Le conteur - 2  (V 2.023.10)

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Le sergent met sa monture au trot, la mienne l’imite sans que j’aie à intervenir, Bhediya a démarré simultanément, restant bien entre les deux chevaux.

« Le palais se trouve à l’ouest du domaine, à une lieue du bord du plateau », m’informe-t-il avant de lancer son destrier au galop.

Le mien adopte la même allure, Bhediya se maintenant à la place qui lui a été assignée. La route traverse des vergers, champs et prés – séparés par des haies –, où d’un pâturage à l’autre, paissent chevaux, bovins, ovins ou caprins. Puis, nous longeons une chênaie dont les glands nourrissent des porcs noirs. Plus à l’est, au-delà d’une prairie, j’aperçois une grande forêt d’épineux. Plus loin, ils sont remplacés par des feuillus. Nous dépassons trois domaines agricoles, les animaux de basse-cour s’égaillent à notre approche.

Une demi-heure plus tard, nous entrons dans la ville, nos chevaux prennent le trot, le sergent Seaghdh entame la conversation.

« Le palais n’est plus très loin…

— Cette voie est très large, on doit pouvoir y chevaucher à six de front, m’extasié-je.

— Oui, il s’agit de l’allée royale. Les autres rues le sont deux fois moins.

— Toutes ?

— Toutes !

— Pas celles des bas quartiers ?

— Il n’y a pas de bas quartiers au domaine royal.

— Je ne vois pas de rigoles ?

— Il n’y en a point, elles sont avantageusement remplacées par des conduits souterrains. L’infrastructure de la cité date des bâtisseurs… La ville est magique, lorsque nous construisons un nouvel édifice, les architectes demandent au matériau d’amener de l’eau saine à tel ou tel endroit, et d’évacuer celles qui sont souillées à tel autre.

— Fantastique !

— Non, magique », répond-il d’un air amusé.

Les bâtiments n’excédant pas trois niveaux sont tous de pierres blanches, à toit plat avec terrasse.

« Sur l’allée du roi, à l’exception d’une hostellerie sise à l’entrée de la ville et d’une seconde auprès du palais, il n’y a que des résidences. Dans les rues perpendiculaires, vous apercevez toutes sortes d’échoppes d’artisans et de commerces reconnaissables à leurs enseignes et à la couleur de leurs volets. Le jaune d’or identifie les tavernes ; le safran, les auberges ; l’ambre rouge, les bourreliers ; l’auburn, les selliers ; le carmin, les couturiers ; le gris de lin, la poissonnière ; le rouge, le boucher ; l’ivoire, la boulangerie, et ainsi de suite, chaque corporation a la sienne. Le bleu est réservé aux habitations, comme vous pouvez le constater ici », m’informe le sergent Seaghdh.

Régulièrement, j’observe différents sigles magiques incrustés dans certains murs.

Le soleil est au zénith ⁽¹⁾, ce qui explique sans doute le petit nombre de personnes que nous croisons, mais pas leur indifférence à la vue de Bhediya. Il m’indique que c’est l’avantage du sentiment de sécurité que la simple présence d’un sergent du guet implique auprès de la population du domaine royal.

Un mille avant d’y arriver, nous commençons à distinguer le palais, qui ressemble beaucoup plus à ceux de mon pays qu’à ceux des contrées de Shanyl et Shanya. Il m’apparaît tel que décrit dans le livre d’Aoife Nic Aonghusa.

Lorsque nous franchissons l’entrée, je ressens une légère résistance semblable à la traversée d’un rideau d’air… plus épais. Percevant ma perplexité, le sergent Seaghdh m’explique : « depuis que la présence de groupes étrangers armés a été signalée, la protection du palais a été activée, à son niveau minimum… pour le moment. »

La perspective est spectaculaire, je suis ébahi. Mélusine m’avait dit : « À la fin de ton voyage, tu pourras admirer “Dé Chich Danann” ⁽²⁾ ». 

Nous entrons dans une cour immense. Quatre cavaliers se joignent à nous jusqu’à un escalier monumental permettant d’accéder à la terrasse. Plus nous progressons, plus je vois les dômes comme une poitrine avec ses aréoles ambrées et ses mamelons fièrement dressés. Je soupire « Dé Chich Danann ».

Le sergent, ainsi qu’un caporal, mettent pied à terre, puis confient les rênes de leurs montures à l’un des autres soldats. Je les imite. Aussitôt, les trois lanciers repartent, emmenant nos chevaux. Notre escorte, Bhediya et moi montons les marches, pénétrons dans le bâtiment, et empruntons le corridor desservant l’aile est.

Nous le quittons par la droite, nous engageant dans un vestibule menant à trois portes, une frontale et deux latérales. Le sergent Seaghdh ouvre celle de gauche. Il nous fait entrer dans une pièce, dépourvue de fenêtres, éclairée par une lueur provenant du plafond, puis il applique la main sur un sigle identique à celui utilisé plus tôt par le lieutenant Ilteram.

Une vingtaine de secondes plus tard, il m’informe que si nous sommes d’accord, le loup restera dans cette antichambre avec le caporal, auquel il remet ostensiblement l’artefact. Bhediya me renouvelle sa confiance dans ma capacité de persuasion et se couche au pied d’un banc de marbre ambré sur lequel je pose mon bagage. Le sergent et moi ressortons. Il me guide vers la porte à double vantail barrant le fond du vestibule, en ouvre le battant droit et me cède le passage.

L’antique tradition voudrait que je sois : tête, torse et pieds nus, pour requérir le vivre et le couvert, en me réclamant de Dana. Mais, l’usage contemporain admet que je sois chaussé. C’est donc botté de cuir rouge, vêtu d’un pantalon de soie dorée, avec un ruban enroulé autour de la taille, que j’entre.

Le sergent me suit. Il s’efface pour laisser sortir trois ménestrels, puis referme le battant derrière lui, avant de monter la garde devant la porte.

C’est sans surprise que je pénètre dans une salle extrêmement haute de plafond, le gigantisme des lieux transparaît tout au long de la description du palais faite par Aoife Nic Aonghusa.

Des tables recouvertes d’un chemin de lin blanc, brodé d’arabesques noires et dorées, ont été dressées pour quarante convives. Elles sont disposées en forme de “U” afin qu’aucun d’entre eux ne tourne le dos aux autres et pour laisser un espace libre au centre, dans lequel je m’engage.

Le rôt ⁽³⁾ vient d’être servi. Le silence s’est installé à mon arrivée. Sans tarder, les femmes le rompent par des chuchotements.

« Qui est-ce ?

— … beau…

— Il est à croquer.

— T’as vu comme il est bâti ? »

Des voix masculines ne tardent pas à se joindre aux chuchotis.

« … ovale…

— Ces cheveux aile de corbeau qui lui tombent sur les épaules !

— Poitrine large et hanches étroites, comme tu les aimes.

— Cinq pieds cinq pouces. Trop petit pour toi.

— Maebd, tu en as beaucoup dans le sud, des Aengus à la peau ambrée rougeâtre ?

— Joli minois. »

Je suis habitué à la réaction que mon physique androgyne à la beauté étrange peut provoquer, en particulier auprès de la gent féminine. C’est un argument que je sais utiliser à bon escient.

« On dirait du miel de cerisier, j’en ai l’eau à la bouche.

— Ce n’est pas la taille qui compte.

— … longs cils…

— Non, il n’est pas originaire de Shanyl.

— Son torse et son visage sont glabres, l’est-il partout ?

— Hi hi hi !

— D’où vient-il ? »

Parvenu à deux pas de la table transversale, je m’immobilise.

Les murmures cessent lorsque le roi se lève.

¤¤¤

Notes :

1) Le mot est utilisé ici au sens usuel (point le plus élevé de sa trajectoire) et non au sens astronomique.
2) Dé Chich Danann ➢ Les seins de Dana (gaélique). Dénomination inspirée par les deux collines – nommées Dé Chich Anann ➢ Les seins d’Anu (autre nom de Dana) –situées à vingt kilomètres de Killarney.
3) Plat principal, composé de diverses viandes rôties accompagnées de sauces, autour duquel le banquet est organisé.

Voir l’excellent post : http://medieval.mrugala.net/Alimentation/Banquet.htm

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