Histoires d'Angles - 4 - Descendance

9 minutes de lecture

En l’an 831, à l’approche de Lugnásad⁽¹⁾, Cobhfhlaith perdit son huitième fruit. Elle n’en avait porté aucun plus de cinq lunes. Eadwulf commença à douter que sa femme, âgée de quarante ans, puisse lui donner un héritier un jour. Il envisagea d’épouser la vicomtesse Sexburga⁽²⁾ qui occupait la troisième chambre depuis deux ans déjà, mais répudier Cobhfhlaith pour la remplacer par une Angle risquait fort de mettre la contrée à feu et à sang. Aussi renonça-t-il à ce projet.

Après mûre réflexion, lorsque vint l’équinoxe de printemps 832, convaincu qu’un héritier bâtard était préférable à l’absence d’héritier, n’en déplaise au clan Ó Dochartaigh, à Brictric et à ses fanatiques, il décida qu’on n’administrerait plus de potion contraceptive à Sexburga.

Quelques nuits s’étaient écoulées depuis Bealltainn, avant celle qui nous intéresse.

Après leurs ébats, la pensée d’Eadwulf se perdait en des rêveries fugaces, tandis qu’il passait distraitement les doigts entre les longs cheveux cuivrés de Sexburga, dont la tête reposait sur sa poitrine. Celle-ci rêvassait également pendant que ses ongles jouaient avec la toison pubienne du despote, soudain elle sourit, puis ouvrit la bouche :

« Sais-tu que cela fait deux lunes que tu viens me voir toutes les nuits ? » prononça-t-elle.

Eadwulf suspendit son geste, s’interrogea : Pourquoi me dit-elle ça ?

« Viendrais-je trop souvent à ton goût ?

— Deux lunes, sans interruption, mín gestédhors⁽³⁾ ! » le nargua-t-elle, en se redressant et le regardant dans les yeux.

Où avais-je la tête ? J’aurais dû m’en rendre compte.

« Tu n’as pas eu tes fleurs, portes-tu mon enfant ? s’enquit-il, se cambrant.

— Je l’espère, mais il faut attendre encore une lune pour en être sûr », assura Sexburga en l’enlaçant.

Comme son amante l’embrassait, une idée lui traversa l’esprit, vite balayée par le désir que fit renaître la main audacieuse qui, ayant abandonné les broussailles, s’activait sur le tronc.

Le lendemain, la réflexion s’imposa à nouveau, mais cette fois nulle distraction ne vint la chasser : à surveiller tout ce qui se passe, on néglige ce qui ne se produit pas.

Eadwulf s’inquiéta auprès de chacun des beornas wiðinnan þá weallas chargés d’épier Cobhfhlaith, s’il avait omis de l’informer des fleurs de son épouse. Revenus de leur surprise, après cogitation, tous répondirent que les dernières remontaient à plus de deux lunes.

Il se rendit chez Cobhfhlaith, qui lui confirma qu'elle portait très probablement un nouveau fruit.

Une bonne partie de la journée, il se posa des questions :
S’il savait, Brictric prétendrait qu’Alwealda me punit de mon impiété.
Que faire ?
Faire absorber une mixture à Sexburga pour éliminer l’éventuel bâtard ?
Et si la grossesse de Cobhfhlaith ne différait pas des précédentes ?

Puis il parvint à cette conclusion :
Si les deux venaient au monde, je renverrais Sexburga dans ses terres avec son enfant, une somme rondelette et la promesse de son silence.

Le soir même, il imposait à Sexburga le mutisme sur son possible état.

La nuit où l’on fêta le solstice d’été, il n’y avait plus de doute, au sujet de la gravidité de Cobhfhlaith et Sexburga. Eadwulf exposa à cette dernière que la complexité de la situation la contraignait à celer sa condition, en conséquence elle ne devait plus quitter sa chambre. Dans celle-ci, on ajouta un lit pour la cadette de la favorite, dans la garde-robe, on installa une couchette pour une servante ayant une expérience de ventrière⁽⁴⁾ ; lesquelles furent avisées qu’elles répondaient sur leurs têtes du secret de la vicomtesse.

On venait de célébrer Lugnásad, quand elle dépassa l’échéance fatidique des cinq lunes de gestation, mais elle commençait à avoir des contractions. La femme du despote avait perdu sa mère et n’avait jamais eu de sœur. Aussi, Eadwulf l’avait autorisée à s’entourer de deux ban-draoidhean⁽⁵⁾ de son clan, pour veiller sur elle et son ventre enceint. Elles préconisèrent que Cobhfhlaith restât alitée jusqu’au terme.

À l’équinoxe d’automne, alors qu’elle était censée approcher de sa septième lune de grossesse, les druidesses estimèrent, au volume de son abdomen et à la position du fruit, que la conception était très certainement antérieure à celle envisagée jusqu’ici. La doyenne des ventrières confirma, au despote qui l’avait fait appeler, que Cobhfhlaith allait incessamment entrer dans sa huitième lune, si ce n’était déjà fait.

Eadwulf rendait visite à son épouse chaque jour.

Chaque jour, elle le chassait de ces mots : « Cessez de vous inquiéter pour votre descendance, mes sorcières veillent sur moi et sur ce petit être. Allez plutôt oublier vos angoisses dans les bras de vos favorites. »

La bienséance aurait voulu qu’il répondît : « C’est de vous que je m’inquiète ma mie, je souhaite passer la soirée auprès de vous. » Mais il estimait qu’une telle hypocrisie n’était pas digne de Cobhfhlaith ni de lui.

C’est pourquoi il se rendait quasiment toutes les nuits chez Sexburga, dont ni la gestation ni la réclusion n’entamaient la bonne humeur ou l’appétit sexuel. Lequel était amplifié par les rires et gloussements provenant de la garde-robe où se retirait la cadette lors des étreintes de son aînée avec le despote. Il se garda bien de lui révéler que Cobhfhlaith devrait faire ses couches une lune avant elle, que si tout se passait bien, il l’enverrait donner naissance dans ses terres.

La délégation du clan Ó Dochartaigh arriva au château pour la commémoration de Shamhna. Elle n’était composée que de son père, deux de ses frères et de quatre servantes. Malgré l’imminence de la mise au monde, elle devait avoir lieu dans les nuits suivantes. L’entrée dans la saison sombre les avait dissuadés de venir plus nombreux. L’après-midi, ils passaient une ou deux heures avec Cobhfhlaith, pas plus afin de ne pas la fatiguer, et prenaient leurs repas avec le despote et ses þeġnas et gesíðas ⁽⁶⁾.

La délivrance était prévue douze nuits après Shamhna, la quatorzième de cette nouvelle année.

Les nuits passaient les unes après les autres, monotones, les discussions portaient sur le rôle de la fratrie de la future mère dans l’éducation de l’enfant, de celui du despote, du prénom de l’héritier.

La date envisagée fut dépassée. Les nuits se succédèrent. Eadwulf se rendait toujours chez sa favorite, laquelle vivait allègrement sa neuvième lune de prégnation⁽⁷⁾.

Mí⁽⁸⁾ samon se termina, sans que quiconque ne donnât la vie. Eadwulf et les Ó Dochartaigh avaient trouvé un accord : le nouveau-né recevrait un prénom celte. Niall pour un garçon, Brígh dans le cas contraire. Il serait élevé par son père et sa mère conformément aux coutumes angles.

Les nuits s'enchaînaient, Cobhfhlaith souffrait de plus en plus, les ban-draoidhean se posaient de nombreuses questions : Le terme est-il passé ? Les potions dont nous l’avons abreuvée, pour qu’elle ne perde pas le fruit, sont-elles responsables de son état ? Son enfant a-t-il décidé de ne pas naître ? La tension montait parmi les Ó Dochartaigh, et chez Eadwulf.

Le travail débuta au milieu de la treizième la nuit de duman. Quoiqu’elle fût une femme courageuse, elle commença à crier bien avant le petit matin. Ses hurlements retentirent au-delà du donjon, on les entendait dans tous les bâtiments du château.

Le soleil n’était pas encore levé que la plus grande agitation régnait au rez-de-chaussée. Le souffleur s’activait afin que le bois continue de flamber dans les foyers, le pain dorait dans un four. Allant d’un chaudron à l’autre, le potagier goûtait les soupes et ragoûts, ajoutant un légume par-ci une épice par-là, demandant au broyeur d’en piler une différente. Un apprenti tournait les broches sur lesquelles rôtissaient des pièces de viande que l’hasteur piquait, en les arrosant, pour en vérifier la cuisson et le moelleux. Le bouteiller mettait en perce des tonneaux pour remplir pichets et buires. Au premier niveau, le personnel de service circulait entre hôtes et commensaux, déposant plats, cruches et aiguières sur les tables dressées dans la salle de réception.

À midi, le ton des conversations était élevé, afin de couvrir les cris et les râles venus de l’étage supérieur. C’est à ce moment que l’échanson, qui n’était jamais loin du despote, s’approcha de lui pour lui signaler qu’une jeune femme tentait d’attirer son attention. Dans la direction qui lui avait été indiquée, il vit la cadette de Sexburga, il s’empressa de la rejoindre au bas des marches menant aux chambres.

« Ma sœur a des contractions, la ventrière dit qu’elle sera mère avant ce soir », lui glissa-t-elle dans l’oreille, avant de remonter.

Décidément, Alwealda est un dieu facétieux, pensa Eadwulf troublé par cette coïncidence.

Vers dix-huit heures, alors que le soleil s’apprêtait à se coucher, un cri déchirant fut suivi du silence, lequel sembla s’éterniser. Les hommes se dévisageaient les uns les autres, prêts à congratuler le despote. Les Ó Dochartaigh s’approchèrent de lui, tous attendaient regardant l’escalier. Une ban-draoidh le descendit, pâle, elle se tordait les mains, quand elle s’arrêta, tous virent les larmes dans ses yeux, d’une voix blanche elle déclara :

« Cobhfhlaith n’a pas survécu à l’enfantement !

— Et l’enfant ? demanda Eadwulf, en se dirigeant vers elle.

— Il est en vie, mais…

— Est-ce un garçon ? l’interrompit-il, arrivé devant elle.

— Oui, mais… » eut-elle à peine le temps de prononcer.

Le despote la saisit par le bras et l’entraîna avec lui dans son ascension vers sa femme et son fils.

Les frères de la défunte voulurent le suivre, des gesíðas d’Eadwulf allaient s’interposer quand leur père les retint.

« Ne vous hâtez point, avez-vous vu comme votre cousine (la ban-draoidh) était accablée, voire horrifiée ? Du regard, je lui ai demandé s’il y avait perfidie ; d’un geste, elle a répondu que seule la nature avait été cruelle. Laissez-le à son deuil ! »

¤¤¤

Notes :

1) Le calendrier celtique comporte huit fêtes. Quatre mineures qui coïncident avec les solstices et équinoxes, quatre majeures situées chacune au milieu des deux mineures qui l’encadre.
Shamhna ➢ Yule (Solstice d’hiver) ➢ Imbolc ➢ Ostara (Équinoxe de printemps) ➢ Bealltainn ➢ Litha (Solstice d’été) ➢ Lugnásad ➢ Mabon (Équinoxe d’automne). Les plus curieux trouveront un calendrier ici : https://scifan-fantasy1.blogspot.com/2022/07/calendrier.html#an862. En 832, les fêtes avaient lieu une nuit plus tôt qu’en 862.

2) ou Seaxburh, Sexburge (en français).

3) Mín gestédhors ➢ mon étalon – Vieil anglais.

4) L’accouchement est une affaire de femmes. Un homme, fut-il [sic] le père, fût-il médecin, fût-il prêtre, n’y assiste pas. […] la venue au monde [est] considérée comme une étape de l’existence et n’est donc pas traitée comme "maladie" : comme eux, notre compilateur* est beaucoup plus précis dans l’énumération des soins à donner au nouveau-né qu’en une description de la façon dont celui-ci "yst hors" du ventre de sa mère. L’important, c’est que l’enfant survive à la dure épreuve de son entrée dans le monde.

C’est pourquoi la mère, dans les situations normales, n’accouche pas seule. Elle est assistée de sa propre mère, d’autres femmes de sa famille, de voisines, […]. Barthélémi* ne nous parle que de deux d’entre elles : la "ventrière" et la nourrice. En fait, une seule a le rôle privilégié, quasi religieux, d’aider la mère à accoucher et de recevoir le nouveau-né : c’est l’obstetrix du texte latin, la ventriere de la traduction de Corbechon. Elle est définie comme "une femme qui a l’art de aidier la femme qui enfante pour ce que elle enfante plus legierement, et que l’enfant ne soit en péril… Quant l’enfant naist, la ventriere le reçoipt…" (Corbechon, VI. chap. X) [sic]

Salvat, Michel. L’accouchement dans la littérature scientifique médiéval [sic]. Dans L’enfant au moyen âge. Presses universitaires de Provence, 1980 (Coll. Senefiance n° 9)

   * Bartholomaeus Anglicus dit Barthélemy l’Anglais. De proprietatibus rerum [12 - 1272] éd. latine (Toulouse 1475). Et traduction en français de Corbichon, Jean éd. 1479-1480.

5) ban-draoidhean, singulier : ban-draoidh ➢ littéralement femme-druide – Gaélique écossais.

6) Þeġnas, singulier þeġn ➢ membre de l’aristocratie engagé dans le service d’un souverain, que ce soit dans son entourage ou dans le pays. Équivalent du leude dans les royaumes francs – Vieil anglais.
Gesíðas, singulier gesíð ➢ compagnon d’un chef de guerre, membre de son escorte, lié par un serment de fidélité – Vieil anglais.

7) Prégnation : subst. fém. - MÉD. "Grossesse". Dictionnaire du Moyen Français.

8) Mí, pluriel mhí ➢ mois – Gaélique irlandais.

Annotations

Vous aimez lire scifan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0