrement en rigolant. Elles font une fixation sur mes sandales. Des sandales à lanières de cuir complètement usées.

- Et qu'est-ce que tu écris dans ce magazine ?, reprend la blonde.

- Des histoires. Des histoires courtes, des trucs noirs.

- Comment ça s'appelle tes histoires ?

Je lui balance le titre de ma dernière nouvelle qui date de plusieurs mois.

- Je connais, fait la bonde en prenant un air fier. Je l'ai lue. C'est ma sœur qu'achète ce bouquin. Ce magazine. Elle me l'a refilé. Ça la faisait pas marrer.

La tournée du jeunot arrive. Je porte le godet à mes lèvres puis me roule une cigarette.

Elles se remettent à comploter. La rousse éclate de rire. Un rire énorme qui résonne dans le bar.

- T'as pas un truc plus rigolo comme histoire ?, dit la blonde. Et puis c'est pas tout jeune, ça date d'au moins six mois cet’ affaire-là ! Franchement, ça m'a pas emballé.

- Faut dire qu'il y a de mauvais écrivains aussi, rajoute la rousse. Des qui gagnent pas le sous. J'avais un cousin qui était écrivain. Il a fini dans la rue, je crois. Il a jamais voulu reconnaître qu'il avait pas le talent !

Je laisse passer un moment puis je leur dis :

- Ça vous dirait de faire une virée ce soir, les filles ?

- Une virée ? Quel genre de virée ?

- Une virée en bagnole. En banlieue. Pour se marrer un coup.

- T'as une tire, toi ?

- Un peu que j'en ai une !

La rousse jette un œil à sa copine.

- Ça pourrait se faire, elle dit.

- Ok, dit l'autre. Vers huit heures.

Je m'avale l'avenue dans l'autre sens. Les magasins comment à baisser leurs rideaux, les trottoirs se vident lentement. Une espèce de brume visqueuse s'élève au-dessus de la chaussée et une odeur de goudron acre se déverse dans l'atmosphère. Je vais sonner chez un ami qui crèche à deux pâtés de maison. Je suis tout excité. Je lui demande si je peux lui emprunter sa voiture. Il me passe les clés. Je la gare en bas de ma rue.

Je remonte chez moi. Dans l'escalier, l'odeur de la cire m'envahit. L'employé de la société de nettoyage est passé. Je m'attable et noircis quelques pages. Ensuite, je vide encore quelques canettes. Jusqu'à ce que le frigo soit vide. J'allume le transistor. Canicule pour toute la semaine. Je change de maillot, celui-ci est trempé de sueur. J'en choisis un blanc sans manche pour être plus à l'aise. Je regarde la pendule, il me reste à peine une heure. Je téléphone à Jamie. Elle n'est pas là. Sur le répondeur, je lui annonce que ma nouvelle histoire est pratiquement bouclée.

Vers huit heures cinq, j'arrive devant le bar. Les filles attendent accoudées au comptoir. Elles sont un peu déçues en voyant ma bagnole. Pas étonnant, elle est pas de première jeunesse. Je les fais grimper et je démarre en trombe. C'est une décapotable. Le vent glisse dans nos cheveux. Les filles rigolent. Dans le rétroviseur intérieur, je vois quand même la blonde tenir fermement la poignée de la portière. La rousse pousse des cris à chaque virage. Des cris stridents. Animaux.

On s'éloigne du centre-ville. Quand la circulation devient moins dense, je décide de leur foutre encore un peu plus la frousse. Je grille les feux, les stops. Dans le rétro, la blonde à la bouche de travers. Elle se lance à dire quelque chose mais je lui coupe la chique en négociant sec le virage en bas de l'avenue qui mène dans la banlieue pavillonnaire. Je manque de percuter un chien errant.

Les filles font une tête pas possible. Cette fois-ci, elles ne la ramènent pas. Dans mon esprit, chacune de leurs jérémiades est une invitation à pousser le bouchon encore plus loin. Leurs cris se mélangent confusément au grognement de la mécanique en furie. Sans doute me supplient-elles de m'arrêter.

*

Je gare la tire devant chez mon ami. Il n'y a pas de lumière, il doit roupiller. Ça doit faire quatre heures que je suis passé chercher les filles au bar. Je rentre chez moi à pied en traversant le parc. A cette heure, il n'y a que des clochards pleins comme des barriques, ivres de mauvais vins allongés sur les bancs. Un léger vent agite les feuilles des arbres et s'engouffre sous mon maillot qui baille.

Avant de me mettre au boulot, je roule une cigarette. Il n'y a plus rien à boire. J'allume le transistor mais je laisse la lumière éteinte. Aux infos, ils annoncent que deux filles ont été retrouvées agonisantes en bordure de la zone pavillonnaire. Une bande de types les a entendues gémir. Elles sont mortes en arrivant à l'hôpital.

J'ai été nigaud. Elles ont été retrouvées trop vite. Dans mon histoire, il faudra que je les balance dans une benne à ordures ou que je les enterre dans le désert à la sortie de la banlieue pavillonnaire.

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