Jaipur – 3

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« Comment ça : Karuppu ṭirākaṉ et Sudaroli ? s’étonna Dalaja, suspicieuse.

— Croyez-vous que l’envie de rejoindre Candra ne me dévore pas ? Croyez-vous que l’idée d’être loin de mes enfants ne m’anéantit pas ? Croyez-vous que l’angoisse me quittera une seule seconde pendant cette séparation ? Pourtant, ils partiront seuls, ainsi en a décidé Śiva.

— Mais, mais pourquoi ? s’enquiert la mahārājñī, déconcertée.

— Depuis avant même qu’ils ne voient le jour, Śiva veille sur eux. Je suis son épouse, accéder à ses demandes est mon devoir. Je ne peux ni ne veux discuter ses décisions. Retourner au temple, danser pour lui ne peut que l’inciter à continuer de leur accorder sa bienveillante attention.

— Mais ce sont des enfants, Vasikari !

— Ce sont de redoutables combattants à la recherche de leur père. Ils nous ramèneront Candra, n’en doutez pas ! affirma la devadāsī, pour s'en persuader.

— Ne craint rien, dādī (1), nous le trouverons et nous te le ramènerons, ajouta Sudaroli.

Avant même de nous rendre à Thanjavur pour t’embrasser, am’mā (2) », entérina Karuppu ṭirākaṉ.

Tandis que des servantes pénétraient dans le salon de la mahārājñī, déposaient sur une table basse des plateaux de fruits, bilva, siṅghāṛā, kakaṛī, chuhārā et akharōṭa, des coupes en or incrustées de pierres fines, deux carafes d’anāra kā rasa, ainsi que des plats de śrīkhaṇḍa et des mālapuā (3), Dalaja s’adressa à Vari :

« Puisqu’il sait que j’ai des visiteurs et qui ils sont, le mahārāja doit s’impatienter. Tu vas donc te rendre chez lui, tu lui diras qu’il me serait agréable qu’il daigne me recevoir, accompagnée de nos petits-enfants et de leur mère.

Mahārājñī, je transmets votre souhait de ce pas », mais sûrement pas en ces termes, ajouta-t-il in petto avant de sortir.

Lorsqu’elles eurent terminé, les servantes se retirèrent à l’exception de deux d’entre elles. Une aiguière dans une main et un bassin de l’autre, elles versèrent l’eau sur les mains de Vasikari, de ses enfants, de Bhadra et de la mahārājñī qui invita ses hôtes à s’installer autour de la table. Dalaja refusa le coussin que la fille du rājā de Dungarpur s’apprêtait à glisser sous elle, c’est sur le sol qu’elle s’assit en tailleur, comme ses invités.

***

« Namasté, Savāī (4). La mahārājñī Dalaja serait infiniment reconnaissante envers son époux bien-aimé s’il consentait à la recevoir, accompagnée de la devadāsī Vasikari ainsi que des enfants de celle-ci.

Namasté, Vari. Sont-ce ses mots ?

— C’est son souhait, Savāī.

— Vari, Vari ! Pourquoi t’ai-je détaché à son service ? Tu es bien plus que le savāra qui veille sur sa sécurité, tu es celui qu’elle charge de ses missions de confiance et surtout un diplomate hors pair. Dis-moi franchement, ce qui se dit dans les couloirs du palais et se murmure auprès de moi, est-ce vrai ?

— Oui, Savāī ! J’ai été saisi par la ressemblance avant même de savoir qu’ils voyageaient avec la devadāsī.

— Qu’en déduis-tu ?

Savāī, il ne m’appartient pas de me prononcer sur ce sujet, mais la mahārājñī est convaincue et si elle se trompe, c’est que Śiva a tout fait pour cela.

— Fi de la diplomatie, que veut Dalaja ?

— Je ne saurais vous dire, Savāī. Je suppose qu’elle souhaite vous entendre lui dire que votre interdiction d’attenter à la vie des enfants de la devadāsī perdurera, en tout temps et en tous lieux.

— Toi, Vari, dis à ton rājā, ce que tu penses de ces jeunes gens.

Savāī, je les connais peu.

— Tu es le premier à les avoir rencontrés, l’interrompit le mahārāja.

— Je ne le nie pas, Savāī. J’attirais votre attention sur le fait que si en voyageant pendant une semaine avec une personne, on se fait une opinion à son sujet, il se peut qu’avec le temps ce jugement se révèle erroné. Néanmoins, je crois pouvoir affirmer que ce sont de bons enfants, dévoués, qui obéissent à leur mère et respectent leurs aînés.

— Depuis quand Dalaja savait-elle que ces enfants existaient ?

— Oh ! Elle l’ignorait avant qu’ils n’entrent dans son salon, Savāī. J’ai cru qu’elle allait défaillir quand elle les a vus. Seule la main secourable de la fille du rājā de Dungarpur lui permit de s’asseoir.

— Dis-m’en plus sur eux.

— Eh bien, c’est en les voyant à Sāṁcī que j’ai compris que la femme qui les accompagnait était celle que votre épouse dévouée m’avait fait quérir. La ressemblance est frappante, Savāī, mais ils ne sont pas semblables. Il y a en elle une légèreté, une fantaisie, qu’elle tient de sa mère, mais chez toutes deux ce n’est probablement qu’une façade. Lui semble réfléchi, résolu et hardi.

— Réfléchi, résolu et hardi ! Et il tiendrait cela de son père ? s’esclaffa le mahārāja.

— Si j’osais, Savāī, je dirais que parfois certains traits de caractère sautent une génération.

— Mais tu n’oseras pas ! Dis-moi plutôt pourquoi Dalaja t’a demandé d’amener la devadāsī ici.

— Elle ne s’est pas confiée à moi, Savāī. Vous savez que sans nouvelles de Candra depuis un an, la mahārājñī est inquiète. Il en est de même pour la devadāsī, elle dit être reliée à un objet, cher à votre quatrième fils, qui ne serait plus en sa possession. Ce lien, dont d’après la conversation qu’elles ont eue plus tôt la mahārājñī avait connaissance, est probablement à l’origine de ma mission.

— Sûrement sa briolette, il la touche à tout bout de champ. Mais pourquoi ces jeunes gens ont-ils accompagné leur mère à Jaipur ?

— Tous deux semblent déterminés à retrouver… votre quatrième fils, Savāī. La devadāsī affirme que Śiva cautionne leur quête.

— Mais ce sont des enfants, Vari !

— Votre épouse aimante a adressé ces mêmes mots à leur mère. Laquelle a répondu que tous deux pratiquaient le Silambam et le Kaḷaripayat au plus haut niveau, Savāī. »

De la main gauche, pendant de longues secondes, le mahārāja tirailla la pointe de son bouc, signe d’intense réflexion que le savāra se garda bien d’interrompre. Puis manifestement satisfait, il répondit :

« Vari, dis à ma bien-aimée Dalaja que je la recevrai, elle et ses visiteurs, dans… une heure. »

¤¤¤

Notes :

1) Dādī दादी ➢ Grand-mère paternelle.

2) Am’mā அம்மா ➢ Mère, maman (tamoul).

3) Bilva बिल्व ➢ Fruit de l’aegle marmelos. En Inde, cet arbre sacré est d’origine divine :
 Chaque jour, लक्ष्मी Lakṣmī – déesse de la fortune, de la richesse et de l’abondance – cueillait mille fleurs qu’elle déposait le soir en offrande sur l’autel de Śiva. Or un jour, elle ne put en réunir que 9 998. Se souvenant que Viṣṇu, son époux, avait comparé sa poitrine à des fleurs de lotus ; elle décida de remplacer les deux manquantes par ses seins ! Lorsqu’elle plaça le premier parmi les fleurs, Śiva – ému par le sacrifice – apparut et la dissuada de trancher le second. Il transforma alors le sein coupé en fruit de bilva, ensuite il l’envoya sur terre. Depuis, l’arbre fleurit chaque année près des temples avant de laisser apparaître son fruit qui mettra un an à atteindre sa maturité.

Siṅghāṛā सिंघाड़ा ➢ Châtaignes d’eau.
Kakaṛī ककड़ी ➢ Cucumis melo variété flexuosus : Concombre arménien.
Chuhārā छुहारा ➢ Dattes séchées.
Akharōṭa अखरोट ➢ Noix.
Anāra kā rasa अनार का रस ➢ Jus de grenade.
Śrīkhaṇḍa श्रीखंड ➢ Fromage blanc aux fruits nappé de miel et parfumé au safran.
  Le Mahābhārata relate que pour se cacher, Bhīma cuisinait sous la fausse identité de Ballava à la cour du rājā Virāṭa. C’est lui qui inventa cette recette et la prépara pour la première fois. En raison de la consommation de cette nourriture, le Seigneur Kṛṣṇa s’est endormi. Cela a perturbé les activités quotidiennes de Śrī Kṛṣṇa. C’est pourquoi ce mets est connu sous le nom de śrīkhaṇḍa.

Mālapuā मालपुआ ➢ crêpes sucrées.

4) Savāī सवाई ➢ Terme d’adresse. Titre donné au mahārāja de Jaipur, lorsque l’on s’adresse à lui.

Dans ton monde, ce titre fut attribué au mahārāja Jai Singh II – fondateur de la ville de Jaipur – puis transmis aux Mahārājāoṃ qui lui ont succédé.

Après la mort prématurée de son père, Jai Singh II monta sur le trône d’Amer à l’âge de 11 ans. Malgré son jeune âge, il fut chargé de porter le tribut de son royaume au Grand Moghol Aurangzeb. Soudainement, celui-ci attrapa les deux mains du garçon et lui demanda : « Maintenant (sous-entendu : “que tes mains sont immobilisées”), pratyutpannamati, dis-moi, que vas-tu faire ? » Immédiatement, Jai Singh dit d’une voix très calme avec un sourire sur ses lèvres : « Ālamapanāha ! Nous, les hindous (les Moghols sont musulmans), avons une tradition matrimoniale : pendant la cérémonie, le marié prend une main de la mariée dans la sienne et lui promet qu’il prendra soin d’elle toute sa vie ! Aujourd’hui, ce n’est pas l’une de mes mains, mais les deux que l’empereur lui-même a prises dans la sienne, alors de quoi me soucierais-je ! » Aurangzeb, surpris, s’écria : « Tu es savāyā (un quart de fois plus) intelligent et courageux que tous ! » Il lui conféra le titre héréditaire de Savāī [anglicisé en Sawai] et lui promit son soutien à vie.

Pratyutpannamati प्रत्युत्पन्नमति ➢ littéralement : intellectuellement vif. Dans le contexte narquois de l’exclamation d’Aurangzeb, on peut traduire par : petit génie.
Ālamapanāha आलमपनाह ➢ Terme d’adresse. Titre donné aux empereurs moghols lorsque l’on s’adressait à eux.
Savāyā सवाया ➢ Littéralement : une fois et quart.

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