La petite Brodeuse
Suzhou – 1907
Ah… ce bruit lancinant, répétitif, qui rythme ses journées…
Xiaoling relève la tête, pensive, fatiguée par ces longues heures de couture. Pas de fenêtre, juste une petite lucarne laissant filtrer la lumière sur les mains de la brodeuse, pas de tenture pour distraire son regard. Un petit bureau, et sa machine à coudre posée dessus. Depuis son invention dans les années 1830 en France, cet outil incroyable s’est répandu partout dans le monde, y compris en Chine, à Suzhou, véritable capitale de la broderie.
À seulement onze ans, on dit de Xiaoling qu’elle a des « doigts de fée », une habilité exceptionnelle pour coudre les parures les plus fines et broder les motifs les plus alambiqués. Elle honore des commandes prestigieuses. Bien-sûr, cette distinction et ses doigts d’orfèvre attisent la jalousie des autres jeunes couturières.
Mais Xiaoling s’en moque : la couture, c’est sa passion. Et même si ses parents l’ont vendue à l’âge de six ans dans cet atelier, elle préfère de loin sa nouvelle vie ici au calvaire qu’elle subissait dans sa propre maison… dans la campagne profonde.
– Xiaoling ! Xiaoling !
La voix du patron la tire de ses pensées. La fillette pose ses grands yeux sombres sur lui, interrogative.
– Monsieur Shen, notre haut commanditaire a grandement apprécié ton travail. Il souhaite une tenture brodée par tes soins.
– Quelles sont ses attentes ?
– Un tissu vermeil, les broderies en fil doré. Des motifs en rosaces.
Depuis le temps qu’elle coud pour la famille Shen, Xiaoling connaît les goûts et le style de cette illustre lignée. Elle devine déjà ce qui lui plaira.
La jeune couturière se dirige vers la réserve en quête d’un rouleau de tissu pourpre et d’une bobine dorée, puis commence à filer et broder à la main. Pas de machine à coudre pour ce type de motifs si détaillés.
Trois années ont passé. Le talent de Xiaoling est loin d’être passé inaperçu, surtout ici, dans la province de Suzhou, où la broderie est un art transmis de génération en génération. Les motifs de la jeune fille, d’une finesse et d’un réalisme époustouflants, ornent les robes de soie, les éventails, les paravents et les parures portés par les familles nobles. Sa nouvelle machine à coudre, plus performante que la précédente, lui permet d’honorer davantage de commandes.
Un jour, monsieur Shen lui-même se présente à l’atelier et s’entretient avec le patron. Il offre une somme considérable pour « s’acheter » le talent de Xiaoling. Le chef ne peut que saisir cette opportunité, même s’il déplore son départ.
Suzhou, célèbre ville fluviale surnommée la « Venise de l’Est », est réputée pour ses canaux qui la relient aux villages voisins. La famille Shen vit dans un domaine à une quinzaine de kilomètres de l’atelier, en campagne. Xiaoling s’y rend donc deux jours plus tard à bord d’un sampan. L’embarcation traverse quelques ruelles bruyantes, grouillantes de monde, puis s’enfonce dans les terres.
La brodeuse découvre un monde nouveau, et au loin, une vaste demeure apparaît, dont elle aperçoit déjà le clocheton. Elle descend du bateau, aidée de quelques domestiques, puis continue le chemin à pied.
Xiaoling arrive par une charmante allée bordée de statues de lions en pierre et de majestueux paulownia . Elle pénètre enfin dans la demeure… quelle vaste maison ! Les pièces sont si nombreuses que la jeune fille peut même disposer d’une chambre à elle seule ainsi que d’un atelier de couture.
À peine arrivée, elle défait ses bagages et installe sa précieuse machine à coudre dans la pièce dédiée. Elle s’exerce déjà à reproduire quelques motifs persans, très prisés pour leur raffinement dans ces cercles nobles.
Le soir venu, on vient la chercher pour dîner. La gouvernante la guide à travers les longs couloirs jusqu’au large escalier. Au milieu des marches se tient un jeune homme distingué, aux cheveux bruns soigneusement coiffés, vêtu d’un costume traditionnel en soie gris-perle. Son regard pénétrant fige Xiaoling, fascinée par la prestance naturelle du jeune homme.
– C’est Yìchén, le fils de monsieur Shen, lui chuchote la gouvernante. Ne le regarde pas dans les yeux, Xiaoling, c’est impoli !
La brodeuse descend lentement les marches, intimidée. Elle passe respectueusement à côté de lui, tête basse. Yìchén la suit du regard, son expression insaisissable.
Les semaines s’écoulent paisiblement dans la demeure des Shen. Xiaoling passe le plus clair de son temps dans son atelier, façonnant parures, robes, foulards, tentures, tapisseries et tapis pour la maisonnée. Elle bénéficie d’une grande fenêtre, avantage considérable pour la broderie : Xiaoling se pique bien moins les doigts qu’avant, à l’usine où elle travaillait. Souvent, elle repense au regard envoûtant de Yìchén, et rien que cette image lui donne du cœur à l’ouvrage. Point d’ombre sur son visage sage.
Au bout de quelques mois, son travail est reconnu et très estimé par la famille Shen. Le chef de famille souhaite la féliciter. Xiaoling se sent tout excitée. Elle met sa plus belle robe, faite en soierie blanc cassé, ornée de broderies aux motifs étoilés qu’elle a elle-même cousus. La brodeuse coiffe ses longs cheveux soyeux en un chignon serré, prête à se présenter devant la famille Shen. Elle entre dans le salon : une salle luxueuse aux meubles en un bois noble, vernis, gravés d’arabesques délicates. Les fauteuils aux coussins rouges semblent si confortables ! Et… oh ! Elle reconnaît les rideaux qu’elle a cousus et brodés !
Ah, cela rend vraiment bien, songe la jeune fille, satisfaite.
– Mademoiselle Xiaoling, l’interpelle monsieur Shen. Au nom de toute la famille, nous tenons à vous féliciter, vous avez un don certain pour la couture. Et… j’aimerais que vous créiez la robe de bal pour mon épouse lors de la réception de Noël, dans six mois. Ce délai vous semble-t-il correct ?
– À condition que vous m’approvisionniez en tissus choisis préalablement par madame Shen, oui, je pourrai parfaitement terminer d’ici là.
Yìchén l’examine avec admiration. Xiaoling n’ose soutenir son regard, bien consciente de sa condition et de son statut social. Jamais elle ne pourra épouser un jeune homme issu d’une bonne famille.
Après un long entretien avec madame Shen au sujet de la confection de sa robe de bal, Xiaoling part chercher l’inspiration dans les jardins fleuris. Elle ferme les yeux, respirant leur parfum entêtant. Les rayons du soleil réchauffent son visage.
Je suis enfin heureuse, ici, songe-t-elle, apaisée. On ne me bat pas, mon travail est apprécié, que demander de plus ?
Une main tendre se pose alors sur son épaule, glisse le long de son bras, et caresse lentement ses doigts. Xiaoling frémit à ce contact, n’osant ouvrir ses yeux.
– Tu es… si jolie, lui murmure la voix de Yìchén à son oreille.
Son souffle chaud la fait frissonner. Elle ouvre ses paupières et se retourne. Le jeune homme effleure sa joue, son regard brillant d’un amour sincère.
Xiaoling reste figée, incapable de bouger ou de parler, submergée par cette douce attention mais terrifiée à l’idée d’être découverte. Que diraient les maîtres de maison si la petite couturière osait converser avec le fils de monsieur Shen ? Pire encore, s’ils étaient surpris en train de s’embrasser ? Elle serait aussitôt bannie de cette maison, livrée à elle-même. Une ombre traverse son regard, mêlant honte et désir. Elle se détourne, confuse, puis s’enfuit.
Le jour du bal, six mois plus tard, la robe est prête. Soierie dorée, dentelle, broderies : ce costume est un véritable bijou. Madame Shen a crié de joie en la découvrant. Après les ajustements faits lors de l’essayage, la voilà prête pour cette grande soirée.
Les convives arrivent au compte-goutte, et la salle de réception a été décorée pour l’occasion de lanternes en papier diffusant une lumière tamisée, ainsi que de paravents aux motifs floraux. Le parfum des pivoines fraîchement cueillies embaume l’air.
Xiaoling porte, quant à elle, une robe spécialement créée pour l’occasion dans un tissu bleu rehaussé de tulles sur la jupe, le haut à manche trois-quarts révélant ses poignets. Elle a noué ses cheveux en deux longues tresses ornées de perles et de fleurs.
Adossé contre un pilier, Yìchén la dévore du regard, un peu en retrait. Il ne rêve que d’une chose : l’approcher, l’embrasser.
Il s’avance enfin vers elle, décidé à faire le premier pas.
– M’accorderais-tu cette danse ? demande-t-il en lui tendant sa main.
Xiaoling n’en croit pas ses oreilles. Elle retient son souffle, observe un instant madame Shen, perdue. Mais cette dernière lui sourit en inclinant lentement sa tête, comme pour lui dire : « oui, en remerciement pour ta robe, je t’autorise à danser avec mon fils, tu l’as mérité. »
Xiaoling accepte son invitation. Il l’entraîne au milieu de la salle, un sourire aux lèvres. La jeune fille manie son éventail à la perfection : ses mouvements fluides, gracieux charment Yìchén, qui répond par des gestes expressifs au son du guzheng et de l’erhu.
– Qui est cette magnifique jeune fille à la robe bleue ? interroge un célèbre couturier, en grande conversation avec madame Shen.
– Ma brodeuse personnelle. Elle a créé ces deux robes que nous portons ce soir.
L’homme détaille les créations, époustouflé :
– Elles sont splendides, d’un rare raffinement. Je voudrais lui parler, si possible.
Assise auprès de la cheminée, Xiaoling caresse les cheveux de sa petite-fille adorée, âgée de onze ans.
– Et, vois-tu, Mayeung, la vie m’a gâtée. Après le fameux bal, où ma robe a été remarquée par un grand couturier, j’ai pu accéder au monde de la noblesse. Puis… Yìchén, ton grand-père, m’a épousée.
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