Par-ci, par-là, les uns, les autres – 7 – Le rêve
Je viens de découvrir l’hilarité. Figure-toi que j’étais dans la tête de l’un de tes congénères quand il apprit la stupéfaction de chercheurs devant le comportement « vraiment intelligent, vraiment incroyable et sophistiqué d’une louve ». Puis d’un loup. Stupéfaction, n’en croyait pas ses yeux, épaté, surprise, ébahissements et autres manifestations d’incrédulité devant une évidence. Cela m’aurait fait hurler de rire… si j’avais eu les organes adéquats.
Mais revenons à la chronologie approximative des événements, faits et agissements dont j’ai eu connaissance.
Dès le matin suivant cette triste huitième nuit d’aedrini, la soubrette quitta le château pour se rendre chez une “sorcière” — dont celles qui connaissaient les talents de guérisseuse ne soufflaient le nom qu’à des femmes sûres. Elle lui fit part de ses inquiétudes. La ban-draoidh lui répondit qu’il était surprenant qu’elle ait perçu des mouvements de l’enfant à ce stade de la grossesse : ces mouvements étaient plutôt des réactions incontrôlées du corps au mal-être de sa maîtresse, lui expliqua-t-elle.
Sa catalepsie actuelle l’inquiétait davantage. Elle lui demanda de revenir le lendemain : elle devait aller cueillir certaines herbes pour préparer une potion.
À l’approche de la neuvième nuit d’aedrini, comme elle en avait pris l’habitude, la chambrière installa Aubierge auprès de la fenêtre ; elle était baignée par une lune gibbeuse, presque pleine.
Elle s’assit près de sa maîtresse et lui conta Aislingiu Óenguso Maicc in Dagdai.
Ce qui aurait pu lui coûter la vie. Elle pensait que, seule avec Aubierge, elle pouvait en toute sécurité narrer une légende païenne.
Ce n’est pas parce qu’un indiscret t’a révélé l’existence des beornas wiðinnan þá weallas que ce n’est pas le secret le mieux gardé de Shannon.
Non, ce n’est pas moi. Moi je me suis contenté de t’informer que celui chargé d’épier ce qui se passait et se disait dans la chambre de Aubierge avait été relevé de cette fonction — et non remplacé. Mais c’est “l’autre” qui t’a appris la création et le rôle de cette unité.
Toujours est-il que si celui qui espionnait la chambre n’avait été affecté ailleurs, elle eût succombé dès le lendemain.
Mais revenons au dieu de la jeunesse, de l’amour et de l’inspiration poétique.
Oui, tu as une excellente mémoire : c’est bien l’Aengus à qui Scáthach a comparé Chandra. Mais An t-Eilean Sgitheanach n’est pas Shay : non seulement son nom diffère, mais tes congénères étant ce qu’ils sont, les différents peuples content des récits distincts.
Là-bas il possède une harpe d’or dont la musique rend jeunes gens et jeunes filles amoureux.
Ici, il est toujours accompagné de quatre oiseaux. Ses baisers se transforment en oiseaux qui sifflent des chants d’amour qui rendent jeunes gens et jeunes filles amoureux.
Óengus l’inspira-t-il ? Mais elle récita aussi bien que possible, dans la langue de sa maîtresse, un récit oral en ceilteach.
Une nuit, Óengus dormait quand il aperçut une jeune fille sur son lit, et c'était la plus belle fille de Shay.
Óengus voulut lui prendre la main pour la faire entrer dans son lit quand il vit quelque chose : elle s'éloigna de lui en boudant, et il n'arrivait pas à comprendre où elle était passée.
Il resta là jusqu'au lendemain matin, et il était inconsolable.
L’image qu'il avait vue, sans lui poser la moindre question, le hantait.
Aucun aliment n'entra dans sa bouche.
Il resta là jusqu'à la tombée de la nuit, quand il la vit tenant à la main le plus doux des tambourins.
Elle joua de la musique pour lui afin qu’il s'endorme, bercé par les notes.
Il resta là jusqu'au matin et, le lendemain, il n'avait pourtant pas mangé.
Elle le tint ainsi sous son emprise une année entière.
Si bien qu’il dépérit.
Il n'en parla à personne.
Il était esclave.
Et personne ne savait ce qui n'allait pas chez lui.
Et personne ne pouvait dire ce qu'il y avait là-dessus.
Les médecins de Shay se réunirent.
Et ils ne savaient pas ce dont il souffrait.
Ils allèrent voir Finghe, le médecin de Conchobuir.
Il vint le trouver.
Il savait, rien qu'à l'expression du visage d'une personne, de quelle maladie elle souffrait.
Et il savait, à la fumée qui s'échappait d'une maison, combien de malades s'y trouvaient.
Il lui parla en privé.
« Ah, votre cas n'est pas des plus brillants, dit Fingen, tomber amoureux de quelqu'un qui est absent.
— Vous avez cerné mon mal-être, dit Óengus.
— Vous traversez une période difficile et vous n'avez osé le dire à personne, dit Fingen.
— C'est bien vrai, dit Óengus. Une belle jeune fille est venue à moi, avec la plus belle apparence de Shay et un visage distingué. Elle tenait un tambourin à la main et jouait pour moi tous les soirs.
— Peu importe, dit Fingen, vous l'avez choisie pour vous unir à elle. Et qu'on envoie quelqu'un de votre part auprès de Boann, auprès de votre mère, et elle viendra vous parler. »
Ils allèrent la trouver, et Boann arriva alors.
« Je m'occupe de cet homme, dit Fingen, qu’une maladie grave a frappé. »
Ils racontèrent leur histoire à Boann.
« Que sa mère s'occupe de lui, dit Fingen. Il est atteint d’une maladie grave. Parcourez tout Shay pour voir si vous pouvez retrouver une jeune fille de l’apparence de celle que votre fils a vue. »
Elle fit cela jusqu'à la fin de l'année.
On ne trouva personne qui lui ressemblât.
Après cela, Fingen fut de nouveau appelé.
« On n’y a trouvé aucun secours », dit Boann.
Fingen répondit : « Qu'on envoie quelqu'un au Dagdae pour qu'il vienne parler à son fils. »
Ils allèrent trouver le Dagdae, et il vint.
« Pourquoi m'a-t-on appelé ?
— Pour conseiller votre fils, dit Boann. Votre aide lui sera plus précieuse. Ce serait dommage de le perdre. Il est languissant. Il est tombé amoureux d'une créature absente et personne ne l'a secouru.
— À quoi bon lui parler ? demanda le Dagdae. Je n’en sais pas plus que vous.
— Vous en savez plus que tous, dit Fingen, vous êtes le roi des Sidh de Shay. Nous irons donc de votre part chez Bodb, roi du Sidh de Shanyl ; la renommée de son savoir résonne dans tout Shay. »
Ils arrivèrent chez Bodb.
Il les accueillit.
« Bienvenue à vous, s'écria Bodb, ô gens du Dagdai !
— C'est pour cela que nous sommes venus.
— Avez-vous des nouvelles ? demanda Bodb.
— Oui : Óengus, fils du Dagdai, est malade depuis deux ans.
— De quoi souffre-t-il ? demanda Bodb.
— Il a vu une jeune fille en rêve. Nous ignorons où se trouve en Shay la jeune fille qu'il a vue et dont il est tombé amoureux. Vous êtes commandé par le Dagdae de rechercher la jeune fille de cette apparence et de cette distinction à travers tout Shay.
— Nous la trouverons, dit Bodb, et donnez-moi un an pour découvrir son histoire. »
Un an plus tard, ils revinrent chez Bodb, à Sidh al Femen.
« J’ai parcouru tout Shay jusqu'à ce que la jeune fille soit retrouvée au Loch Bhéal Dragan, à Crotta Cliach », dit Bodb.
Ils envoyèrent des messagers auprès du Dagdai.
Ils furent bien accueillis.
« Avez-vous des nouvelles ? demanda le Dagdae.
— De bonnes nouvelles ! La jeune fille à l'apparence dont on parlait a été retrouvée. Bodb demande qu’Óengus nous accompagne chez lui pour voir s'il reconnaît la jeune fille. »
Afin qu'il puisse la voir, Óengus fut conduit en char jusqu'à Sidh al Femen.
Un grand festin fut donné en son honneur.
Il fut accueilli chaleureusement.
Le festin dura trois jours et trois nuits.
« Viens maintenant, dit Bodb, pour que tu reconnaisses la jeune fille quand tu la verras. Même si tu la reconnais, je ne pourrai pas te la donner : tu ne peux que la voir. »
Ils arrivèrent ensuite au lac.
Ils y virent cent cinquante jeunes filles adultes, et la jeune fille parmi elles.
Les jeunes filles n'atteignaient que ses épaules.
Une chaîne d'argent reliait chaque paire de jeunes filles.
Elle portait un collier d'argent autour du cou, et une chaîne d'or poli.
Alors Bodb demanda :
« Reconnais-tu cette jeune fille ?
— Je la reconnais, répondit Óengus.
— Je ne peux rien faire de plus pour toi, dit Bodb.
— Peu importe, dit Óengus, c'est bien elle que j'ai vue. Je ne peux pas l'emmener avec moi cette fois-ci. Qui est cette jeune fille, ô Bodb ? demanda Óengus.
— Je le sais, dit Bodb : c’est Caer Ibormeith, fille d'Eathal Anbúail, du Sidh Úamain, dans la contrée de Shannon. »
Puis Óengus et les siens retournèrent sur leurs terres.
Bodb l'accompagna, et ils s'entretinrent avec le Dagdae et la Bóinn à Brú na Bóinne.
Ils leur racontèrent leur histoire et leur décrivirent son apparence telle qu'ils l'avaient vue.
Ils leur donnèrent son nom, celui de son père et celui de son grand-père.
« Nous regrettons, dit le Dagdae, de ne pouvoir surmonter votre oppression.
— Ce qui serait bon pour vous, ô Dagdai, dit Bodb, c'est d’aller chez Ailill et Medb, car la jeune fille est chez eux, dans leur contrée. »
Le Dagdae et le garçon poursuivirent leur chemin jusqu'aux terres de Shannon, et il disposait de soixante chars.
Le roi et la reine les accueillirent.
Ils restèrent une semaine entière et festoyèrent sans relâche.
« Qu'est-ce qui vous amène ici ? demanda le roi.
— Vous avez une jeune fille sur vos terres, dit le Dagdae, et mon fils en est tombé amoureux, et il en est tombé malade. Je suis venu vous voir pour savoir si vous la donnerez à mon fils.
— Qui est-elle ? demanda Ailill.
— La fille d’Eathal Anbúail.
— Cela ne dépend pas de nous, dirent Ailill et Medb ; sinon, elle lui serait donnée.
— Il vaut mieux que vous appeliez le roi du Sidh », dit le Dagdae.
L’intendant d’Ailill se rendit auprès de lui.
« Ailill et Medb vous demandent d’aller leur parler.
— Je n’irai pas, dit-il ; je ne donnerai pas ma fille au fils du Dagdai. »
On rapporta cela à Ailill.
« Il ne veut pas venir, car il sait pourquoi on l'a appelé.
— Peu importe, dit Ailill, il viendra, et on apportera avec lui les têtes de ses guerriers. »
Après cela, la maisonnée d’Ailill et le peuple du Dagdai se levèrent et marchèrent sur le Sidh.
Ils envahirent tout le Sidh.
Ils en ramenèrent soixante têtes et emmenèrent le roi prisonnier à Crúachain.
Alors Ailill dit à Eathal Anbúail :
« Donne ta fille au fils du Dagdai.
— Je ne peux pas, répondit-il : elle a plus de pouvoir que moi.
— Quel est donc son grand pouvoir ? demanda Ailill.
— Ce n'est pas difficile à dire : elle prend la forme d'un oiseau tous les deux ans, et l'année suivante, forme humaine.
— Quelle année prend-elle la forme d'un oiseau ? demanda Ailill.
— Ce n'est pas à moi d'en décider, dit son père.
— Ta tête, dit Ailill, si tu ne nous le dis pas.
— Je ne le garderai plus secret, dit-il ; je le dirai, puisqu'il est clair que vous souhaitez la capturer. À Samhain prochain, elle prendra la forme d'un oiseau au Loch Bhéal Dragan ; on y verra certains oiseaux en sa compagnie, et cent cinquante cygnes l'entoureront, et j'ai préparé quelque chose de spécial pour eux.
— Cela m'importe peu alors, dit le Dagdae, car puisque tu connais sa nature, tu peux l'amener. »
Après cela, une amitié se noua entre eux — Ailill, Eathal et le Dagdae — et Eathal fut libéré.
Le Dagdae les laissa sains et saufs.
Le Dagdae retourna chez lui et raconta l’histoire à son fils.
« À Samhain prochain, va au Loch Bhéal Dragan et appelle-la depuis la berge. »
Le Macc Óc se rendit au Loch Bél Dracon.
Il vit cent cinquante oiseaux blancs sur le lac, avec des chaînes d'argent et des boucles d'or autour de la tête.
Óengus était sous forme humaine sur la rive du lac.
Il appela la jeune fille.
« Viens me parler, ô Caer.
— Qui m'appelle ? demanda Caer.
— Óengus t'appelle.
— J’irai si vous me garantissez sur votre honneur que je pourrai revenir au lac.
— J’accepte votre requête », dit-il.
Il alla vers elle et posa les mains sur elle.
Ils dormirent sous la forme de deux cygnes et firent trois fois le tour du lac, afin qu’il n’y ait pas de perte d’honneur pour lui.
Ils marchèrent sous la forme de deux oiseaux d'or jusqu'à Brú na Bóinne et chantèrent une composition musicale qui endormit les gens ; et ils dormirent pendant trois jours et trois nuits.
Après cela, la jeune fille resta avec lui.
L’âme de Aubierge avait déambulé dans les limbes une éternité, ou le bref instant d’un battement de cils. La notion de durée n’y a pas de sens. Dans ce monde gris, désert, où règnent monotonie et immobilité.
Le silence n’y était troublé que par un « dum-dum… dum-dum… dum-dum… », auquel se mêlait un « pup-pup-pup… pup-pup-pup… ».
Il y avait… un moment qu’elle ne les entendait plus.
Ici, elle ne souffrait plus.
Elle n’était plus inquiète ni malheureuse.
Son âme était aussi vide que l’étaient ses yeux dans le corps qu’elle avait déserté.
Elle était assise, immobile, sur des galets gris — qu’elle ne sentait pas.
Face à une étendue d’eau grise — qu’elle ne voyait pas.
Et là-bas, au loin, à l’endroit où le ciel gris rejoignait l’onde…
Elle ne vit pas davantage la vague naître.
La vague avançait.
Elle grossit, barrant l’horizon.
Elle approchait, elle touchait toujours le ciel.
Elle était si haute que toute autre créature aurait fui depuis longtemps.
Elle était immense.
Elle se précipita vers le rivage à la vitesse d’un tsunami.
Aubierge fut heurtée de plein fouet, submergée, emportée, ballottée comme un fétu par une gigantesque vague d’amour.
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Notes :
Aislingiu Óenguso Maicc in Dagdai ➢ (Le Rêve d’Óengus, fils du Dagda) : récit traditionnel gaélique.
Dans ton monde, sa forme comme sa portée varient selon les versions, mais il appartient toujours au cycle mythologique irlandais.
Fingen ➢ druide et médecin attitré du roi Conchobuir. Son nom signifie « blanc-né ». Dans le récit de la mort de Conchobuir, c’est lui qui soigne le roi, atteint d’un projectile de fronde — confectionné avec la cervelle de Mheis Gheára. Ne pouvant le retirer sans provoquer la mort, il le maintient en cousant un fil d’or.
Boann (Vache blanche — Bó-Fhinn) ➢ déesse de la lignée des Tuatha Dé Danann. Connue pour avoir créé la rivière Boyne. Épouse d’Elcmar, frère du Dagdai, dont elle devient la maîtresse. Le Dagdae arrêta le soleil pendant neuf mois pour dissimuler l’adultère : Óengus fut conçu, porté et né en une seule journée.
Dagda (Dieu Bon — Dag Da) ➢ dieu majeur des Tuatha Dé Danann, juste après Lug. Génitif : Dagdai. Nominatif / datif : Dagdae.
Sidh ➢ mot de lieu, d’histoire et de passage vers l’Autre Monde. À l’origine : tumulus, tombeaux à couloir, forts circulaires (raths).
Bodb ➢ ici Bodb Derg (« corbeau rouge »), fils du Dagdai, son successeur comme roi des Tuatha Dé Danann. À ne pas confondre avec la déesse Bodb, l’une des trois Mór-Ríoghain (Morrígan).
Eathal Anbúail ➢ dans ton monde, roi du Sidh Uamain dans le Connaught.
Brú na Bóinne ➢ dans ton monde, ensemble majeur de sites mégalithiques du Néolithique (Dowth, Newgrange, Knowth, Fourknocks, Tara).
Ailill mac Máta ➢ dans ton monde, roi du Connaught ; Medb ➢ son épouse.

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