Le conteur - 3  (V 2.023.10)

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Bien qu’il n’y ait jamais eu de table haute en Alastyn, et que tous soient assis sur des cathèdres en bois de rose, je n’ai pas le moindre doute. Non seulement une aura d’autorité émane de lui, mais les arabesques sur ses bras – que laissent apparaître les taillades de ses manches – révèlent sa condition de Lumineux et sa qualité de roi.

« Soyez le bienvenu étranger, vous qui sollicitez l’hospitalité… au nom de Dana, ce qui en cette demeure n’est plus arrivé depuis plus d’un siècle », dit-il manifestement intrigué par cette requête.

Je m’incline face à lui, les paumes jointes devant le chakra du cœur.

« Namasté. Je vous remercie, majesté. Mon maître, Vâtsyâyana, m’a enseigné qu’il est bon pour s’adresser à une grande lignée de se réclamer de sa fondatrice… Mais je ne m’attendais pas à rencontrer autant de Tuatha Dé Danann. »

D’un geste, le roi m’invite à expliciter.

« Dana eut de nombreux enfants, certains furent les plus studieux, les plus savants, les plus sages, elle marqua leurs chairs des signes de leurs pouvoirs, et les qualifia de “Lumineux”. C’est la lignée à laquelle vous appartenez, ainsi que votre reine, précisé-je. Namasté. »

Lorsque je m’incline devant cette dernière, les arabesques brasillent sur ses bras nus.

« D’autres furent plus turbulents, plus fiers, plus aventureux, Dana dut si souvent leur tirer les oreilles qu’elles s’allongèrent, elle les appela “Alfes lumineux”. Elle leur fit don de l’éternelle réincarnation, ou les y condamna – les récits divergent sur ce point –, les privant ainsi de mokṣa ⁽¹⁾ à l’exception des innocents. C’est la lignée à laquelle appartient celle qui siège à votre dextre, de même que ses compagnons, namasté », la salué-je.

Je me dirige vers l’extrémité de la table centrale, située à ma gauche, où est assise une jeune femme, à laquelle je rends hommage.

« Namasté, d’autres encore furent plus secrets, plus travailleurs, plus industrieux, Dana leur accorda une petite taille afin de pouvoir plus facilement atteindre les minerais dont ils auraient besoin, et une très grande force pour qu’ils puissent les extraire. Dana les nomma “Alfes noirs”, car souvent, ils vivraient sous terre. C’est la lignée à laquelle appartient cette damoiselle. »

L’homme attablé entre ces deux dernières se lève et demande avec une certaine agressivité :

« Les Orcs, sont-ils aussi des enfants de Dana ? »

Il s’agit manifestement d’un militaire rude et probablement brutal. Je m’incline devant lui :

« Namasté… Non ! Les Orcs ne sont pas des enfants de Dana. Enfin, pas au sens des Tuatha Dé Danann, bien que Dana les ait imaginés. Elle a menacé, les plus turbulents des jeunes Alfes lumineux, de méchants monstres qui n’existaient pas. Le plus insouciant d’entre eux leur a donné vie. “C’était pour voir”, s’est-il excusé. »

Le quidam jette un regard furieux à sa voisine, le roi intervient :

« Despote Niall ! Vous êtes sous mon toit ! rétorque le monarque, lui intimant de se rasseoir. Pourquoi dites-vous, “pas au sens des Tuatha Dé Danann” ? » reprend-il.

Une guerrière se lève. Vêtue d’une armure de cuir noir, avec corset, spallières, brassards, jupe, grèves et sandales, elle me fait penser à une valkyrie. D’ailleurs, un diadème dont les paragnathides ⁽²⁾ sont décorées d’ailes est posé, devant elle, sur la table. Avant que je ne réagisse, elle intervient :

« Roi Liam, “le dire ⁽³⁾ de Dana” nous conte qu’après avoir été expulsée par une singularité, Dana a tout créé. Elle est donc la mère de toutes les créatures, même si peu sont des Tuatha Dé Danann. »

Ses voisines opinent de la tête. Le monarque reprend la parole :

« Bien sûr ! Il est temps de faire les présentations… Je suis Liam, roi d’Alastyn !

— Namasté », ai-je à peine le temps de prononcer qu’il enchaîne :

« Debout dans son armure noire, voici Scáthach, druidesse guerrière. Laquelle commande une armée de femmes, en An t-Eilean Sgitheanach, comme sa sœur Aífe qui, vêtue d’une cuirasse blanche, se tient à son côté. »

J’adresse un namasté muet à chacune, elles me saluent d’un mouvement de tête, puis Scáthach se rassied. Le roi poursuit :

« À la droite de Scáthach, dans la robe immaculée brodée d’un chêne d’or, Maebd, Bandrui ⁽⁴⁾ de Shanyl… Son voisin est Mael, duc de Shanya… Voici ma bien-aimée reine Eileen. »

En réponse à mes namasté, le seigneur de Shanya se lève brièvement et s’incline, les dames hochent la tête ou sourient. Notre hôte se tourne vers sa dextre, continuant les présentations :

« Venue d’un autre monde, Ainu Sangdragon, princesse d’un peuple qui pour se désigner n’utilise pas le nom d’Alfe lumineux, mais celui d’elfe. Vous avez déjà fait connaissance avec Niall, l’impétueux despote de Shannon. »

Ce dernier se borne à esquisser un vague geste de politesse. Le maître de céans enchaîne :

« En bout de table, arrivée du même monde que son amie Ainu, la princesse Grüchka de la nation naine… À son côté, face à Aífe, mon bras droit et chef des armées, Ardril. »

Liam continue ainsi, énonçant sans la moindre hésitation les noms et qualités des trente autres invités. J’adresse à chacun d’eux un namasté muet. Mon hôte s’assoit et s’enquiert :

« À présent, veuillez vous présenter !

— Nombreux sont ceux qui m’appellent Pathik.

— Ce nom a-t-il une signification ?

— Oui majesté. Dans ma langue, tous les noms ont un sens. Pathik veut dire “Voyageur”, mais bien qu’il me définisse assez bien, ce n’est pas le mien. Si, je ne mérite pas celui d’Etash, car c’est la translation de “Lumineux”, j’espère que vous m’accorderez Subash qui se traduit par “Éloquent”. »

Tel un bonimenteur, allant de l’un à l’autre, j’use de ma faconde avec chacun.

« Vous, reine Eileen, j’espère que si plus tard, vous parlez de moi, vous évoquerez Sajjan, c’est-à-dire “Le bien-aimé”. »

Je questionne le géant blond au regard aigue-marine :

« Duc Mael ! Peut-être me nommerez-vous Vidur, “Celui qui est sage, habile”. »

Je badine avec l’athlétique elfe bronzée dont les cheveux châtains tressés ne cachent pas les longues oreilles pointues.

« Princesse Ainu, il me serait très agréable que vous m’appeliez Raman, “Bien-aimé”, “Plaisant”. »

M’approchant d’elle, j’ajoute sur le ton de la confidence :

« Mais apparemment, cela ne plairait guère à ce jeune capitaine dont le regard ne vous quitte pas, et qui, si je ne me trompe, a pour nom Flamdir. »

Elle cherche le capitaine des yeux et lui sourit. Comme je m’approche du despote Niall, il me gratifie d’un regard réprobateur.

« Vous, seigneur, sans doute ne me qualifierez-vous pas yuvarāja ? Et, pourtant, je suis bien un “prince”. »

Il hausse les épaules. Abordant ma prochaine interlocutrice, je mets un genou à terre :

« Pour vous, princesse Grüchka, j’aimerais être Saumya afin d’être aussi “Charmant” que vous êtes ravissante », affirmé-je, la faisant rougir.

Je me relève et me dirige vers l’extrémité, l’ouest de la table, où siègent les trois druidesses.

« Sage… », dis-je, souriant.

Je m’interromps, alors qu’au travers d’une fenêtre un rai fait briller mes yeux de jais, puis reprends :

« Maebd, m’appellerez-vous Anaṅga ?

— Qui sait ? » réplique-t-elle aussitôt, avec un large sourire.

Je me penche au-dessus de la table et susurre à cette magnifique femme blonde aux iris céruléens et aux formes pleines :

« C’est l’un des noms du dieu du désir. »

Son rire cristallin retentit :

« Peut-être Anaṅga… peut-être.

— Scáthach ! »

Mon sourire le plus enjôleur aux lèvres, après un soupir, j’enchaîne :

« Scáthach, mériterais-je que vous m’appeliez Shankar ? »

Scáthach, femme à la peau de porcelaine avec sur les ailes du nez et les pommettes de ravissantes petites taches de rousseur et aux yeux d’un bleu aussi clair que l’eau, se lève, se penche par-dessus la table, me tendant une oreille dans laquelle je murmure :

« Donneur de Félicité. »

Elle se redresse, d’un geste familier de la tête, elle rejette sur ses reins la longue tresse de cheveux cuivrés, qui avait glissé sur son épaule dans son mouvement précédent. Un sourire carnassier s’épanouit sur ses lèvres :

« Sais-tu, bel Aengus, que l’initiation guerrière… et… sexuelle… des héros fait partie de nos attributions ?… Es-tu un héros ? »

Avant que je n’aie pu répondre, avant que Scáthach n’ait pu s’asseoir, Aífe repousse sa chaise, recule d’un pas, franchit la distance qui nous sépare d’un saut de main, prenant appui sur la table. À peine réceptionnée, elle empoigne ma chevelure, tire ma tête en arrière et me donne un long, très long baiser. Aífe est grande, plus grande de trois ou quatre pouces que son aînée, elle doit atteindre la toise. Sa peau moins blanche que celle de sa sœur est dépourvue de taches. Ses cheveux bouclés forment une crinière d’un roux flamboyant, mettant en valeur le vert émeraude de ses yeux.

« Voilà comment je veux t’appeler », affirme-t-elle pendant que je reprends mon souffle.

Tout autour de la table, on entend des murmures, certains envieux, d’autres sont amusés et quelques-uns outrés.

¤¤¤

Notes :

1) Mokṣa : délivrance ultime par laquelle se trouve brisé tout lien avec le cycle des renaissances.

2) Une paragnathide (ou [un] oreillon) est un élément servant à protéger les joues.

3) Lire : équivalent oral d’un livre.

4) Bandrui : de ban dru “femmes fortes” “sages”, nom donné aux druidesses.

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