Histoires d'Angles - 6 - L'héritier (suite)

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Les gesíðas étaient tout ouïe.

« Cobhfhlaith a mis au monde des jumeaux. Soit ces maudites sorcières ont volontairement nui à mes enfants, soit elles étaient incompétentes. Vous vous rendez compte, pendant cinq lunes, elles furent censées prendre soin de Cobhfhlaith et de son ventre enceint ? Quand il devint manifeste que celui-ci était plus important que la normale, elles ont prétendu que la conception était antérieure à celle envisagée. Même quand leur terme fut dépassé, à aucun moment elles n’ont parlé de gémellité. Créatures néfastes, elles ont mérité leur mort ! »

Sigebryh et Alfƿold opinèrent d’un hochement de tête, impatients d’entendre ce qu’il était advenu du gémeau de Niall.

« Je ne sais quelles manigances elles ont pu ourdir, mais le frère de Niall a les jambes torses. Malgré ses particularités, je n’ai pu l’envoyer auprès d’Alwealda. C’est mon fils, il a une telle envie de vivre, je l’aime. Autant que celui-ci, conclut-il en dorlotant Niall.

— Je te comprends. Garces ou idiotes, elles ne méritaient pas d’exister, approuva Alfƿold.

— Que pouvons-nous faire pour toi ou tes enfants ? » s’enquit Sigebryh.

Tous deux s’interrogèrent sur la présence et la nature d’autres anomalies, implicitement évoquées par Eadwulf, mais aucun ne posa la question. Il ne leur appartenait pas de décider ce qu’ils devaient savoir.

« L’existence du besson doit rester secrète. Par Alwealda, il lui faut un prénom…

— Rædwald ! C’est un nom puissant, proposa Sigebryh.

— Un nom de grand guerrier, renchérit Alfƿold.

— Va pour Rædwald, c’est un nom fait pour lui. Je l’ai confié à la vicomtesse Sexburga. Leur mère est morte, pourtant on doit leur donner le sein. Sigebryh va voir Ƿilhelm, hier, je lui ai demandé de regrouper des nourrices. Ramènes-en une, idéalement une veuve ou une ribaude, mais une qui vivrait seule et viendrait de perdre un garçon, né il y a une lune. Tu la mèneras directement à la chambre de Sexburga, je lui confierai également Niall. Ne gaspille pas ton temps. Ils ne vont pas tarder à réclamer. »

Comme Sigebryh atteignait la porte, Eadwulf ajouta :

« Après, organise un tour de garde, personne d’autre que vous deux ne peut accéder à ce niveau.

— Ce sera fait, promit Sigebryh en sortant.

— Alfƿold, trouve-moi une résidence proche d’Erestia, mais hors de la ville – spacieuse, confortable, close, avec un grand jardin arboré –, surtout isolée et facile à garder. Envoie autant d’hommes qu’il le faut, ne te précipite pas, mais dans une décade au plus tard je veux que mes enfants y soient installés et protégés. En passant par la salle de réception, avise l’assemblée que j’ai encore quelques dispositions à prendre, mais que je ne tarderai plus à me joindre à eux. »

Ils sortirent ensemble des appartements du despote, lequel se rendit dans la chambre de sa favorite, alors qu’Alfƿold partait remplir sa mission. Eadwulf fut surpris et ravi.

Si l’on faisait abstraction des deux cuveaux emplis des draps et linges et peut-être des yeux cernés de Sexburga – laquelle avait retrouvé la position, assise, qu’il sied pour recevoir –, rien ne permettait de penser qu’un enfant fut mis au monde dans cette chambre. La ventrière, mi-consternée, mi-horrifiée, faisait osciller un berceau, dans lequel Rædwald emmailloté émettait des gargouillis plus ou moins comparables aux gazouillis que l’on attend d’un nouveau-né.

Le despote déposa Niall entre les bras de Sexburga, qu’il embrassa avant d’inviter la cadette à le suivre dans l’oratoire.

« Æthelflæd, as-tu compris ce qui se passait ici ? s’enquit-il sur le ton de la confidence.

— Oui, bien sur Cynescipe⁽¹⁾, je ne suis pas idiote, répondit-elle, frisant l’impertinence.

— Tu aimes ta sœur et ton neveu ?

— Oui…

— Dorénavant, il est l’enfant de Cobhfhlaith, ne l’oublie jamais ! l’interrompit-il.

— Oui, Cynescipe, acquiesça-t-elle en baissant les yeux et pliant le genou.

— D’un moment à l’autre, Sigebryh amènera une nourrice. Ne souris pas bêtement, tu as la vent… oublie ! Veille à ce que les tentures du lit de Sexburga soient fermées. Ne le retiens pas, il est très occupé. Ha ! Tu es toujours cloîtrée dans cette chambre. »

Avant de quitter la pièce, il saisit l’un des baquets, apostrophant la femme qui berçait son fils, il lui lança :

« Toi, prends l’autre, et passe devant, je te guiderai ! »

À peine entrée chez Cobhfhlaith, elle vit les corps ensanglantés, laissa tomber sa charge et, en portant les mains à ses joues, esquissa un pas en arrière. Mais la seaxbenn avait pris sa vie, avant même qu’elle n’ait terminé son geste.

Quelle journée, finissons-en, soupira le despote.

Après avoir refermé la porte, il se dirigea vers son antichambre. Là, il ouvrit l’accès au couloir entre les murs, y pénétra en prenant soin de maintenir l’issue béante. Au poste de surveillance de la chambre de Cobhfhlaith, il découvrit l’agent Billfrið se gúðfugol⁽²⁾ assis sur le sol, se vidant de son sang. Les morceaux d’une cruche brisée gisaient autour de lui, l’homme s’était tailladé les veines des poignets avec plusieurs d’entre eux. La tâche avait dû être pénible. Il geignait doucement, Eadwulf lui souleva le menton et avant d’abréger ses souffrances, lui dit : « Tu es un brave, ta famille sera fieffée pour ton sens du devoir ! »

Eadwulf chemina jusqu’à la position d’espiement⁽³⁾ de Sexburga, où Timpana Godwine⁽⁴⁾ attendait patiemment que les œilletons soient opérationnels. D’un geste, le despote lui intima l’ordre de le suivre.

Arrivé devant le corps de son homologue, Godwine se baissa, regarda les poignets de Billfrið, puis Eadwulf.

« Plus tard, aide-moi à le sortir d’ici, prends ses pieds, je te guiderai ! » enjoignit-il en glissant ses mains sous les aisselles du mort.

Transportant Billfrið, le despote et Godwine regagnèrent la seule issue possible. Dans son vestibule, Eadwulf referma la porte du passage secret, et réactiva discrètement les dispositifs d’ouvertures de l’intérieur. Ensuite, ils se rendirent dans la chambre de Cobhfhlaith où ils déposèrent la dépouille du beorn wiðinnan þá weallas.

« C’était un brave, avec un grand sens de l’état, il a compris que même sa mort ne saurait réparer la révélation qu’il pourrait faire de ce qu’il avait vu aujourd’hui. Qu’il n’existait qu’une façon d’avoir la certitude qu’il le tut à jamais, expliqua Eadwulf.

— Mais toutes ces femmes…

— Malheureusement, même si cette évidence t’a échappé, tu es aussi dans ce cas. Ta famille sera richement dotée », conclut le despote en accompagnant la chute de Godwine dont le timpana sonna, une dernière fois, en touchant le sol.

Lorsqu’il ressortit, Sigebryh donnait des consignes aux trois gardes qu’il postait devant l’escalier, il le héla.

« Sigebryh, j’ai encore une mission pour toi. Retourne chez Ƿilhelm, je veux que Cobhfhlaith repose dans la dignité, alors qu’il envoie des gens débarrasser les corps et nettoyer ou changer tapis, tentures et mobilier.

— Je m’en occupe, y compris de demander à Donnán Mór Ó Dochartaigh s’il souhaite rapidement procéder à la crémation des siennes ou s’il désire les rapatrier dans ses terres.

— Il y a aussi trois Angles morts. Fais dresser un bûcher pour eux. Quand le vent aura dispersé leurs cendres, tu aviseras leurs familles de la perte qui les a touchées. Tu remettras une demi-bourse à celle de la ventrière, deux bien pleines à celle de Timpana Godwine, en leur expliquant qu’il a péri au service de son pays. Tu en diras autant de Billfrið se gúðfugol à son fils âgé de vingt-trois ans. Auparavant, tu chercheras sur mes terres un þriðing⁽⁵⁾ dont il puisse, avec sa mère et toute la famille, vivre confortablement, après en avoir été nommé gereáfa⁽⁶⁾. C’est quoi ces cris ?

— Comme je montais, Rimilda arrivait. Tu connais sa popularité, sa présence est capable d’éclipser la naissance de ton héritier !

— Excellente nouvelle ! Après cette longue journée, je vais me changer, descendre embrasser ma sœur et festoyer. Rejoins-nous, en sortant de chez Ƿilhelm.

— Ha ! J’oubliais, j’ai trouvé ta nourrice idéale, une wæscestre⁽⁷⁾ qui a perdu un garçon né il y a deux décades. Je ne suis pas certain de ce qu’elle entend par “perdu”, mais peu importe, c’est une femme solide de près d’une toise, elle doit pouvoir allaiter trois ou quatre enfants. Elle est à l’œuvre auprès du tien, cria Sigebryh au despote qui regagnait son antichambre.

— …

Merci Sigebryh ! » répondit Eadwulf, en se dirigeant vers l’escalier dans des vêtements et des bottes propres.

¤¤¤

Notes :

1) Cynescipe ➢ Majesté. Terme d’adresse – Vieil anglais.

2) Bilfrid l’aigle de guerre – Vieil anglais.

3) Fait d’épier, d’espionner. Dictionnaire du moyen français https://www.cnrtl.fr/definition/dmf/épiement

4) Godwin au tambourin, ainsi nommé, car quand celui-ci n’était pas dans sa main, il était accroché à sa ceinture – Vieil anglais.

5) Territoire alloué à un gereáfa (le tiers de celui d’un eorl ➢ homme de noble naissance [comte]) – Vieil anglais.

6) statut immédiatement supérieur à celui de ceorl ➢ homme libre – Vieil anglais.

7) Wæscestre ➢ lavandière – Vieil anglais.

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