Le naufrage - II
La créature avait des traits bien humains. Sa peau lisse était légèrement translucide, et laissait entrevoir un réseau d’organe et d’artères sombres. Son visage, percé de deux yeux noirs comme des sphère d’obsidienne, ne portait aucun regard, et ses bras démesurément longs se terminaient par des griffes fines comme des lames de stylet. Sous son buste et ses hanches distinctement humanoïdes, son corps muait pour former les anneaux d’un monstrueux arthropode, dont l’abdomen se prolongeait en un faisceau de queues gélatineuses qui rappelait les tentacules d’une énorme méduse. La partie la plus terrifiante de son anatomie restait cependant pour Arnold sa bouche. Juchée au centre d’un visage autrement plutôt élégant, c’était une ouverture béante et grotesque, bordée de centaines de crocs translucides, et dont pendait une langue noire et grasse comme une murène assoupie.
« Que dieu nous préserve » murmura Garlot, « nous nous sommes perdus sur le territoire des démons. »
« Quelle est cette chose infâme ? » demanda faiblement le plus jeune des deux matelots, un grand gaillard blond aux cheveux bouclés, que la froid la faim et la terreur n’avaient pas privés d’une certaine beauté.
« Je ne sais pas mon fils. Mais j’ai entendu de nombreuses histoires sur les tritons et les démons marins qui nagent dans les eaux perdues du ponant. Grâce à dieu celui-ci semble mort, mais c’est un terrible présage. Cette île où nous sommes, et où le soleil ne semble jamais briller, est bien au-delà de toute lumière divine. »
« Allons », s’interposa Arnold après avoir repris sa contenance, « cet animal, si monstrueux soit-il, est un augure d’espoir et non de malédiction. Mangeons sa chair avant qu’elle ne pourrisse, et peut-être pourrons nous survivre un peu plus longtemps et trouver un moyen de quitter ce rocher stérile. »
« Vous n’y pensez pas ! » s’insurgea Garlot en écarquillant les yeux d’horreurs, « cette créature n’est pas un animal du règne de dieu. C’est un diable des abysses dont la chair est sans doute maudite et empoisonnée. Je préfère encore mourir de faim que me damner en la consommant. »
Arnold haussa les épaules et reprit d’un ton sec « comme vous voulez Garlot, je ne vous force à rien », puis, se tournant vers les deux matelots encore cois, « Faites votre choix vous deux. La survie ou la superstition. Pour ma part je préfère saisir cette chance que la providence nous offre sous cette forme étrange plutôt qu’attendre la mort assis sur le sable et sur d’infondées convictions. »
Sur ces paroles, il sortit de son fourreau sa dague et entrepris de découper la chair transparente de la créature. Elle semblait gorgée d’eau et était striée de minuscule veines violacées. Garlot eu un hoquet de dégout quand Arnold en porta un lambeau à sa bouche, et recula de trois pas en se signant, mais n’intervint pas. La chair avait un goût d’iode et d’eau salée, mais était aussi étonnement sucrée, bien qu’élastique et dure à mastiquer.
Les deux marins, après un temps, imitèrent Arnold, ignorant les invectives de Garlot. Eux aussi étaient jeunes et habités d’une dévorante volonté de vivre, malgré l’horreur que leur inspirait cette figure macabre. En réalité, après trois jours de froid sans boire ni manger, les voix pressantes de la soif et de la faim noyaient aisément toutes leurs peurs.
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