Un coeur en détresse
Un cœur en détresse
Ou « L’oisiveté est la mère de tous les vices »
Un vieux beau au charme incertain sirote un Perrier menthe assis à la terrasse du bar d’un grand hôtel. Un livre entre les mains il est plongé depuis un petit moment dans la lecture d’une nouvelle de Stefan Zweig intitulée « Le jeu dangereux ».
Le texte parait l’avoir perturbé car une fois la nouvelle lue, reposant l’ouvrage, il devient pensif, s’observe lui-même, et remarque qu’il est dans la même situation qu’un des protagonistes de l’histoire qu’il vient de lire.
Il est seul au bord d’une plage de sable fin sur une terrasse de café qui domine, non le lac de Côme comme dans la nouvelle, mais l’Atlantique.
Nous sommes à La Baule dans un hôtel au charme suranné, probablement le plus grand hôtel de la ville édifié au siècle dernier.
Après un coup d’œil autour de lui, il constate qu’évolue le même microcosme décrit dans la nouvelle quand bien même on peut observer un décalage énorme existant entre ces deux mondes ; les us et coutumes en 1931 n’étant plus d’actualité de nos jours, les mœurs ayant évolué à tel point qu’on serait à même de penser qu’il n’y a plus rien de comparable entre des situations et des comportements d’hier datant de la Belle Epoque et ceux rencontrés de nos jours.
Depuis son arrivée dans ce lieu, il y a seulement deux jours, il a eu tout loisir de rencontrer le même échantillon d’humanité que celui rencontré dans la nouvelle. Ces vacanciers, couples ou familles, personnes esseulées partageant le même espace et probablement les mêmes occupations entre farniente dans les transats disposés par le personnel de l’hôtel, jeux divers dans les salles prévues pour l’exercice, promenade le long de la plage, sorties programmées proposées par la direction sur divers sites architecturaux de la région ou curiosités à ne pas rater, ou encore bains de mer pour les plus jeunes ou rôtissoires sur des serviettes de plage pour corps dénudés tant décriées de nos jours par tous les dermatologues.
Tout ce petit monde se retrouve aux heures des repas, du petit-déjeuner le matin au diner le soir, se congratule à chaque rencontre sans pour autant poser des questions et entrer dans des détails qui pourraient être dérangeants. On évoque le temps qu’il fait, qu’il a fait ou qu’il fera demain, ce sujet offrant suffisamment de quoi converser sans gêner, comme un sourire aux enfants, un compliment lancé au hasard pour faire plaisir et s’attirer une bienveillance alors qu’on est en fait indifférent aux autres. Chacun est à sa place, toujours la même, déterminée dès le début du séjour par l’ordonnateur qui n’est autre que le maître d’hôtel, comme l’est également l’attribution des chambres par le concierge.
Que se passa-t-il alors dans la tête de cet homme aux cheveux grisonnants ? Cet être oisif libéré de toutes obligations et qui n’a d’autre occupation que celles auxquelles il s’adonne. Il pourrait être ailleurs, il est ici, il pourrait servir ou se rendre utile, il se sert et utilise les autres, il pourrait être constructif, il est aigri, s’ennuie et critique tout ce qui l’entoure. Il lit pour oublier, pour occuper des neurones inactifs. Oui, que se passa-t-il alors dans sa tête ? Reproduire le jeu décrit dans la nouvelle de Zweig en l’adaptant au lieu, aux circonstances de l’époque que nous vivons et bien évidemment aux réactions inopinées de la victime que l’exercice suscitera.
Mais sa proie restait à trouver. Ici nulle jeune fille semblable à celle de la nouvelle et pas davantage de duègnes à l’horizon. Il allait devoir s’adapter avec ce qu’il avait sous les yeux.
Déterminé à poursuivre son idée, il se leva et quitta l’hôtel.
Il revint peu après ayant fait l’acquisition d’un nécessaire d’écriture, stylo à encre violette, papier à fleurs, délicatement et discrètement parfumé avec enveloppes assorties. Il monte dans sa chambre, dépose ses achats dans le tiroir de sa table de chevet puis il prend une douche rafraichissante et se change pour le diner.
Il redescend bien avant l’heure pour être certain d’être le premier à table. Mais d’autres personnes l’ont devancé. Il prend place et ce qu’il n’avait pas vu jusqu’alors le surprend. Non loin de lui, juste en face de sa table, deux femmes dont l’une nettement plus âgée doit être la mère de l’autre, tellement elles ont un air de famille. Il en est certain et ne peut se tromper. Il s’étonne de ne pas les avoir remarquées avant tant elles lui paraissent parfaitement en accord pour l’exercice qu’il se destine à accomplir. Même s’il n’y avait pas pensé jusqu’alors, il est vrai qu’il n’avait pas cette idée en tête puisqu’il n’avait pas encore lu la nouvelle de Zweig.
Il s’attarde dans un examen minutieux de la jeune femme qu’il estime avoir dans les quarante, quarante-cinq ans tout au plus. Elle est brune avec des accroche-cœurs, possède un joli visage, souriante sans excès et vraiment très agréable à voir, un port de tête souple et léger. Continuant son examen pour constater que le reste n’est pas mal non plus. Il s’oblige à rester bien qu’il ait fini son repas pour la voir se lever afin de trouver l’inspiration comme il l’avait dans sa prime jeunesse quand il dévisageait les femmes et devinait leurs formes. Qu’y-a-t-il en effet de mieux pour stimuler une imagination endormie et réveiller une libido éteinte depuis près d’un quart de siècle ?
La preuve obtenue par cet ultime examen probatoire l’incita à poursuivre son projet.
Il se réfugia dans sa chambre et commença sa lettre.
Et après plusieurs essais infructueux, il recopia le mieux qu’il put le petit mot qu’il lui destinait :
« Mademoiselle, depuis que je vous ai aperçue l’autre soir, je ne pense plus qu’à vous. Vous habitez mes rêves, et il me tarde tant que le matin se lève pour qu’à nouveau je puisse retrouver votre doux sourire qui m’émeut… »
Il ferma soigneusement le pli, l’inséra dans l’enveloppe parfumée qu’il posa sur sa table de chevet et durant toute la nuit, il ne pensa plus qu’à cette nouvelle frasque.
Il se leva aux aurores, descendit les escaliers afin de ne rencontrer personne et conforté par la constatation que toutes les tables du petit déjeuner était dressées depuis la veille, en hésitant comme un débutant, il glissa sa lettre sous la serviette de table de la jeune femme puis il s’éclipsa bien avant que les premiers clients n’arrivent.
Et restant à l’écart, tout près de l’accueil dans l’examen des prospectus que l’hôtel met à la disposition de ses pensionnaires, il surveillait de loin la salle de restaurant qui commençait à se remplir. Il allait jusqu’à s’impatienter car ne les voyant toujours pas descendre, il imagina un instant qu’elles avaient peut-être quitté l’hôtel.
Mais il n’en fut rien. Il les vit soudain surgir derrière lui.
Sans pour autant lui prêter d’attention particulière, elles le dépassèrent, mais le voyant manifester un étonnement qu’il ne pouvait feindre et qu’elles interprétèrent comme une prévenance à leur égard, elles lui adressèrent pour la première fois en guise de bonjour un signe de tête appuyé.
Embarrassé par son trouble qui risquait de le trahir, il leur répondit par une ostensible inclination du buste, puis pour donner le change, il se remit à fouiller dans les prospectus et s’obligea à en choisir quelques-uns pour les consulter pendant son petit déjeuner. Il les suivit de près vers la salle de restaurant en se demandant bien ce qu’elles pouvaient faire si tôt à l’extérieur de l’hôtel et une question inquiétante commençait à le tarauder : L’avaient-elles vu déposer la lettre ?
Au moment, où il s’assit, il vit la jeune femme ouvrir sa serviette pour la disposer sur ses genoux et la lettre dissimulée chuta au sol lui apportant aussitôt une réponse négative à sa question. Promptement, un garçon qui passait la ramassa pour la lui tendre. Elle l’escamota sur ses genoux avant que sa mère s’en aperçoive.
Il n’avait nullement prévu ce geste de la jeune femme et s’étonna de la réaction de celle-ci.
Oui, elle aurait dû s’étonner de recevoir ce pli, manifester une surprise et décacheter la lettre devant sa mère, sans scrupule, sans atermoiement jusqu’à la lui faire lire et l’histoire que projetait le vieux beau aurait définitivement avorté. Mais il n’en fut rien.
Que cachait-elle donc à sa mère ? S’attendait-elle à recevoir la missive d’un petit ami ? Un petit ami dans ce même hôtel dont la présence était tenue secrète afin que sa mère n‘en soit point affectée ?
Ce n’était plus une question qu’il se posait, mais une kyrielle d’interrogations enchevêtrées les unes conséquemment aux autres.
Se félicitant malgré tout d’avoir bien choisi sa cible, il passa la matinée comme il en avait maintenant l’habitude depuis le début de son séjour sur un transat à l’ombre d’un pin maritime avec un nouveau livre, mais il n’était pas tout à fait à sa lecture. Une seule pensée l’occupait désormais, le tenait éveillé et soucieux : « Faustine »
Il avait par un subterfuge prit également connaissance de son nom qui avait une consonance italienne, Balamo ou Balsamo, il avait omis de l’écrire et curieusement ne se souvenait plus si c’était l’un ou l’autre. Il savait également qu’elle était la chambre que celle-ci occupait avec sa mère.
Ah, s’il avait eu l’âge de cette jeune femme, encore aurait-il pu tenter quelque approche. Faustine avait un joli minois, son abord était agréable, elle était souriante tout en étant réservée et sans faire montre de lubricité outrancière on pouvait dire qu’elle était appétissante dans tous les sens du terme.
Il était en pleine réflexion quand il vit à nouveau la mère et la fille arpenter les planches qui mènent à la plage. Plongé dans la lecture de son livre qui ne l’intéressait que pour lui faire avoir une contenance, il les observait de loin. Elles disparurent de sa vue en obliquant vers la grève et probablement remontèrent par les quais.
Midi arriva. Il s’installa comme à son habitude et n’eut pas à attendre pour les voir toutes deux à nouveau devant lui.
Il remarqua que quelque chose avait changé chez Faustine. Elle paraissait plus lumineuse, souriante et détendue, ayant même été jusqu’à mettre du rose aux joues et du rouge aux lèvres. Un détail que les personnes présentes ne manquèrent pas de remarquer.
Face à elles, il notait qu’elle ne cessait de tourner la tête, explorant toutes les tables, dans l’espérance d’un regard à croiser. Il la vit se tourner vers lui à plusieurs reprises, mais elle ne pouvait le soupçonner, non seulement il n’avait pas à tourner la tête ayant leur table dans l’axe de sa sienne, mais comment aurait-elle pu le soupçonner ? Il était si vieux…
… Plusieurs jours passèrent. Tous les matins elle recevait sa petite lettre. Des strophes écrites comme odes à l’harmonie, à la beauté, à la délicatesse, à l’élégance, à la grâce, toutes ces qualités destinées à la décrire. Elle. Faustine.
Il faut dire que le vieux ne manquait pas de verve…
Du coup, la jeune femme se montrait de plus en plus enjouée et gaie.
Sa mère ne fut nullement étonnée de la voir sous un nouveau jour mais comme rien n’avait changé dans le rythme et les habitudes de vie des deux femmes, elle ne fit aucune observation. On pouvait même se demander si cette dernière avait remarqué cette notable transformation chez sa fille.
Or, au cours de la deuxième semaine, la fille ne cessait de chercher ce mystérieux épistolier. Et toute à sa recherche, elle en oubliait quelquefois sa mère et les attentions jusqu’ici prodiguées envers elle. Et même si ces manquements étaient imperceptibles pour qui les observait, ils étaient perçus par la mère comme un insupportable relâchement.
Puis vint un matin, deux jours avant de leur dernière semaine de séjour, elles s’assirent toutes les deux comme d’habitude à leurs places respectives.
Faustine cherchait sa lettre quotidienne mais ne la trouvait pas. Sa mère par contre en avait une. Du même papier que les autres.
Sa mère prit l’enveloppe, l’ouvrit devant sa fille tétanisée qui ne pouvait bien évidemment pas retirer la lettre des mains de sa mère sans prendre le risque de déclencher un esclandre. Elle se contenta de regarder sa mère sans mot dire.
Cette dernière reposa la lettre à côté d’elle, regarda fixement sa fille dans les yeux sans émettre un seul son.
Le vieil homme regardait l’échange entre les deux femmes étonné de ce qui se produisait. Il ne s’était pourtant pas trompé de place, il avait pourtant bien mis le pli sous la bonne serviette. Comment donc les assiettes avaient-elles été permutées ? Par quel coup du sort, quelle malignité avait œuvré pour troubler le jeu auquel il s’adonnait.
Il ne pouvait imaginer qu’un électricien était passé le matin même, après qu’il ait mis le pli du bon côté, pour changer une des lampes qui éclairait la table des deux femmes. Le technicien avait déplacé la table pour monter sur un escabeau et l’avait replacée une fois la lampe remplacée sans se soucier le moins du monde de son orientation.
Les deux femmes s’observaient l’une et l’autre s’abstenant de tout commentaire, la mère n’imaginant pas un seul instant que la lettre eut pu être adressée à sa fille et la fille se posant la question de savoir pourquoi la lettre, qui à n’en pas douter lui était destinée, avait-elle été déposée dans la serviette de sa mère.
Faustine n’avait d’yeux que pour la lettre déposée à même la table sous la main droite de sa mère. Cette insistance commença à agacer la mère qui prit la lettre pour la déchirer d’une façon ostensible en mille petits papiers qu’elle remisa dans le creux de sa serviette.
La jeune femme était mortifiée, mais ne pouvait manifester nul signe de désappointement.
Bien au contraire, avec un sourire, elle tenta une question anodine :
« Voudrais-tu m’épargner toute nouvelle fâcheuse et m’en tenir éloignée ? »
La mère ne répondit pas.
Même si tout se bousculait dans sa tête, Faustine ne cessait de s’interroger sur ce qu’avait bien pu lire sa mère. Un rappel ou une allusion aux lettres précédentes et un reproche à elle-même adressé de n’avoir point répondu aux attentes de ce mystérieux soupirant ?
Mais aussi comment répondre à qui ne se manifeste que par des courriers anonymes ? Comment répondre à qui maintient la discrétion au point de ne pas être découvert ? Quelqu’un dont les lettres sont attendues chaque jour avec la plus grande impatience tellement elles sont aimables, empreintes de jolies expressions et admirablement rédigées.
Qu’y-avait-il donc dans ce courrier maintenant détruit à jamais ? Que pouvait receler ce dernier pli : Une demande expresse ou une prière émanant de cet amoureux transi lui fixant l’heure et le lieu d’un ultime rendez-vous avant que les vacances ne s’achèvent et les séparent à jamais.
Toutes les réponses à ses questions demeuraient lettre morte. Oui, car elle commençait à s’éprendre de cet être qui se dissimulait à ses yeux et maintenant le fil ténu qui le reliait à lui était définitivement coupé. Des pensées morbides lui traversèrent l’esprit. Ainsi, elle ne saurait jamais qui lui écrivait en cachette.
Le petit déjeuner fut vite expédié. Elles se levèrent de table ensemble.
Vu la réaction de sa mère, Faustine prit la décision de ne point la brusquer avec des questions insidieuses. Elle remarqua même que celle-ci emportait avec elle la serviette contenant les mille petits papiers, et cherchait visiblement à s’en débarrasser.
La jeune femme n’exprimait en secret qu’un désir. Elle se demandait quand sa mère secouerait sa serviette dans une des corbeilles à papier mises à la disposition des clients dans le hall d’accueil, pour pouvoir, juste après l’avoir raccompagnée dans leur chambre, descendre quatre à quatre les escaliers pour récupérer le puzzle éparpillé.
Mais la vieille femme avait une autre idée. Elle sortit par l’une des portes fenêtres de l’accueil pour se retrouver face à la mer et d’un coup, elle brandit sa serviette pour la secouer avec l’énergie de son âge dans le vent de terre.
Les mille petits papiers s’envolèrent au-dessus de la plage. Quelques-uns s’égayèrent sur le sable, les autres terminèrent leur course dans les premières vagues.
Faustine resta sans voix devant l’attitude pour le moins inhabituelle de sa mère. Elle prit la décision de ne rien dire, de ne lui poser aucune question comme si ce pli ne revêtait aucune importance pour elle, et que son contenu ne pouvait être qu’à cent lieues des préoccupations la concernant.
Le vieil homme assistait de loin à cette mise en scène théâtrale de la mère et il pouvait également percevoir dans l’attitude de sa fille un soupçon de contrariété. Alors que sa mère n’avait aucune idée du désarroi de sa fille, lui devinait sans peine le mal-être de celle-ci. Il s’en voulait d’avoir contribué à tout cela.
Qu’avait-il rédigé pour que la mère se mette dans cet état ? Rien qui pût être compromettant fort heureusement. Une déclaration d’amour en termes choisis et extrêmement chastes qui ne risquait de ne porter atteinte ni aux bonnes mœurs, ni préjudice à qui que ce fut, pas plus à la fille qu’à la mère. Comme les précédentes missives, juste une déclaration d’un être sensible, émotif, attendri par le spectacle de la beauté, de l’élégance et de la distinction. Il se rappela que seul son premier courrier commençait par « Mademoiselle », mais les autres ne portaient nulle allusion à qui que ce fut, que ces lettres eussent pu être lues et destinées à toute femme, l’interprétation qu’elle en ferait ne relevant que d’elle-même. En conséquence de quoi la méprise ne pouvait venir que de la lectrice, la destination n’étant qu’anecdotique. La mère ou la fille pouvait se méprendre. Donc à la réflexion, en lui-même, il ne se faisait aucun reproche. Il n’y avait ni retombée à craindre, ni conséquence fâcheuse à supporter.
Seulement, lui seul pouvait témoigner du désespoir de la fille et de l’abjection de la mère. Il décida d’arrêter son jeu stupide de crainte que la mère s’aperçoive de ce que jusqu’alors elle avait ignoré. Il se contentait de les observer lorsqu’elles venaient prendre leur collation, du petit déjeuner le matin au diner le soir et il détournait les yeux autant que faire se peut quand l’une d’elles risquait un regard dans sa direction. Il notait que toutes deux recherchaient presque avec fébrilité l’auteur du ou des courriers qui leur avait été adressés croisant des regards qui eussent pu paraitre selon elles, suspects, ambiguës, l’une dans la quête du soupirant transi, l’autre dans la traque de l’importun ou du mufle qui s’était permis cette écart de conduite d’une stupidité inouïe. Deux comportements en apparence identiques pour n’importe quel observateur, mais qui en réalité se révélaient antinomiques en profondeur.
Les rapports entre elles devenaient plus tendus, la fille n’acceptant plus les remarques de la mère. Il remarquait de plus en plus des manifestations d’agacement de la fille qui ne supportait plus l’attitude de sa mère.
Les lettres n’arrivant plus, la source des petits bonheurs matinaux qui comblaient ses attentes était désormais tarie sans espoir de résurgence, avec en point d’orgue, une question qui lui revenait en permanence. Certes, il y avait eu erreur sur la destination mais comment se faisait-il que sa mère eut pu penser que cette lettre lui était destinée ? A moins, bien sûr, et en cela plus grave encore, qu’elle avait découvert que la lettre était destinée à sa propre fille et que les éléments divulgués dans celle-ci pouvaient être préjudiciables dans les rapports qu’elles entretenaient entre elles. Que sa mère ait été à ce point troublée et ne veuille à aucun prix changer quoi que ce fut dans leur situation et que le bonheur de sa fille n’avait aucune valeur au regard de leurs relations privilégiées où se mêlaient dépendance, allégeance, redevance, sacrifice et don de soi de l’une à l’autre comme d’une dette inassouvie, comme un engagement dans une relation fusionnelle que ni l’une ni l’autre ne remettrait jamais en cause, d’où l’attachement morbide qui les liait l’une à l’autre jusqu’à ce que la mort les sépare.
Le vieil homme se rendit compte que le jeu stupide auquel il s’était prêté avait réveillé ce que la jeune femme avait occulté depuis plusieurs années. Des années à veiller sur sa mère avec comme seule préoccupation le souci du bien-être de celle qui lui avait donné la vie. Il réalisa qu’il avait rompu cette harmonie entre elles deux, coupant irrémédiablement les ailes de la destinée, brisant dans l’œuf les ultimes rêves de félicité que la fille avait en tête avant même que ceux-ci n’éclosent.
Que ce courrier remis par erreur à sa mère avait été le détonateur d’un malaise tapi dans un cœur qui n’en avait même pas conscience. Oui, car il paraissait évident, que Faustine en avait oublié sa propre vie. Elle avait tu des désirs avant même qu’ils naissent. En avait-elle jamais eu d’ailleurs ?
Ainsi, ce dont elle ignorait jusqu’ici se concrétisait dans toute sa cruauté, désormais plus de rêves, plus de surprise à attendre, plus d’espoirs. Faustine venait de comprendre qu’elle serait vouée à sa mère, week-ends et vacances à deux tant que la santé de sa mère le lui permettrait, croisières l’été en Méditerranée et séjours de printemps à Cabourg, Deauville ou la Baule sans folie, avec toujours collée à son bras, comme le portrait de Dorian Gray, l’image d’elle-même quand son tour viendra où elle sera vieille.
Le vieil homme se retira dans sa chambre. Pour lui aussi, les rêves étaient désormais arrivés à leur terme…
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