Jaipur – 6

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Le second duel ne pouvait avoir lieu en l’absence du maître d’armes. Le mahārāja, la mahārājñī, la devadāsī, ses enfants et Vari avaient regagné le salon de Vijaya, où il fit servir des rafraîchissements. Le savāra n’ignorait pas que si le mahārāja l’avait prié de se joindre à eux, c’était pour qu’il ne puisse conter à qui voudrait l’entendre comment la frêle adolescente, qui ressemblait tant à Candra, avait défait l’indestructible Pahāṛa – ainsi que Dalaja n’eut manqué de l’en charger. Laquelle se demandait où était le dénommé Abhaya. Son époux, lui, songeait que si les deux plus belles femmes du monde se trouvaient à ses côtés, il se serait volontiers passé de la présence de l’une d’entre elles, et surtout des enfants de celle-ci. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser à Sudaroli : quelle combattante ! Jamais elle ne fut en danger. Agile et rapide, elle avait dansé telle une nevalā face aux crochets du nāga,⁽¹⁾ saisissant la première occasion pour terrasser son adversaire.

Il la regarda, elle avait les traits et la carnation de Candra, ses formes ne tarderaient pas à s’épanouir à l’instar de celles de sa mère. De celle-ci, elle possédait déjà ce je-ne-sais-quoi, fait d’impertinence, de naïveté et d’espièglerie, qui l’agaçait tant, sans aller jusqu’à le courroucer. Elle sera d’une beauté sans égale, elle pourrait épouser un rājā pour sceller une alliance. Mais son frère a la peau noire, lui. Si par malheurs les aînés de Candra venaient à mourir sans héritier, faisant de lui mon successeur, l’existence d’un rājakumāra métissé dravidien, même enfant naturel, mettrait le rājya ⁽²⁾ en péril. Candra, tu m’as mis dans une situation impossible. Ta mère ne me pardonnera jamais.

Pour ne pas être englués dans le silence de Vijaya plongé dans ses pensées, ses hôtes échangeaient des propos anodins en attendant le retour de Bahādura.

À son arrivée celui-ci s’entretint discrètement avec le mahārāja, puis, avec son assentiment, il déclara :

« Lorsque je les ai quittés, le rājavaidya et le vaidyarāja chargé des soins aux officiers de l’armée discutaient, de la pertinence d’avoir recours à la śalya cikitsā ⁽³⁾ sur le genou de Pahāṛa, mais ils ne pensaient pas pouvoir éviter la claudication. Pahāṛa s’excuse d’avoir si mal représenté le mahārāja, il rend hommage à la guerrière qui l’a vaincu et la remercie de lui avoir sauvé la vie. Bien, passons au second combat. »

Lorsqu’ils approchèrent de l’aire d’entraînement, ils virent Abhaya – chaussé de savārī ke jūte, vêtu d’un cūṛīdāra-pājāmā et d’une cenamela śarṭa,⁽⁴⁾ coiffé d’un pagaṛī, un ḍhāla accroché dans le dos –, qui filait un enchaînement mainte fois répété de combinaisons ⃰  : couper, piquer, et piquer, couper, piquer, ou frapper, piquer, couper ; la fluidité du geste était parfaite. Ses pieds glissaient sur le sol, sans le quitter ni le marquer. Les deux lames tournoyaient lorsque l’halādī ⁽⁵⁾ allait et venait d’une main à l’autre, après avoir simulé des coups d’estoc et de taille, hauts, moyens et bas. L’homme était manifestement ambidextre.

Mais ce qui retint l’attention de Sudaroli, ce furent les cakramoṃ ⁽⁶⁾ accrochés à la ceinture du Rājapūta. Elle s’employa – avec succès – à convaincre son frère de ne pas combattre son adversaire à main nue, comme il l’avait préalablement décidé. Elle lui fit remarquer que le Rājapūta attirait ostensiblement l’attention sur sa dextérité à manier l’halādī afin qu’on ne prenne pas garde à ses armes de jet.

Accompagnée par Vari, elle se rendit à l’armurerie – dans laquelle son frère et elle avaient dû déposer leurs armes à leur arrivée au palais –, elle y laissa ses Kuccikaḷ et en rapporta les uṟumikaḷ de Karuppu ṭirākaṉ, une ōrilaicuruḷ et une aintilaic curuḷ ⁽⁷⁾. Lorsqu’elle les lui remit, il ceignit l’ōrilaicuruḷ autour de sa taille, plaçant la poignée sur sa hanche gauche, pommeau orienté vers le haut, selon son habitude et empoigna l’aintilaic curuḷ de la senestre.

Quand il constata que les deux antagonistes étaient prêts, Bahādura invita Abhaya et Karuppu ṭirākaṉ à pénétrer dans le cercle puis proclama :

« Que le combat commence ! »

Pendant la première seconde qui suivit le dernier mot du maître d’armes, Abhaya avait à deux reprises lancé simultanément un cakrama de chaque main. Les quatre cakramoṃ volaient déjà vers lui lorsque Karuppu ṭirākaṉ entama la chorégraphie destinée à créer un rideau de protection, formé par l’ondoiement des cinq lames, devant lui. Celles-ci interceptèrent les deux premiers cakramoṃ, les jetant au sol. Le troisième sectionna deux lames de l’aintilaic curuḷ, mais fut dévié par l’impact ; fort heureusement il fusa vers une zone inoccupée. Quand le quatrième atteignit le point visé, Karuppu ṭirākaṉ ne s’y trouvait plus ; poursuivant sa trajectoire, il se perdit dans la nature.

Immédiatement après ses lancers, Abhaya s’était emparé de son ḍhāla de la main gauche et avait saisi son dernier cakrama. Il avança vers le fils de la devadāsī, cakrama en avant, manifestant l’intention de couper les dernières lames de l’uṟumi. Karuppu ṭirākaṉ modifia sa gestuelle. Les lames accélérèrent, s’élevèrent en vue de coups de taille au-dessus du ḍhāla du Rājapūta. Celui-ci put totalement réprimer sa satisfaction de voir le Tamoul tomber dans son piège ; sa prise sur le cakrama changea au milieu de l’extension du poignet puis le lâcha à la fin du mouvement.

Abhaya ne se trahit ni par un imperceptible rictus né au coin de ses lèvres ni par une lueur de triomphe miroitant brièvement dans ses yeux sombres. Pourtant, ce n’est pas sur le ḍhāla, mis en opposition pour parer le coup de fouet des trois lames, que celles-ci s’abattirent, mais sur le cakrama qu’elles fracassèrent à moins d’un pied de la poitrine de Karuppu ṭirākaṉ. Le Rājapūta, certain d’avoir leurré l’adolescent, avait visé le cœur.

Dans le choc, l’une des lames de l’uṟumi s’était profondément déchirée, sans néanmoins se couper, ce qui rendait l’arme inutilisable, Karuppu ṭirākaṉ abandonna celle-ci sur le sol.

Abhaya avait pensé : bien qu’il soit indubitablement doué, ce gamin n’a jamais combattu pour sa vie. D’ailleurs a-t-il compris que sa vie était en jeu ? Réalisant qu’il avait sous-estimé l’enseignement prodigué à Karuppu ṭirākaṉ, il prit une décision radicale. Trois enjambées les séparaient, il porta la main à sa ceinture, se reprit, délaissa l’halādī, se rua sur le métis ; bras droit en avant, main en pronation.

Sūrya irrité par les jets de pâles répliques du sudarśana cackra – disque façonné avec les copeaux de son éclat, par Viśvakarmā ⁽⁸⁾ – à l’encontre du protégé de Śiva, insinua entre les doigts d’Abhaya l’un de ses rayons, qui fut réfléchi par le métal celé par la main.

Karuppu ṭirākaṉ se préparait à combattre à main nue l’homme qui semblait vouloir se saisir de lui et le frapper de son ḍhāla. Lorsqu’il vit briller l’éclat, il comprit le danger. Talons levés, pieds nus glissant sur le sol, il recula le plus rapidement possible. Concomitamment, d’un geste fluide il empoigna l’ōrilaicuruḷ, déploya le bras, traça un ikāram ⁽⁹⁾ dans l’espace. La lame suivit le mouvement, abandonnant son tour de taille, décrivant les courbes qui lui permirent d’accélérer, d’atteindre le sommet du இ avant de fondre sur sa cible.

Tranchée, la main assassine roula sur le sol et s’ouvrit, révélant aux yeux de tous les bāgha ke nākhūna ⁽¹⁰⁾.

Le maître d’armes s’écria : « félonie ! »

Avant que quiconque n’ait pu réagir, Abhaya se jeta littéralement sur sa dextre, dès qu’il fut à terre, il se griffa le visage sur les bāgha ke nākhūna. Il mourut en cinq battements de cœur.

Vijaya n’eut nul besoin de le voir pour sentir toute l’horreur contenue dans le regard que Dalaja porta sur lui. Aussi capitula-t-il, ce qu’il exprima en se rendant aussi rapidement que possible sans toutefois courir auprès de Karuppu ṭirākaṉ. Là, il posa les mains sur les épaules du garçon et d’une voix assez forte pour être entendu de tous, il lui dit : « Je suis heureux que ta mère ait raison, Śiva veille sur toi ! Dans mes bras, mon pōtā ! » Puis il l’embrassa longuement en s’interrogeant : ai-je le choix ? Non, il a survécu. En fais-je trop ? Cela sera-t-il suffisant pour apaiser son courroux ? J’en doute, mais c’est un début.

De son côté, Karuppu ṭirākaṉ, empêtré dans cette accolade inattendue, ne savait s’il devait lâcher l’ōrilaicuruḷ et rendre son étreinte au mahārāja. Aussi resta-t-il, bras ballants, dans ceux de son dādā ⁽¹¹⁾, à se demander comment le métal noir de l’arme avait pu réfléchir un rayon de soleil.

¤¤¤

Notes :

1) Nevalā नेवला ➢ mangouste.

Nāga नाग ➢ Naja naja, connu sous les noms usuels de cobra indien, cobra à lunettes ou serpent à lunettes. Du sanskrit nāga नाग ➢ Créatures divines ou semi-divines (serpent, hydre, dragon, génie-serpent à visage humain) de la mythologie hindoue.

2) Rājakumāra राजकुमार ➢ prince (fils de rājā).

Rājya राज्य ➢ royaume (état).

3) Médecine ayurvédique :

Vaidya वैद्य ➢ médecin, vaidyarāja वैद्यराज ➢ médecin très expérimenté, rājavaidya राजवैद्य ➢ médecin personnel d’un rājā.

Śalya cikitsā शल्य चिकित्सा ➢ chirurgie (l’une des branches de la médecine ayurvédique). De cikitsā चिकित्सा ➢ pratique de la médecine (thérapeutique) et śalya शल्य ➢ pointe de flèche ou de lance.

4) Savārī ke jūte ➢ सवारी के जूते bottes d’équitation.

Cenamela śarṭa चेनमेल शर्ट ➢ chemise en cotte de mailles.

⃰ J’attire l’attention de ceux qui pratiquent ou s’intéressent aux arts martiaux, sur le participe passé filé ➢ kātā काता en hindi. Infinitif : kātanā कातना ➢ filer.

5) Haladī हलदी ➢ haladie, poignard à double tranchant composé de deux lames incurvées au minimum. C’est le cas ici, tīna bleḍa vālā halādī तीन ब्लेड वाला हलादी ➢ l’haladie à trois lames étant utilisé plus comme un symbole de statut que comme une arme de guerre, par les Rajputs

6) Cakramoṃ चक्रमों ➢ chakrams. Cakrama चक्रम ➢ chakram. Arme de jet et de poing popularisé la princesse Xena héroïne de la série éponyme (1996-2001). D’origine indienne, cette arme s’inspire de celle de Viṣṇu, sudarśana cakra सुदर्शन चक्र ➢ disque flamboyant.

7) Uṟumikaḷ உறுமிகள் ➢ urumis. Uṟumi உறுமி (tamoul) ➢ urumi. Du Malayalam urumī ഉറുമി. Épée munie d’une ou plusieurs lames de métal flexible, fines, tranchantes et très longues. Elle est également appelée curuṭṭuvāḷ சுருட்டுவாள் ➢ épée à enrouler (textuellement : elle va se recroqueviller). La version sri-lankaise – etuṇu kaḍuva එතුණු කඩුව (cingalais) ➢ épée enveloppée – de cette arme avait jusqu’à 32 lames. Certains modèles ont des noms :

ōrilaicuruḷ ஓரிலைசுருள் ➢ Licorne, épée à une seule lame.

iraṭṭaiccuruḷ இரட்டைச்சுருள் ➢ Double bobine, épée à deux lames.

mūvilaiccuruḷ மூவிலைச்சுருள் ➢ Rouleau triangulaire, épée à trois lames.

aintilaic curuḷ ஐந்திலைச் சுருள் ➢ Cinquième boucle, épée à cinq lames.

8) Sūrya सूर् ➢ le Soleil (deva).

Viśvakarmā विश्वकर्मा ➢ « Qui a tout fabriqué ». Deva, architecte de l’univers, artisan des devatāoṃ (forme d’Agni अग्नि ➢ le Feu). Sa fille Sañjñā संज्ञा ➢ Conscience (aussi connue sous le nom de Saraṇyū सरण्यु ➢ Véloce, après sa fuite) était marié avec Sūrya, mais elle ne pouvait supporter l’ardeur de son mari. Après de nombreuses péripéties, son père rabota le huitième de l’éclat du Soleil pour qu’elle puisse le supporter. Avec les copeaux, il fabriqua le sudarśana cakra सुदर्शन चक्र de Viṣṇu, le trident triśūla त्रिशूल de Śiva et la lance śakti शक्ति de Skanda  स्कन्द.

9) Ikāram இகாரம் (īṉā ஈனா dans le langage courant et lorsqu’on apprend aux enfants à écrire) ➢ nom de la lettre இ ➢ i tamoul.

10) Bāgha ke nākhūna बाघ के नाखून ➢ Ongles de tigre. Empoisonnés, ils étaient utilisés par les Rajputs. Les sikhs nihang cachaient cette arme, à l’intérieur de leur turban.

11) Dādā दादा ➢ Grand-père paternel.

Commentaires sur la translittération des mots sanskrits et hindis de l'écriture devanāgarī en caractères latins.

Contrairement à Google, qui translittère l’hindi sur la base de la phonétique anglaise, j’ai choisi la translittération IAST (International alphabet of Sanskrit transliteration), car ma prononciation anglaise est plus que déplorable et j’adore les signes diacritiques.

J’attire votre attention sur le fait que le a sans macron (a postérieur [ɐ], qui se prononce comme ceux de : là-bas, pâte, cipaille), est muet [si, si c’est vrai ☺] lorsqu’il est en fin de mot, ce qui est extrêmement courant, comme notre e muet.

Lorsqu’un mot est composé de deux, comme rājavaidya le a de rāja et celui à la fin de vaidya sont muets tous les deux.

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