Chapitre 18 : Le Parjure

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Submergé par l’inquiétude, Huori ne restait pas en place. L'heure du rendez-vous était passée depuis un moment, et Gabriel n’était toujours pas revenu.

- Cet imbécile a encore dû se faire remarquer. J’en suis persuadée, fulminait-elle.

- Quelle image as-tu de notre ami ? Ne penses-tu pas plutôt qu’il a pu se perdre ?

Comme à son habitude, Amélia était sereine. Les agissements récents du jeune homme auraient pu la plonger également dans le doute, mais ce n’était pas dans la nature de l'aventurière de rester bloqué sur un évènement.

- Je ne te comprends pas Amélia. Tu l’as toi-même frappée pour son inconscience !

- Et je crois que ça lui a servi de leçon. Maintenant un peu de calmes mesdemoiselles.

Jusqu'ici adossée silencieusement contre un mur, Emma se redressa, déterminée.

- Je pars à sa recherche.

Huori acquiesça et se précipita à ses côtés. Ennuyée, Amélia n'essaya pas de les suivre, préférant patienter en s’allumant une cigarette. Les deux jeunes femmes remontèrent la ruelle jusqu’à la grande avenue. Mais au moment de s’engager dedans, Emma se heurta à un obstacle.

- Aie !

- Ouch ! répliqua une voix familière.

En découvrant Gabriel, Huori éprouva un bref soulagement avant que l’agacement ne reprenne le dessus. Elle se précipita sur lui avec la ferme intention d’obtenir des explications, mais s’arrêta net en remarquant qu’il n’était pas seul. Deux silhouettes encapuchonnées le suivaient, et l’une d’elles bouscula le jeune homme pour se jeter sur Huori. Surprise, celle-ci n’eut pas le temps de réagir quand on lui attrapa les deux bras.

- Mais ce ne serait pas la petite Huori ? s’enthousiasma le sans-gêne. Diantre, tu es devenue si ravissante ! Laisse-moi donc … URGH !

Sous le regard ahuri des autres, le malotru s’effondra à genou, terrassé d’un coup de pied dans les parties intimes. Huori en profita pour reculer les bras croisés sur sa poitrine, pendant que s’avançait la seconde silhouette, responsable de l’attaque-surprise. Celle-ci s'adressa à son compagnon avec un profond mépris.

- Reste à ta place, ennemi des femmes.

Elle le piétina sans ménagement pour se rapprocher. Avec des mouvements gracieux, elle repoussa sa capuche, révélant une figure séduisante, ainsi qu'une flamboyante chevelure parsemée de tresses aux reflets argentés. Ses yeux bleus remarquèrent l’inquiétude d'Emma pour l’homme à terre.

- N’y prête pas attention, ma jolie, dit-elle tendrement. Cet énergumène a tendance à se montrer intrusif dès lors qu'on lui retire sa laisse. Ah, j'en oubliais les bonnes manières : ravi de vous rencontrer, jeunes dames, je m’appelle Liliana. Quant à l’idiot qui me sert de repose-pied, son nom est Amjest.

Alors qu’il luttait pour ne pas mourir étouffé, Amjest eut un bref sourire pour Emma et Huori, ce qui n’échappa pas à sa compagne qui accentua la pression.

- C’est quoi ce bazar ?

Toute cette agitation était parvenue jusqu'aux oreilles d’Amélia, qui avait fini par bouger. Elle observait la scène avec une certaine méfiance, les muscles tendus, prête à bondir en cas de danger. Gabriel s’interposa, les mains levées en signe d’apaisement.

- Du calme Amélia, ce ne sont pas de mauvaises personnes !

Résolu dans son propos, son visage se teinta finalement d’hésitation après une courte réflexion.

- Enfin, je crois ? ajouta-t-il.

  Après de rapides explications, l'atmosphère se détendit. Liliana était assurément charmante, mais son compagnon semblait tout droit sorti d'un conte de fées. Si l’on exceptait son attitude frivole, Amjest avait la posture d'un noble prince avec sa longue chevelure blond pâle et son envoûtant regard gris clair. À l’image de ceux ayant réussi l’Ascension, les corps de ce couple atypique étaient figés dans une jeunesse éternelle.

- Veuillez m’excuser pour ce piètre spectacle, déclara Amjest. Je regrette de m’être laissé emporter par la joie de revoir mon adorable petite Huori.

Emma considéra sa camarade avec intérêt.

- Vous vous connaissez, remarqua-t-elle.

Placidement, Huori lui répondit.

- Oui. C’est mon ex-fiancé.

L’ennui suintant de chaque mot contrastait d’autant plus avec la réaction de ses compagnons. Même Amélia, qui canalisait pourtant bien ses émotions, en était si bouche bée que sa cigarette en tomba par terre. De l’autre côté, Amjest se fendit d’un doux et sincère sourire lorsqu’il s’adressa à son ancienne promise.

- Navré d’avoir disparu ainsi. Mais je refusais de laisser ma famille me diriger. Hier comme aujourd’hui, je n’aspire qu’à la liberté.

Les traits de Huori se durcirent alors qu'elle s'apprêtait à répliquer. Mais au moment fatidique, elle prit une inspiration. L’instant d’après, son corps avait perdu toute rigidité et paraissait complètement apaisé.

- À l’époque, quand tu avais disparu, ma grand-mère avait été la seule à ne pas paniquer. On ne peut emprisonner le vent, m’avait-elle dit. Je comprends mieux aujourd’hui le sens de ses mots.

- Sacré Qiu Jin ! Personne ne m’a jamais aussi bien cerné qu'elle ! s'amusa-t-il.

En se calmant, il posa sur son ancienne promise un regard sincère.

- Huori, je veux juste que tu saches que même si tout ne s’est pas correctement passé entre nous, je chéris pour toujours mes souvenirs avec toi. Si la différence d’âge n’avait pas été si grande, peut-être aurais-je …

La jeune Da-Xia secoua la tête en souriant.

- C'était il y a longtemps. Ma rancune s'était épuisée depuis un bon moment.

Amjest acquiesça, satisfait par cette conclusion. Il s’approcha alors d’elle, et commença à lui caresser la joue.

- Néanmoins, peut-être ai-je quelques regrets en découvrant quelle belle femme tu es deve…

Avant qu'il ne puisse terminer, Liliana, jusqu'ici impassible, le cueillit d’un coup de pied bien placé dans les côtes qui l’envoya valser contre un mur. Terrassé, le séducteur s’effondra, les yeux révulsés et l’écume aux lèvres. Choquée, Emma dévisagea avec horreur le corps allongé.

- Il… il va bien ? s'inquiéta-t-elle.

Ignorant la question, son bourreau en profita pour s’asseoir dessus, indifférente aux gémissements de douleur.

- Je vais être directe. Vous cherchez un moyen de sortir de Babel, n’est-ce pas ? Nous pouvons vous aider, proposa-t-elle.

Amélia s’avança, en la défiant du regard. Elle n'hésitait pas à rouler des épaules pour mettre en avant son impressionnant gabarit.

- D’après ce que je comprends, vous n’êtes pas des habitants de Babel, pas plus que des Candidats. En outre, ils se dégagent de vous cette aura particulière, propre à ceux ayant atteint le sommet. Cela ne fait aucun doute, vous êtes des administrateurs.

Loin de se démonter, Liliana écouta attentivement l’explication, les jambes croisées. Elle eut un léger sourire en entendant la conclusion.

- Presque ! Amjest et moi avons effectivement triomphé de la Tour, il y a bien longtemps de cela. Mais nous ne sommes pas affilié à l’Empire, pas plus qu’à l’une des Grandes Maisons.

Le visage plein de poussière d’Amjest se redressa subitement. Après une violente quinte de toux, il désigna quelque chose.

- Nous avons nos propres raisons de vouloir vous venir en aide, précisa-t-il.

Tous les regards convergèrent vers Gabriel, jusqu’ici en retrait. Celui-ci inspira profondément pour se donner le courage de parler. Jusqu’à présent, jamais n’aurait-il pensé qu’il révélerait à quiconque son plus grand secret. Mais si certaines personnes méritaient bien de savoir, c’était eux. De toute manière, il ne pouvait plus se cacher. Si Amjest et Liliana ne lui avaient pas menti, alors le pire était devant eux. Son existence même devenait à nouveau synonyme de danger pour son entourage. Fermant les yeux, l’image d’Agdhim chutant se superposa à celle d'Élise sautant.

Plus personne ne mourra devant moi.

Agdhim avait complètement perdu la notion du temps. Il ignorait si cela faisait des jours ou des semaines qu’il errait ainsi dans cet obscur dédale. Sa dernière torche s'était éteinte il y a belle lurette et sa vue s'était progressivement acclimatée à la pénombre. La prudence s'était d'ailleurs évanouie avec cette ultime lueur, mais durant sa marche aveugle, aucun piège ne s'était déclenché. Les fondations paraissaient solides, résistant admirablement bien à l’entropie. Il avait longtemps réfléchi à ce sujet jusqu’à parvenir à une étrange conclusion. Sa chute ne relevait pas de la malchance, mais plutôt d’un hasard contrôlé, désiré par une volonté soucieuse d’attirer dans ces boyaux quelqu’un sans trop l’endommager. L’ordre de tourner à droite résonna subitement dans sa tête et il s’exécuta immédiatement, pleinement habitué à l’écouter. Cette mystérieuse voix était sa seule compagne depuis son arrivée dans ce trou à rat, et, à mesure qu’il progressait dedans, devenait plus claire, plus précise.

Cet endroit ressemble fort à une prison, construite pour retenir une unique personne. Ça ne m’étonnerait pas que le bon samaritain me guidant y soit lié d’une manière ou d’une autre, songea-t-il.

Si son hypothèse s’avérait juste, alors il se jetait délibérément dans un piège. D’ordinaire, cette réflexion ne le ferait pas paniquer. Le jeune homme était pour ainsi dire insensible à la peur, notamment grâce à une confiance absolue dans ses capacités. Pourtant, cet ultime bastion était lui-même ébranlé par l'insidieuse idée le tourmentant. Il avait beau essayer de canaliser le flux de ses pensées, celle-ci ne le quittait pas. Pour la toute première fois de son existence, il craignait réellement de ne pas pouvoir mener à son terme une mission, et il enrageait d’autant plus en sachant qu’il en était l’unique responsable. Rationaliser la situation ne l’aidait pas et avait même tendance à accentuer son mal être. Dorénavant, il ne pouvait plus ignorer son affection sincère à ses nouveaux compagnons, et plus encore à sa propre cible. L’angoisse de les décevoir, de se confronter à eux le hantait. Intérieurement, il se maudissait de s’être ainsi attaché à cette amitié, sa toute première.

Tu as baissé ta garde parce que c’est ta toute dernière tâche. Dans ton orgueil, tu pensais que rien ne pourrait t'arrêter, mais c'était sans compter sur le plus redoutable des adversaires : les sentiments.

Le couloir s’élargit progressivement, annonçant une nouvelle salle. En y pénétrant, Agdhim, qui s’était habitué à observer sans cesse les mêmes choses, comprit qu’il touchait au but. Outre ses dimensions plus massives, elle avait une apparence différente, l'une de ces parois formant un arc de cercle. C'était un important croisement, à l'image de nombreux chemins s’enfonçaient dans les ténèbres. Inversement, la façade du mur d'en face était bien droite et lisse, et c'est vers celle-ci qu'Agdhim se dirigea. Son intuition lui soufflait que la raison à la création de ce dédale se terrait derrière. Malgré l’épaisseur de la pierre, une aura malsaine s'en échappait, si prégnante qu’elle embaumait toute la pièce. Pas après pas, le nomade ressentait une pression toujours plus forte, étrangement familière. Lorsqu'il effleura la surface froide du bout des doigts, son autre main caressa instinctivement la crosse de son revolver. Tout à coup, il eut l'horrible sensation d’être percé de toute part, et recula brièvement en s’assurant d'être intact.

Un bruit sourd résonna soudain et les murs se mirent à trembler. La façade s’ouvrit en soulevant un épais nuage de poussière, masquant momentanément un imposant couloir. Agdhim se couvrit les yeux avec son bras tout en remontant le tissu autour de son cou pour protéger sa bouche et son nez. Prudemment, il franchit le palier. Derrière l’attendait une nouvelle pièce, dont les dimensions gargantuesques étaient impressionnantes même pour les standards de la Tour. Rectangulaire, elle était soutenue par une dizaine de grosses colonnes, dont certaines n’avaient pas supporté le passage du temps. Cette spectaculaire allée conduisait à un large escalier, avec à son terme une estrade haute de plusieurs mètres surplombant le reste de la salle. Celle-ci était vide, à l’exception d’une silhouette solitaire, agenouillée. Ses bras étaient suspendus en croix par deux lourdes chaînes d’acier, évoquant la position d'un martyr.

Cette odeur… Voilà donc la source de cette épouvantable énergie qui imprègne l’entièreté du labyrinthe. Les entraves semblent également affectées, même si on sent une autre magie à l’œuvre.

Que ce soit la mise en scène ou la tension éthérique, autant d'éléments encourageaient le voyageur à la prudence. Mais Agdhim était pressé, aussi monta-t-il vivement les marches sans ralentir. En arrivant au sommet, il remarqua que le captif ne paraissait pas subir sa condition. Ses vêtements étaient certes en lambeau, aucun stigmate ne venait entacher sa belle apparence. Sa peau couleur caramel, et ses cheveux de jais étincelaient en dépit de l’absence de lumière. Il avait la tête penchée et les yeux clos, donnant l’impression d’un sommeil paisible malgré sa position inconfortable. Capturé dans sa contemplation, Agdhim réalisa soudain qu’il était proche de succomber à un charme. Il se massa le front pour effacer définitivement toute trace de contrôle avant de prendre la parole.

- Vous êtes celui qui m’a guidé jusqu’ici n’est-ce pas ? Maintenant, quelle est la suite ?

Lentement, les lèvres immobiles s’étirèrent en un glaçant sourire qui entacha la perfection des traits du prisonnier. Celui-ci redressa la tête, révélant un regard plus sombre que la nuit.

- Tu vas me libérer et ensemble nous pourrons enfin sortir de ce trou à rat.

Sa voix était à l’opposé de son apparence : froide comme la mort. Agdhim l’observa longuement, avec une façade volontairement circonspecte, avant de répondre avec désobligeance.

- Sans vouloir me montrer désagréable, j’ai la vague sensation que ce ne serait pas une bonne idée de toucher à ses chaînes. Entre ce gigantesque labyrinthe, qui me paraît avoir été bâti spécialement pour vous garder ici, et cette mise en scène christique, j’ai l’impression que vous ne deviez pas être un parangon de sainteté. Et puis, pardonnez moi, mais cette odeur !

À peine concluait-il ses moqueries qu’il sentit soudain son bras lui être violemment arraché. Par réflexe, il attrapa le moignon avant de se rendre compte que ce n’était là qu’une douloureuse sensation. Néanmoins, l’illusion avait été suffisamment forte pour qu’il se retrouve presque instantanément en nage, avec des difficultés pour respirer.

Comme à l'audience de l'autre taré !

- Vous voyez ? poursuivit-il avec assurance malgré l’agression psychique. C’est exactement pour ça que j’ai du mal à vous accorder ma confiance.

Malgré cette arrogante façade, Agdhim commençait à douter en son for intérieur de pouvoir s’en tirer aussi facilement

- La confiance… Nous n’avons pas besoin d’une telle chose, répliqua le prisonnier. Tu m’as l’air rusé, donc tu as déjà dû comprendre. Sans moi, jamais tu ne sortiras d’ici. Ce dédale est lié à mon existence même, tant que j’en serais captif, les portes demeureront scellées.

L’inconnu était sincère dans ses propos. Agdhim le savait. Le jeune aventurier en profita pour analyser la situation et trouva finalement une explication concernant sa propre chute. Les chaînes retenaient bien le détenu, mais lui permettaient également de diffuser son sombre pouvoir. Avec le temps, elle s’était imprégnée de son énergie, rendant friable la pierre notamment dans les étages supérieurs. L’effondrement du sol lors du passage d'Agdhim et ses compagnons n’était effectivement pas dû au hasard.

- J’ai bien saisi l’essentiel, toutefois ma curiosité n’est pas pleinement assouvie, déclara Agdhim.

Des rides apparurent sur le front de son interlocuteur, entachant sa beauté surnaturelle. Sa colère était maintenant perceptible, mais devant l’absence de réaction d’Agdhim, elle disparut bien vite au profit de la surprise.

- Misérable renard, tu es parfaitement capable d’encaisser, comprit-il.

Satisfait d’avoir provoqué un tel effet, Agdhim reprit l’initiative.

- Rassurez-vous, ce ne sera pas long ! Tout du moins pas autant que votre captivité. Je n’en donne peut-être pas l’impression, mais je suis moi-même particulièrement pressé de quitter cet endroit.

- Cesse donc tes moqueries et parle. Tu as mon attention.

- Je vous remercie pour votre coopération. Tout d’abord, je pense pouvoir deviner sans peine que vous n’êtes ni un habitant de Babel ni un Candidat.

- Tout juste, acquiesça-t-il. Mon ascension de la Tour remonte à plusieurs millénaires.

- Pour quelqu’un de si vieux, vous êtes si bien conservé !

Le prisonnier soupira, enrageant intérieurement sur sa mauvaise fortune qui avait attiré jusqu’à lui cet agaçant énergumène insensible à sa colère. Il avait beau prendre son mal en patience en s’imaginant les mille souffrances possibles à infliger, il était proche d'exploser. L'irritation l’empêcha de remarquer immédiatement le brusque changement d’attitude qui s’opéra chez Agdhim. Celui-ci s’assit en tailleur, prêt à consacrer un peu de temps pour obtenir des informations.

- Vous avez déjà rencontré les Conquérants, n’est-ce pas ? Dites-moi sans filtre ce que vous pensez d’eux.

Pour la seconde fois, l’inconnu dévoila sa surprise. Pendant un instant, il songea à induire en erreur cet arrogant avorton, mais sa fierté reprit le dessus.

- Les Conquérants… Laisse-moi donc te conter une histoire. Jadis, quand l’Empire n’en était qu’à ses balbutiements et que les Grandes Maisons prenaient forme, un jeune garçon jura fidélité à une Reine. Il n’était pas le plus fort ni le plus intelligent de ses servants, mais sa loyauté était sans égale. Gravissant rapidement les échelons, il finit un beau jour par récolter la plus grande des récompenses : il devint le premier Aîné de la Maison Adad et par conséquent l’homme le plus proche de sa souveraine.

Agdhim se souvint que la notion d’Aîné avait été évoquée par Yakha. Les Conquérants étaient incapables d’avoir une descendance, leurs progénitures ne survivant pas à la naissance, terrassées par la puissance de leur génome supérieur. Ils eurent donc recours à l’adoption et les premières membres des Grandes Maisons, dont descend toute la noblesse de la Tour, reçurent leur sang ainsi que le titre honorifique d’Aîné.

- C’était alors le plus heureux de tous les hommes, dévolu corps et âme dans l'accomplissement de sa mission, celle d'œuvrer au bien de sa Reine. Naïvement, il pensait que cette félicité ne prendrait jamais fin, que rien ne changerait. Mais rien n’est éternel et c’est dans la douleur qu’il en fit l’amère expérience. Lorsque chutèrent les derniers royaumes scélérats, la Conquête s’acheva et le temps du partage des terres vint. En sa qualité de plus proche conseiller, l’homme participa activement aux négociations. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour que sa maîtresse hérite du meilleur parti. Mais hélas, la fortune n’était pas avec lui. Au terme du premier chapitre de l’Empire, lui et sa Reine furent exilés dans un désert stérile.

- Voilà une histoire bien triste, mais ce n’est pas là ce que j’ai demandé, l’interrompit Agdhim.

- Patience, ce n’est pas encore terminé. La Reine et le Premier Aîné se retrouvèrent donc à administrer une terre désolée, hostile à la vie. Mais cela ne les arrêta pas. Fidèle à sa réputation, la Reine fit de cet enfer un paradis, et son royaume commença à prospérer. Cependant, son plus loyal serviteur n’était plus autant à ses côtés. Il ne parvenait pas à surmonter son échec, et souffrait de voir sa Reine et son peuple lutter perpétuellement contre les éléments. Car derrière les chantiers se cachait un effroyable charnier. Des siècles durant, le Premier Aîné chercha des réponses à ses questions, pour comprendre ses erreurs. Mais à trop creuser, ce qui aurait dû rester enfoui finit par émerger. La vérité fut pour lui la plus terrible des tragédies. La cause de tout ce désespoir n’était pas les autres Conquérants, la chance, ou sa propre incompétence. La raison à tant de malheur, c’était sa Reine. C’était sa décision qui les avait conduits ici. Et quand l’Aîné, au firmament de sa souffrance, la supplia de se justifier, celle-ci révéla alors son authentique visage. Tu m’as demandé mon avis sur les Conquérants ? Le voici : ce sont des despotes. Que ce soit la Reine Bâtisseuse ou ses compagnons, ils sont arrogants, cruels, et n’aiment personne d’autre qu’eux même. Ils n’ont rien de Pur, de Sage ou d’Héroïque, ce ne sont que des monstres à l’apparence humaine.

Un long silence suivit cette conclusion. Aghdim se frotta la tête tout en étouffant un bâillement.

- Mouais, rien de bien nouveau finalement. Les tyrans restent des tyrans, et la masse stupide reste stupide.

Même si le prisonnier fit mine de n’avoir rien entendu, ses pupilles se dilatèrent momentanément sous l’effet de la colère. Néanmoins, quand il s’exprima, ses propos ne dégagèrent pas la moindre émotion.

- Maintenant que tu connais la vérité, libère-moi.

- Une petite minute, il y a encore des zones d’ombres dans ton histoire. À commencer par le moment où tu t’es retrouvé enfermé au cœur de ce dédale.

- Que veux-tu savoir de plus ? En découvrant sa réelle nature, je me suis rebellé et j’ai été vaincu. Pour me punir d’un tel acte, j’ai été condamné à un sort pire que la mort.

Tout en l’écoutant se justifier, Agdhim s’étira en repensant aux gravures inscrites sur les murs du labyrinthe. Celle-ci retraçait l’histoire d’un être ayant autrefois asservi le peuple de Babel, plongeant ce monde miniature dans une terreur centenaire. Impuissants devant ce démon venu d’ailleurs, les habitants prièrent, prièrent des années durant, jusqu’à être entendu. Descendant du firmament, un dieu armé d’un bâton et sa maîtresse, une déesse déchaînant les éléments, défièrent le despote. Au terme d’une longue lutte où s’asséchèrent les mers et brûlèrent les continents, ils triomphèrent du tyran, mais réalisèrent également leur incapacité à le tuer. Dans les profondeurs de la terre, un labyrinthe plus vaste que le monde fut donc bâti pour y enfermer le Parjure.

Avec ces images en tête, Agdhim se releva et s’arrêta à moins d’un mètre du captif en le dévisageant avec une moue suspecte.

- Vous savez, vous et moi sommes plus similaires que vous ne le pensez, dit-il finalement.

- J’en doute, répliqua le prisonnier.

- Et pourtant… Cette sensation, insupportable, quand on réalise que son camp n’est pas le bon, quand on découvre que tous les combats menés sont vains. Je suis coutumier de tout ça, de cet atroce sentiment de trahison qui prend aux tripes, déclama Agdhim. Mon maître aussi est une abominable personne, obnubilé par ses propres ambitions. Il n’hésite pas à recourir aux plus vils stratagèmes, aux idées les plus folles, si cela lui permet de s’approcher un tant soit peu de son objectif. Oui, je vous comprends...

Sa voix revêtit une teinte nostalgique et son regard s’abandonna au lointain. Dans sa tête, le film de son existence se rejouait. La question qui le torturait se faisait plus forte, plus prégnante, l’empêchant de correctement raisonner. Il se sentit presque prêt à renoncer à sa mission...

Lentement, Agdhim se redressa, ne prêtant même plus attention à son interlocuteur. Il se dirigea jusqu’au bord de l’estrade puis brusquement écarta les bras. Exultant, il s’adressa autant au captif qu’à lui-même.

- Cependant, le moment où j’ai découvert tout ça ne fut pas celui de ma désillusion. Au contraire, ce fut celui de la révélation ! Depuis tout ce temps, j’avais été le serviteur d’un monstre. Mais c’est justement cette horrible nature qui permet d’avancer, inexorablement. Seul un démon peut survivre au long et sanglant chemin menant à l’utopie !

Oui, voilà la réponse que je cherchais !

Tout doute s’effaça, ne laissant plus que l’agréable sensation d’avoir résolu son dilemme. Il pouvait à nouveau observer l’avenir sans crainte, déterminé à aller jusqu’au bout.

- Si tu continues de servir un tel maître malgré ça, alors, toi et moi n’avons rien en commun. Tu n’es qu’un misérable lâche, cracha le Parjure.

Agdhim se retourna et dégaina son revolver pour le pointer vers la tête de son interlocuteur. Celui-ci le dévisagea avec fureur et jubilation.

- Inutile ! Vois-tu, j’ai passé un pacte avec une créature surpassant les Conquérants ! On ne peut me tuer ! Même Sammu-Ramat, dans sa toute-puissance, en fut incapable !

Les lèvres d’Agdhim s’étirèrent en un sombre rictus.

- Ainsi donc, les gravures étaient vraies. Vous êtes devenu ce que vous haïssez. Un tyran.

L’autre lui sourit en retour.

- Non, pas un tyran ! Un mal nécessaire !

- Qu’importe l’appellation, cela ne change rien à votre nature profonde.

Il fit feu, deux fois. Deux fois, il fit mouche. Le Parjure, désormais libre, porta ses mains devant son visage, incrédule. Soudain, il exulta.

- Finalement ! Après des millénaires dans cet enfer sombre et froid, me voilà libre. LIBRE !

Impassible, Agdhim fit tourner le barillet de son arme pour la recharger complètement. Il saisit ensuite son khukuri et se mit en garde. Face à lui, l’ancien Premier Aîné commença à flotter dans les airs. Une aura cadavérique l’entourait, et les murs tremblèrent sous l’effet de sa puissance déchaînée.

- MAINTENANT, ARROGANT AVORTON, SUPPLIE-MOI DE T’ACCORDER UNE MORT CLÉMENTE !

Loin d’être intimidé, Agdhim sourit à nouveau.

- Cher despote, je refuse.

Sur ses mots, il s’élança.

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