Chapitre 13 : L’éveil du héros

17 minutes de lecture

Luttant contre le courroux vengeur de la nature, Agdhim et le groupe parvinrent difficilement à destination. Non sans conséquence funeste. Car plus que la tempête rugissante, le véritable danger résidait désormais dans les autres. Le démarrage soudain de la cagnotte entraîna le désordre attendu par les organisateurs. À ce moment-là, les plus lucides avaient déjà compris qu’une variable secrète existait. Mais c'était trop tard. Tel un effet domino, l’augmentation de la cagnotte devint exponentielle. L’archipel tout entier se mua alors en un authentique champ de bataille.

C’est en sortant d’un petit canyon que le groupe connut sa première escarmouche. Les assaillants n’avaient rien de conventionnel. Semblables à des bêtes assoiffées de sang, ils combattaient avec la fureur d'une meute en chasse. Agdhim et les autres luttèrent âprement contre cette charge sauvage. Les ennemis, nettement moins talentueux, avaient pour eux le nombre et surtout une hargne féroce, presque surnaturelle. Aussi, quand s’effondra le dernier fauve, personne ne célébra cette victoire acquise dans la sueur et les larmes. Car un lourd tribut avait été payé.

Indemne de prime abord, Emma ne pouvait plus dissimuler les tremblements nerveux secouant sa jambe droite et qui la contraignait à se reposer sur l’autre. Même si elle maintenait une façade impassible, il était clair que sa récente plaie l’handicapait toujours, et qu’à trop forcer, elle risquait de ne plus pouvoir bouger. Mais encore pouvait-elle se défendre, contrairement à Huori. Dans la fureur des premiers instants, la jeune Da-Xia s’était interposée entre Margot et l'acier qui découpa la chair de son dos. Affaiblie, mais pas vaincue, elle lutta courageusement, jusqu’à subir une seconde blessure. Le cri qu’elle poussa lorsque l’os de son bras gauche se fissura sous un coup de masse intensifia le désespoir des agressés et l’exaltation des agresseurs.

L’ardeur de la bataille retombant, Agdhim se précipita vers elle pour prendre la mesure véritable de ses plaies. Il la trouva assise, avec Emma la soutenant.

- Tiens tien, voilà mon héros, plaisanta Huori en le voyant. Comme je l’ai dit à la demoiselle ici présent, j’ai certes connu de meilleurs jours, mais ça va !

Elle se voulait rassurante, mais la pâleur inhabituelle de son teint était inquiétante. Agdhim ouvrit la bouche, mais fut interrompu par un hurlement.

- Merde ! Vranill, accroche-toi !

À genoux dans la boue, cerné de cadavres, Durk serrait sa jumelle contre lui. Le bras de Vranill avait été tranché, et son trépas semblait inéluctable. Le regard vitreux, sa respiration ralentissait à mesure que la vie l'abandonnait. Finalement, après une courte agonie, elle rendit son dernier souffle sous les sanglots déchirants de son frère.

- Ferme là ! ordonna Einar.

Insensible à la détresse de son subordonné, il le releva brutalement. Malgré la douleur qui déformait son visage, Durk ne contesta pas l’injonction. L’empathie n’avait pas sa place dans les plaines de l'enfer. Les morts attendraient pour qu’on les pleure.

Pendant ce temps, attiré par un éclat dans la terre, Margot venait de ramasser l’appareil d’un agresseur. Sans ménagement, Einar lui arracha des mains. En fouillant dedans, il trouva quelque chose.

- Tout s’explique… murmura-t-il.

- Qu'as-tu découvert ? demanda Agdhim qui s’était rapproché.

- La raison pour laquelle la jauge se remplit si rapidement … Ces candidats ont reçu des instructions différentes de nous, précisa-t-il. Vu leurs brutalités, j’ai ma petite idée concernant leur origine, ajouta-t-il en désignant les brassards.

Agdhim comprit où voulait en venir le jeune Eadra.

- La prison…

- Exactement, obtempéra Einar. Je trouvais ça surprenant qu’ils gardent des gens entassés dans des cellules au vu du format sanglant de l'Épreuve. Finalement, ils ont une utilité des plus macabres.

Ça signifie que le Premier est ici ! s'enthousiasma Agdhim. Je dois absolument le retrouver au plus vite ! Sur cet archipel cruel, personne n’est en sécurité, pas même un Dieu encore immature.

Si l’excitation lui fit brièvement oublier ce qui se passait autour, la réalité le rattrapa bien vite.

- Huori !

Paniquée, Emma tenait dans ses bras un corps tremblant. Le teint livide, la jeune Da-Xia s’était finalement effondrée. Son haut trempé par la respiration était également entaché par un autre liquide, plus sombre. Quand Emma l’allongea, elle constata que la paume de sa main était recouverte d'un sang qui n'était pas le sien. Ses deux pupilles émeraude s’écarquillèrent d’horreur, et elle commença à s’agiter pour obtenir de l’aide.

- Elle a besoin de soin, vite !

Paralysée, Margot les observait , écrasée par la culpabilité.

- Raison de plus pour se remettre en route ! répondit Einar avec une surprenante énergie. Ce n’est pas ici que l’on trouvera de quoi la sauver. Il faut absolument nous dépêcher de franchir le portail !

Emma hésita un instant, et son regard suppliant s'arrêta sur Agdhim. Immobile comme une statue, l’aventurier semblait détaché de la scène. Mais ce n’était qu’une façade. Le grondement de la tempête n’était plus qu’un lointain bourdonnement en comparaison de celle qui déferlait dans son cœur. Une première fêlure fissura son inaltérable conviction.

Ne t’éparpille pas. Tu dois partir. L'avenir du monde est en jeu.

Si son esprit résistait à ses sentiments, son corps refusait obstinément de se mouvoir. Il se trouvait dans une impasse, un dilemme impossible. Pourtant, une décision devait être prise. Lentement, la raison s'imposa.

Une vie de perdue pour en sauver des milliards d’autres. La réponse est évidente.

NON.

Soudain, les jambes d'Agdhim s'élancèrent dans une course dominée par l’affolement et l’incompréhension. Pour la première fois depuis longtemps, il ne faisait plus de faux semblants, ne portait plus de masque. Son incapacité à opter pour le choix rationnel avait forcé la décision instinctive, motivée par les émotions primaires qu’il refoulait depuis toujours. Avec des gestes anormalement précipités, il installa Huori sur son dos. En ressentant le souffle chaud de sa respiration irrégulière au creux de sa nuque, son angoisse s’intensifia.

- On se dépêche ! cria-t-il.

Sans perdre une seconde de plus, le groupe, guidé par Einar, s’élança au milieu des éléments déchaînés en faisant fi de toute sécurité. Personne ne se questionna sur la capacité remarquable de Agdhim à suivre la cadence malgré sa charge supplémentaire. Il ne cherchait plus à dissimuler ses propres aptitudes. Son esprit, fragmenté par le désarroi, s’était raccroché à cette décision pour ne pas sombrer définitivement. Plus rien n’avait d’importance, et c’est sans hésitation qu’il s’enfonça à la suite des autres dans le brouillard qui s’était formé dans la plaine cernant leur objectif. Dans un tel environnement, le danger était omniprésent, et chaque pas pouvait le conduire au cœur d’un mortel affrontement. De toutes les directions sifflait l'acier, hurlait les gens. Maintenant que le portail était sur le point de s’activer, l’intégralité des survivants s’était rassemblée ici et se livrait une féroce et chaotique bataille.

DONG.

Résonnant par delà la tempête, le bruit d’une cloche interrompit momentanément la frénésie guerrière. Le monde s’était figé, retenant son souffle. Seul Agdhim poursuivait son haletante course. Son instinct avait compris avant tous les autres Candidats ce qui allait suivre.

Subitement, une onde de choc balaya l’archipel volant, repoussant le brouillard et dégageant l’espace autour de son épicentre. Dans les cieux déchirés brillait l'éclat violacé de runes gravées dans les pierres moussues d'une gigantesque structure. Le portail venait de s’allumer. Pendant encore quelques instants, la stupéfaction prolongea la trêve. Mais ce moment ne dura pas. Libérée de l’étreinte de la brume, la fleur du carnage put éclore intégralement.

Les instincts les plus primaires s’exprimèrent pleinement, et le portail si proche devint subitement un horizon lointain, presque invisible pour ceux qui s’abandonnèrent à la fureur des armes. Pris dans le feu du massacre, le groupe lutta férocement jusqu’à atteindre le pied d'un long et large escalier. Alors qu’il commençait à gravir les marches, Agdhim heurta le dos de Emma.

- Pourquoi t’arrêtes-tu ?! s’impatienta-t-il.

Il la contourna, mais cessa de bouger à son tour en découvrant la raison à cet immobilisme. Impassible, Einar les scrutait plus haut. À ses côtés, Durk, lance en main, venait d’embrocher Margot par surprise. Stupéfaite, celle-ci agrippait la hampe de l’arme en tremblant, réalisant la trahison dont elle était victime. Elle cracha une gerbe de sang, et des larmes ruisselèrent sur ses joues.

- P-pourquoi ? demanda-t-elle faiblement.

Les pupilles azurés la toisèrent, insensibles.

- Ton rôle s’achève ici. Maintenant, il est temps pour toi de rejoindre tes congénères.

D’un geste, le bourreau expédia sans un mot le corps, qui s'écrasa en contrebas.

- Elle te faisait confiance ! s’indigna Emma.

Le ton était fatigué, mais son regard brûlait de rage. Einar se confronta aux flammes émeraude sans peur.

- En effet. Pathétique n’est-ce pas ?

- Que gagnes-tu à être comme ça ? insista-t-elle en attrapant sa gourde.

- Noblesse oblige, répliqua-t-il. En tant que membre des Dix Grandes Maisons, il est de mon devoir de préserver la Tour de la souillure extérieure. Voilà tout.

Agdhim remarqua alors un changement dans la plaine en contrebas. Les équipes implosaient soudain sous l’effet de multiples trahisons simultanées. En quelques instants, une troupe nouvellement formée se regroupa autour du portail, massacrant quiconque essayant de le rejoindre. Réalisant ce qui venait de se produire, Agdhim dévisagea le responsable avec mépris.

- Fumier...

Le regard d’Einar confirma sa réflexion. L’Eadra et ses alliés avaient patiemment attendu le moment où tous les survivants seraient rassemblés ici. Tout ça, dans le but de procéder à une odieuse sélection. Une sélection qui excluait d’office tous ceux n’étant pas nés dans la Tour.

- Vous ignorez tout de la véritable horreur, répliqua calmement Einar. La Tour est loin d’être parfaite. Mais ce qui vient de l’Extérieur est pire.

Huori s’agita sur le dos d’Agdhim. La jeune femme reprenait brièvement conscience.

- Ne justifie pas ... ta pitoyable xénophobie … souffla-t-elle. Je me doutais ... que tu tramais ... quelque chose…

Einar secoua la tête pour réfuter ces propos.

- Tu ne me croiras sans doute pas, mais sache que je ne suis moi-même qu’un pion de plus sur l’échiquier.

Aghdim ne remit pas en cause l'affirmation. Les pièces du puzzle s'assemblaient, révélant l'identité du véritable investigateur. Un homme puissant, plus que quiconque, mais dont les ambitions avaient été précédemment contrariées. Abdiquant en apparence, celui-ci avait tissé dans l'ombre une nouvelle toile, dans le seul but de débusquer "l'anomalie".

- Le Roi Pur... murmura Agdhim.

Le silence d’Einar était comme des aveux.

- Il reste une chose que je ne m’explique pas, poursuivit Agdhim.

Comprenant où il voulait en venir, son interlocuteur ferma les yeux en hochant la tête.

- Tu parles d’Irenia et Viktor, n’est-ce pas ? Oui, Viktor était l’un de mes alliés. Il devait accuser l’un d’entre vous pour faire éclater votre petit trio. Cependant, tout ne s’est pas passé comme prévu. Moi-même, j’ignore ce qui s’est réellement produit.

- Je te crois.

Surpris par la sincérité d’Agdhim, Einar le dévisagea.

- Je te crois, insista l’aventurier. Et j’ai d’autant plus pitié de toi.

Immédiatement, la fureur embrasa le regard du jeune Eadra. D'un geste expert, il saisit la poignée de sa lance rétractable pour la pointer vers l’impudent qui osait le traiter ainsi.

- Durk, on y va !

- Compris, chef !

Parfaitement synchronisée, ils bondirent sur Agdhim, mais Emma s’interposa, repoussant l'attaque dans une gerbe d'étincelle. Elle s'apprêtait à riposter quand sa jambe droite céda sous le poids de son propre corps. Surprise, elle bascula en arrière. En essayant vainement de la rattraper, Agdhim manqua de se faire transpercer à son tour par Durk.

- Toi, le nomade ! Tu restes avec moi ! vociféra le jumeau.

Impuissant, Agdhim fut contraint de reculer. D’ordinaire, une personne de ce niveau ne représenterait pas un danger pour lui. Mais son adversaire n’était pas seul. Surgissant de toute part, les alliés d'Einar l’encerclèrent. Agdhim se retrouvait dans une situation délicate, handicapé par Huori sur le dos, qui menaçait de trépasser au moindre mouvement trop brusque, ce qui l’empêchait de rejoindre Emma rapidement.

- Laisse … moi... souffla Huori dans un ultime sursaut de conscience.

C’était la chose à faire en effet. Mais il n’était pas allé aussi loin pour abandonner maintenant.

- Hors de question, grogna-t-il. Je vais me débarrasser de ces pourritures avant de récupérer Emma. Après ça, on franchira le portail, ensemble !

Lorsqu’Emma chuta, la seule image que son cerveau captura fut le désespoir d'Agdhim. Après ça, elle eut tout juste le temps de se protéger la nuque avant que ne démarre sa douloureuse dégringolade. Serrant les dents, elle avait vaguement consciente que chaque impact pouvait être le dernier. Finalement, son corps rencontra la terre humide, mettant un terme à son calvaire.

J’ai mal, mais c’est le signe que je suis encore vivante.

Soudain, son instinct lui cria de bouger. Elle roula précipitamment sur le côté, évitant de justesse la lance d'Einar qui se planta dans le sol. Souhaitant profiter de l’occasion pour riposter, elle essaya de se redresser, mais des éclairs de douleur lui paralysèrent sa jambe. Elle parvint tout juste à se mettre debout, pointant sa lame gelée vers son ennemi. Einar ne se pressa pas pour extirper son arme de la terre, conscient que son opposante était amoindrie.

- Lorsque nous nous sommes affrontés, j’ai bien compris à quel point tu m’étais supérieur, avoua-t-il. Malgré ton apparence, tu es sans nul doute la plus redoutable guerrière de ce champ de bataille. Mais si ta technique est superbe, ton corps, lui, est faible !

Il fonça sur elle, sa lance illuminée par une foudre bleue. Réduite à une simple posture défensive, la jeune femme repoussa les assauts, faiblissant seconde après seconde. Sa chair, usée par les blessures et la fatigue, avait lentement raison de son esprit combatif.

Du nerf ! Agdhim et Huori n’ont plus de protection !

L’image de ses amis en danger décupla la volonté d’Emma, et pendant un instant, toute la souffrance ne fut plus. Ses oreilles commencèrent à discerner un son connu qu'elle seule elle pouvait comprendre. Ces notes, étranger à la tempête, étranger à la bataille, ne s’entendaient pas. Elles se percevaient, se ressentaient par tous les pores de la peau. Partout, elles émanaient de toute chose, vivante ou inerte.

C’était le chant du monde. La Mélodie.

Une multitude de lignes colorées apparurent, qu'Emma était la seule à voir. Elles étaient reliées à tout ce qui existait dans l’univers. L’une d’elles était le chemin qui devait la mener vers la victoire. Subitement, Emma abandonna toute prudence. Son corps exécuta le mouvement qu’elle avait travaillé des milliers de fois. L’épée repoussa ce qui se trouvait sur sa trajectoire, perçant la garde de son adversaire pour en pénétrer la chair.

- AAAAHH ! hurla-t-il.

- Argh ! gémit-elle.

La force du choc les projeta tous deux au sol, à plusieurs mètres de distance. Si la jeune femme resta allongée sur le ventre, incapable de bouger, Einar se tordait de douleur en empoignant fermement son bras congelé. Visant le torse à l'origine, elle avait faibli au dernier moment et dévié de la ligne.

Relève-toi, le combat n’est pas fini !

Ignorant la fraîcheur glaciale de la terre mouillée qui recouvrait maintenant son visage, Emma s’appuya de toutes ses forces sur ses bras tremblants. Elle glissa plusieurs fois, mais à force d’abnégation, parvint à se redresser. Son corps n'en pouvait plus, et seule sa détermination l’empêchait de perdre connaissance. Mais après quelques pas, elle trébucha à nouveau.

CE N’EST PAS FINI ! hurlait son instinct.

Elle sera si fort son poing que du sang commença à perler des jointures. En plein délire, les précédentes paroles d’Einar la firent douter. Tourmenté par le spectre de sa propre impuissance, son esprit s’effritait quand une voix apaisante résonna dans sa tête, terrassant ses fantômes.

Effectivement, tu es né avec un corps faible. Tu auras beau t’entraîner, jamais tu ne pourras surmonter ta génétique. Autrefois, j’ai rencontré quelqu’un de similaire. Un homme, petit et disgracieux. Mais malgré ce physique imparfait, il était plus fort que quiconque. Le monde l'avait béni, comme toi. Tu la ressens, n’est-ce pas ? La Mélodie de tout chose. Ne le redoute pas. Elle signifie que tu es l’un d’entre eux. Dépositaire de la plus merveilleuse bénédiction et la plus terrible malédiction. Tu es une Porteuse d'Espoir.

- Père... murmura-t-elle. Jamais je n’abandonnerai…

- Je crains que si.

Une lame se planta violemment à quelques centimètres de sa tête. Stupéfaite, son regard émeraude remonta le fil de l’acier, jusqu’à en découvrir le propriétaire. Avec horreur, elle reconnut l’air malsain du prédateur.

- Coucou toi ! se délecta Harag.

Un unique coup de clairon résonna dans le lointain, mais aucun des deux n’y prêta attention.

- Toi…murmura Emma.

- J’aurais adoré prolonger ce moment. Malheureusement, je me trouve obligé de l’écourter.

Harag leva à nouveau sa lame, en visant cette fois-ci la gorge. Loin d’abdiquer, la jeune femme rassembla ce qui lui restait de force pour essayer de bouger. Jusqu’au bout, elle avait l’intention de combattre. Mais le destin avait déjà choisi. Impossible à arrêter, l’épée fusa. Et le coup frappa sa cible.

Exactement au même endroit que le précédent.

Haletante, Emma réalisa qu'elle était encore en vie. Harag, lui, était en proie à une profonde confusion. Pendant un instant, ils se dévisagèrent, partageant une identique surprise. Puis ils remarquèrent que l’atmosphère autour d'eux avait changé. La fièvre guerrière s’était éteinte, et les nombreux combattants se regardaient tout aussi incrédules. Depuis plusieurs secondes, le sang n’avait plus coulé. Chaque coup atteignant sa cible n’était plus. La causalité de toutes les actions n’était plus dictée par les lois communes. Progressivement, cette foule, incapable de s’écharper, s’écarta pour laisser passer un vagabond. Malgré son allure misérable, il était sans le moindre doute à l’origine de cette accalmie soudaine. Lentement, les attributs de la Véritable Magie se matérialisèrent. Une couronne lumineuse cerna sa tête, et dans son dos apparut un cercle éthéré traversé par une lame. Tous ceux présents ce jour-là comprirent que cette personne échappait au domaine des mortels et supplantait le divin. Ce pouvoir ne pouvait porter qu'un nom : un Miracle.

- Loup ! Qu’as-tu fait ?! hurla Harag.

La colère du prédateur s’estompa subitement lorsque les pupilles de Gabriel effleurèrent les siennes. Ce regard ne le dévisageait pas. Il perçait loin, bien plus loin que ne pouvait l’appréhender son cerveau d'humain. Harag s’apprêtait à être complètement submergé par cet infini, quand Gabriel saigna soudain du nez. La lueur enveloppant le jeune Magicien se dissipa et il mit un genou à terre, à bout de force. Au même moment, la paix s’estompa et le massacre reprit, avec une ferveur démultipliée.

Avec une prudence inhabituelle pour lui, Harag s’approcha de lui.

- J’ignore ce qui vient de se produire, mais je suis certain d’une chose. Tu es dangereux.

Il brandit sa lame, prêt à le décapiter. Gabriel, loin de s’effondrer sous la peur, répondit avec sérénité.

- Tu te trompes. La menace, c’est elle.

Harag se retourna en réalisant le péril. Mais son destin avait déjà été décidé. Galvanisée, Emma s’était relevée, adoptant une posture nouvelle. Elle vit le prédateur finalement réagir et bondir dans sa direction, ses traits hurlant sa fureur. Mais pour les pupilles émeraude, il se mouvait avec une inhabituelle lenteur. En un éclair, elle avait dansé autour, une foudre multicolore imprégnant sa lame. Quand le pied d’Harag toucha le sol, il s’effondra, taillader de toute part.

- Je t’avais laissé une chance, souffla Emma. Force est de constater que tu as refusé de la saisir.

Elle observa encore un court instant le cadavre. Puis en se retournant, elle découvrit un Gabriel chancelant et se précipita pour le soutenir.

- J’ignore ce qu’il vient de se passer, avoua-t-elle. Mais quelque chose me dit que tu n’y es pas étranger. Merci de m’avoir sauvée.

- Si tu es sincèrement reconnaissante, oublie tout ce que tu as pu voir ici, soupira-t-il, subitement las.

Elle le regarda en silence, avant de lui adresser un sourire. Un sourire si doux que Gabriel sentit alors le poids de toute son existence s’alléger. Les cris des affrontements autour d’eux les ramenèrent brutalement à la réalité, rappelant la situation dans laquelle ils se trouvaient.

- Vite, au portail ! Agdhim et Huori sont en danger ! expliqua Emma.

Péniblement, ils se soutinrent mutuellement en traversant la mêlée. La bataille basculait progressivement dans un chaos complet, la troupe d’Einar se retrouvant dépassé par la charge désespéré des Candidats. Dorénavant, chacun luttait avec hargne pour sa propre survie et les rares alliances subsistantes volaient l’une après l’autre en éclat.

Quand Gabriel et Emma parvinrent aux premières marches, une voix rugit derrière eux

- Attendez !

En se retournant, ils découvrirent Einar. Mais il ne restait plus rien du stratège Eadra. Seul subsistait le guerrier, ayant abandonné tout instinct de survie pour se frayer un chemin sanglant. Il s’était amputé le bras touché par la glace, et l’azur de ses pupilles injectés de sang brûlait de rage et de douleur. Spontanément, et malgré son état presque aussi déplorable, Emma se plaça en opposition. Mais elle n’intéressait plus Einar. Toute l'attention du lancier était dirigée vers Gabriel, qu'il désigna avec son arme.

- Toi ! hurla-t-il. J’ai vu ce que tu as fait ! Tu es l’Anomalie, le monstre menaçant la Tour !

- Je m'occupe de lui, souffla Emma. Toi, va retrouver Agdhim et Huori.

Désapprouvant l’idée de l'abandonner seule face à ce fou, Gabriel secoua la tête.

- Hors de question de te laisser derrière !

- Il faut…

- MEEEUUURS !!!

Einar, cédant définitivement à la folie, se précipita vers eux dans une charge suicide. Vainement, Emma essaya de modeler sa lame gelée, mais l’eau ne répondit pas à son appel. En réalisant qu’il ne lui restait plus la moindre goutte d’énergie, elle écarta alors les bras dans une tentative désespérée pour le protéger. Mais au moment fatidique, Gabriel la poussa. Elle hurla, mais le son de sa voix fut couvert par une détonation, suivie d’un cri de douleur.

- AAAARG !

Fauché dans sa course, Einar roula sur lui-même avant de s’immobiliser.

- Venez vous deux !

L’ordre provenait d'Agdhim. Il tenait dans ses mains un revolver à six coups. Sans la moindre hésitation, Emma et Gabriel se hissèrent à sa hauteur.

- Continuer de grimper, ajouta le jeune aventurier. Une personne de confiance vous attend.

- Et Huori ? demanda Emma essoufflée.

- Elle est en sécurité avec. Maintenant, dépêchez-vous !

Sans discuter plus, tous deux suivirent l’injonction. Agdhim s’assura pendant quelques instants que rien n’entravait leur ascension avant de se retourner vers l'homme qu'il avait abattu. Touché à la jambe, celui-ci était momentanément revenu à la raison. La colère était toujours là, mais il était désormais lucide sur sa situation critique. Agdhim confirma ses craintes, en braquant tranquillement son arme vers lui.

- Tu n’as pas conscience de ce qui est en train de se produire ! paniqua Einar. Ce type…

- Je sais qu’il est, ou plutôt ce qu’il est.

La surprise remplaça la haine dans le regard de Einar.

- Si tu le sais, alors pourquoi rester avec lui ?

- Parce que tel est ma mission.

- Non, tu ne dois vraiment pas réaliser ! Être son allié fait de toi l'ennemi de toute la Tour. Tu seras continuellement traqué, sans le moindre répit, et ce jusqu’à ton dernier souffle !

Agdhim agita son index en signe de désapprobation.

- Tu te trompes sur deux points. D’abord, je n’ai jamais mentionné le fait d’être son allié. Deuxièmement…

- Deuxièmement ? répéta Einar, complètement incrédule.

- Depuis ma naissance, le monde entier m'est hostile, dit-il avec un sourire éclatant. Alors qu’ils viennent, tes Dieux et leurs sbires. Ils finiront comme tous les autres. Avec une balle dans la caboche.

Il joint la parole à l’acte, faisant feu à nouveau. Puis, tranquillement, il rengaina son arme avant de monter en direction du portail, en sifflotant.

Annotations

Vous aimez lire Maxime Lopez ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0