Histoires d’Angles - 8 -Æthelflæd

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Les obsèques de Sexburga furent grandioses. Tous ceux qui comptaient en Shannon étaient venus présenter leurs condoléances, à l’exception de Brictric et Ros Ó Durcáin, occupés à guerroyer l’un contre l’autre et au demeurant non invités. La présence au côté de Niall du fils de sa nourrice et de celle-ci sembla incongrue à bon nombre de nobles, mais aucun ne fit part de son opinion à qui que ce soit, pas même à sa moitié.

Niall et Æthelflæd – dont Eadwulf avait fait la tutrice de son rejeton en remplacement de la défunte – pleurèrent ensemble, qui une mère aimante, qui une sœur chérie.

Quand Æthelflæd eut fini de regretter son aînée, elle profita d’un tête-à-tête avec le despote pour lui expliquer, après maintes circonlocutions, qu’il serait agréable à son pupille et neveu qu’elle devienne sa marâtre. Eadwulf n’avait nul besoin qu’elle lui rappelle qu’elle était maintenant l’unique détentrice du secret de la naissance de son héritier, il y songeait depuis le décès de sa bien-aimée. Ne fût-ce le déchirement qu’aurait ressenti Niall en perdant Æthelflæd – aux jupes de laquelle il était cramponné depuis la mort de Sexburga –, elle n’aurait pas survécu à l’évocation de ce lien de sang. Il se contenta de lui répondre sèchement : « J’y penserai ! » Puis il affecta à la villa deux hommes supplémentaires, exclusivement chargés de la surveiller.

***

En l’an 835, au milieu de la saison sombre⁽¹⁾, Ros Ó Durcáin fêta Imbolc⁽²⁾ en menant, à la tête d’une vingtaine d’hommes, un coup de main contre l’état-major des chevaliers de la foi. Au dire du seul rescapé, l’attaque n’avait duré que quelques minutes, le chef de clan avait tué Brictric de son cladio puis avait donné ordre qu’on l’épargne, lui, ajoutant :

« Dis à ton despote que votre dieu et ses prédicateurs n’ont pas leur place dans les Céimeanna an thiar ! »

La nouvelle ne chagrina pas vraiment Eadwulf, qui entama des pourparlers de paix avec Ros. Lors des négociations, une idylle naquit entre Ros et Rimilda – laquelle avait préalablement souscrit au projet de son frère : la marier à Ros pour sceller l’accord. L’inopinée oaristys facilita grandement la signature du traité de Tulou de la 6 ogron 835. Vingt nuits plus tard, on fêtait Bealltainn et célébrait les noces de Ros et Rimilda.

Le suivant, de retour à Erestia, Eadwulf se rendit à la villa pour consacrer la matinée à ses enfants. L’après-midi, il épousa Æthelflæd. Ni elle ni lui n’ayant le désir de partager le lit de l’autre, le despote regagna la capitale, avec le bisceop, immédiatement après la cérémonie.

***

Depuis qu’elle vivait à la campagne, Æthelflæd se sentait exilée. Il n’y avait qu’une autre gliwingmann⁽³⁾ à proximité, et elle s’était fâchée avec celle-ci lorsqu’elle l’avait découverte dans le lit de l’une des soubrettes qu’elle-même avait initiées au tribadisme. La première année, inculquer les plaisirs qu’une femme pouvait donner à une autre aux fréowíf⁽⁴⁾ qu’elle enjôlait, la désennuyait, puis cette vie devint monotone, morose après la mort de sa sœur, et enfin nostalgique.

Moins d’un après son mariage, lassée de trois ans de réclusion, elle décida d’aller fêter le solstice d’été à Erestia. Non pas au château, auprès de son conjoint, mais æt þá twá ánhornas, une taverne dont le sous-sol dissimulait un lupanar, lieu de rencontre et de débauche réservé aux membres de la gent féminine, quels que soient leurs penchants et rendez-vous d’artistes.

Elle y avait pris tant de plaisirs que comme le fit son aînée pour rejoindre Eadwulf, trois à quatre fois par décade, en fin d’après-midi elle enfourchait son palefroi et se rendait æt þá twá ánhornas où elle passait la nuit. À l’aurore, la tenancière – qui dans une telle mine d’informations, ne pouvait être qu’une agente du service de renseignements lui faisait préparer un en-cas, ordonnait que l’on scelle son hongre, et allait frapper à sa porte, afin qu’elle reprenne la route vers la villa.

***

Le matin suivant la dixième nuit d’equos, comme la collation refroidissait, que le cheval piaffait, la tôlière alla de nouveau toquer à l’huis d’Æthelflæd, en l’absence de réponse elle attendit un moment, puis ouvrit. Stupéfaite, elle découvrit deux femmes nues couchées l’une sur l’autre, tête-bêche, transpercées par une épée bâtarde, piquées sur le sommier, à l’instar d’un papillon sur l’étaloir. Un espoir irraisonné la fit avancer, elle attrapa les cheveux de celle qui se trouvait dessus, souleva la tête, reconnut Denegifu, la célèbre pamphlétaire. Elle respira, laissa retomber la tête, se pencha et regarda entre les cuisses de Denegifu. Catastrophe ! Pas le moindre doute, l’épouse du despote était là, chez elle, sous sa surveillance, assassinée, dans une position sans équivoque. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Rien à foutre ! Il faut se barrer !

Elle sauta sur le dos de la monture d’Æthelflæd et tenta de quitter la ville. Mais le sergent de garde à la porte de la cité avait l’habitude de voir passer à cette même heure la dame d’Eadwulf juchée sur cet animal d’exception, aussi fit-il arrêter la voleuse qui le chevauchait. Lorsque la prisonnière parvint au château, elle réclama un entretien avec son supérieur et lui déclara qu’elle avait une information qu’elle ne pouvait révéler qu’au despote, le plus tôt possible. Sans tergiverser – la tentative de fuite démontrait l’importance de l’événement –, il la conduisit auprès d’Alfƿold. Celui-ci l’introduisit dans la chambre d’Eadwulf, puis se retira. Quelques instants plus tard, Eadwulf le rappela et demanda à l’agente de lui répéter ce qu’elle venait de lui apprendre.

Sigebryht et Alfƿold se rendirent æt þá twá ánhornas, accompagnés d’une escouade de gardes. Tandis que ces derniers réveillaient et rassemblaient les pensionnaires – courtisanes et gigolos –, les gesíðas pénétrèrent dans l’alcôve où se trouvaient les victimes.

« Franchement, avec Denegifu… y a pas idée ! murmura Alfƿold en extirpant la lame des corps.

— Æthelflæd va me manquer, soupira Sigebryht qui glissa les mains sous les aisselles de Denegifu. Prends ses pieds !

— Imagine qu’hier soir elle t’ait, encore une fois, invité à partager sa conquête du moment, poursuivit Alfƿold en soulevant la polémiste.

— Elle ne serait pas morte, répliqua Sigebryht en reposant leur fardeau sur le drap étalé au sol.

— Et celle-ci serait maintenant sur þæt Brerd lōg en train de déclamer un fabliau contant sa torride nuit avec le gesíð Sigebryht ET la femme du despote… Elle est aussi bien ici », conclut-il en rabattant le linceul sur la libelliste.

Seul un grognement mi-approbateur, mi-réprobateur, lui répondit.

Ils anonymisèrent pareillement Æthelflæd, puis surveillèrent personnellement le transport des dépouilles au château.

La soubrette de service ce matin-là, la cuisinière et le palefrenier avaient suivi l’exemple de leur patronne. Qu’ils aient ou non une idée de ce qui avait provoqué leur fuite resta un mystère, car jamais on ne les revit.

Les interrogatoires intelligemment menés révélèrent qu’aucun de celles et ceux qui vendaient leurs charmes æt þá twá ánhornas ne savait ce qui s’y était passé. Il n’y en eut que trois qui prononcèrent le nom d’Æthelflæd, les autres – à qui on expliqua que viles traîtresses, la tavernière et Denegifu tentaient de s’enfuir à l’étranger – reprirent leurs fonctions le lendemain sous l’autorité d’une nouvelle cabaretière.

La lame était une arme de parade, on identifia facilement son propriétaire : un certain Egferth, capitaine du guet récemment brocardé par Denegifu.

Les obsèques d’Æthelflæd furent célébrées dans la plus stricte intimité. Le lieu et les circonstances de sa mort furent étouffés. Sort que partagea Egferth dans le secret de sa cellule, malgré ses dénégations.

¤¤¤

Notes :

1) Dans les temps anciens, pendant la saison sombre, les Celtes cessaient leurs occupations extérieures, les guerres, les cultures. En 835, cela faisait plusieurs siècles qu’en cas de nécessité on dérogeait aux suspensions d’activités.

2) Une décade plus tôt, les enfants avaient eu deux ans (25 mhí).

3) Gliwingmann ➢ femme homosexuelle – Vieil anglais .

4) Fréowíf femme libre (née libre) – Vieil anglais.

5) Æt þá twá ánhornas ➢ chez les deux licornes – Vieil anglais.

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