Chapitre 24 : La fracture

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Accoudé au balcon de sa chambre, Aizen Klein, le Sixième Magicien, contemplait avec ennui le décor onirique qui s’étendait sans limites. De tous les paysages au sein de la Tour, celui-ci était le plus atypique, repoussant les frontières du possible, défiant les lois primordiales de l’Univers. Des îles et îlots de terre nus dansaient à proximité du corps principal à l'image de satellites gravitant autour d'une planète. Ce monde, dépourvu de surface, avait une teinte violette unique émaillée de surprenantes explosions de couleurs. Son regard s’arrêta sur un tourbillon de particules qui commença à se former, déferlant sur un rocher suspendu avant de s’estomper aussi brutalement qu’il était né. Aizen inspira profondément, ressentant l’éther qui s’immisçait dans l’ensemble de ses cellules. L’oxygène n’existait pas au Dixième Étage, et le bon fonctionnement du corps reposait sur cette particule, rarissime partout ailleurs et omniprésente ici. Quelqu'un toqua à la porte et entra sans attendre. C'était un homme, dont les oreilles pointues trahissaient autant son ascendance non humaine que sa démarche sauvage. Elunrida, le dernier prince des elfes. Son subordonné.

- Seigneur Aizen, s’inclina-t-il.

Le Sixième Magicien se retourna vers lui en adoptant une posture détendue. Son sourire était amical, mais supérieur.

- Elunrida. Que veux-tu ?

L’elfe traversa le salon et se saisit au passage d’une chaise en bois noble. Il la déposa face à lui et s’installa dessus. Son regard dépourvu de crainte plongea dans celui de son maître.

- J’ai encore du mal à accepter la tournure que prend cette expédition. D’abord, vous usez subitement de votre Magie au mépris de toute discrétion et maintenant vous pactisez avec l’ennemi ! s’emporta-t-il. Même si vous nous avez garanti que l’objectif final restait le même, j’éprouve malgré tout de tenaces réserves à cet égard !

- Laisse-moi donc te rassurer : rien n’a changé, affirma Aizen.

La promesse du Magicien ne calma pas les ardeurs de l'elfe, qui se redressa vigoureusement.

- Dans ce cas, que faisons-nous ici à profiter de l’hospitalité de ce misérable roitelet qui devrait être déjà mort ?!

Aizen ne s'offusqua pas. Elunrida avait beau être un sage, personne ne pouvait mesurer le danger qui s’approchait. Personne, à l'exception du Roi parmi les Rois, qui était à l’origine de cette alliance temporaire pour le moins inattendue.

- Mon fidèle compagnon. Si tu estimes que j’ai trahi ma parole, alors tu es libre de t’en aller. Je suis même prêt à t’ouvrir un passage vers la Terre.

La rage de l’elfe se fissura momentanément. Il expira et tourna les talons. Au seuil, il s’exprima d’une voix calme.

- J’ai beau ne pas comprendre, désapprouver votre choix, partir maintenant me rendrait plus pathétique que vous l’êtes.

Il claqua la porte sans plus d’explication. Aizen s’y attarda quelques secondes encore avant de retourner à sa contemplation avec un soupir de lassitude. Depuis qu’il avait lui-même forcé l'entrée de la Tour, en prenant soin de ne pas attirer l’attention des Conquérants, d’autres n’avaient pas fait preuve des mêmes précautions. Il y avait tout d’abord cette graine de Magicien, qui s’était perdu entre les mondes. D’ordinaire, Aizen ne l’aurait pas aidé. Mais il avait pressenti que leur destinée mutuelle s’entrecroisait, et presque instinctivement, il était intervenu.

Et puis, il y avait eu cette chose qui s’était glissée dans le sillage du vieux Aldebaran, et qui se rapprochait, heure après heure, de la Tour. Sa nature ne laissait pas de place au doute, obligeant Aizen à mettre de côté le plan qu’il poursuivait depuis si longtemps. Néanmoins, ce n’était qu’une étape supplémentaire sur sa route. Le Sixième Magicien se redressa face à la Mer Imaginaire, le poing serré de détermination.

- Une aube nouvelle se lève sur le monde. Quel sera ton rôle dans tout ça, héritier de la Première Magie ? Seras-tu mon rival ? Ou bien m’aideras-tu à triompher des ennemis de l’Humanité ?

Aizen eut alors une pensée pour sa fille. C’était là sa seule incertitude, l’unique facteur qu'il ne pouvait contrôler. Depuis qu'il était parti, sans la prévenir, il craignait qu'elle essaye de le retrouver. Malgré l'obligatoire discrétion, il s'était efforcé, avec son armée, de gravir la Tour le plus rapidement possible pour s'occuper de la créature au sommet. Mais il avait sous-estimé l'ampleur de cette entreprise, et ce qu'il redoutait tant avait dû se produire. Avec l'ouverture des portes, elle devait être entrée dans la Tour. Il soupira, priant pour qu'elle soit en sécurité. Cette enfant avait beau être forte, son grand cœur la rendait vulnérable.

Alors que le vortex se refermait, Agdhim bascula brutalement en arrière sous le poids de Huori qui s’était jetée sur lui. À terre, la jeune Da-Xia l’enlaça sans mesurer sa propre force surhumaine.

- Imbécile ! Je suis tellement heureuse de te revoir ! sanglota-t-elle.

Alors qu’Agdhim luttait pour sa survie, il gémit de douleur quand Emma tomba à son tour sur eux. D’ordinaire si réservée, elle ne pouvait réfréner ses larmes de joie, qui éclaboussèrent le visage écarlate du jeune nomade. Spectateur de la scène, Gabriel éclata de rire avant de bondir également sur ses amis, prolongeant l'agonie d'Agdhim.

Lorsque s'apaisèrent les émotions, le groupe se posa pour observer les alentours. Après les enfers successifs du Troisième et Quatrième Étage, l’environnement du Cinquième avait tout du paradis. Le portail avait été bâti au cœur d'une clairière cerné d’une mer d’arbres aux couleurs chaleureuses. Un tapis de feuilles mortes recouvrait la mousse dense et humide du sol. C’était une forêt magnifique, aux reliefs épars et aux nombreux cours d’eau qui alimentaient de petites mares où s’hydrataient de paisibles herbivores.

- Quel calme... murmura Emma.

- La Terre de l’Éternel Automne porte bien son nom. Quand j’étais enfant, je rêvais de me promener dans ses bois, s’enthousiasma Huori.

La jeune Da-Xia avait retrouvé des couleurs, au grand soulagement de Gabriel. La sérénité des lieux n’était pas étrangère à ce changement, même si le retour d’Agdhim restait le principal facteur de cette amélioration. Profitant de l’euphorie ambiante, Gabriel accepta de se détendre pour la première fois depuis longtemps. Il se laissa pénétrer par les odeurs champêtres, les effluves de bois humide, l’arôme prononcé des végétaux en décomposition. Une brise légère caressa sa peau en portant jusqu’aux oreilles les notes graves et aiguës des habitants de la forêt. Ce concerto improvisé n’avait rien à envier aux plus belles compositions humaines, chaque participant apportant une émotion nouvelle à l'ensemble.

Ils progressèrent en silence, loin de la ferveur du monde. Entre ces longs moments de quiétude naissaient et mouraient les conversations. On n’y parlait de rien et de tout, avant d’en venir finalement aux aventures d’Agdhim. Celui-ci raconta son interminable errance dans le labyrinthe, sa rencontre avec un ancien fléau de Babel et la confrontation qui suivit.

- Tu as affronté le Parjure ?! s'étrangla Huori.

- Qui est-ce ? demanda Emma.

- Le premier Aîné de la Maison Adad, qui trahit les siens et se couronna roi de Babel. C’est une histoire célèbre dans la Tour, expliqua Huori. Donc, qu’un Candidat réussisse à échapper à un tel monstre est un exploit notable !

- Après m’avoir sauvé d’une longue chute à travers Babel, la chance n’allait pas m’abandonner en si bon chemin ! rit Agdhim

- Tout de même…

- Je ne dis pas que ce fut chose aisée. Mais entravé par ses chaînes et affaibli par des millénaires de captivité, ce Parjure ne devait être que l’ombre de sa gloire passée, précisa-t-il. Et même dans ces conditions, j’ai cru y rester !

- Et après, qu'as-tu fait ? demanda Gabriel en enjambant un tronc qui obstruait le petit sentier.

La suite du récit s’inscrivit dans un long périple à travers Babel, jusqu’aux ruines encore fumante et déserte du camp impérial qui cernait autrefois les escaliers célestes. Gabriel lui expliqua ce qui s’était passé, et le visage d’Agdhim s’assombrit au moment où Amélia se sacrifia. L’aventurier resta silencieux quelques instants avant de reprendre son histoire. En empruntant le portail, il avait atterri à Irram, la dernière cité des Lars Bie. C’est là-bas que sa route croisa celle d'Askeladden.

- Enfin, j’ai surtout eu la sensation qu’il me cherchait, puisqu’il m’a immédiatement identifié comme un compagnon du "Magicien", conclut-il.

Gabriel hocha nonchalamment la tête. Amjest et Askeladden étaient différents, mais lui avaient fait une impression similaire. Les deux hommes semblaient attendre le jeune Magicien, et avaient finalement contribué à sa fuite. Sans oublier l’axiome favori du prodige des Lars Bie, qu’Askeladden avait reconnu.

Amjest avait mentionné une tierce partie, distincte de l’Empire et de l’Étoile du Matin...

- Regardez ! cria Huori soudainement exalté.

Elle se mit à courir, suivie de près par ses compagnons. En découvrant ce qui se trouvait l'orée de la forêt, ils s'arrêtèrent brusquement. À flanc de montagne, des remparts enfermaient une vaste cité de bronze surmonté d’un disque d'or où était bâti un palais doré. L’éclat de ce dernier éblouissait presque autant que les rayons du jour et rappelant à tous le nom de cette cité : Karnal, la Fierté du Roi Héroïque.

- Mmh !! C'est trooop bon ! s’extasia Huori !

Gabriel croqua à son tour dans le fruit, dont l'apparence ressemblait à une orange couleur cerise. Son corps trembla de plaisir en découvrant l’arôme sucré. Cette anomalie gustative explosive évoquait plusieurs parfums et donnait l'impression de déguster un jus sous une forme physique.

- Ouah ! Incroyable ! acquiesça Emma, les yeux écarquillés.

Ils savouraient chacun leur part sous le regard atterré d'Agdhim. Lui seul conservait la prudence initiale partagée par l’ensemble du groupe avant l’entrée en ville. Depuis, ses amis s’étaient progressivement relâchés à mesure que son propre malaise s’accentuait.

Tout avait commencé aux portes de Karnal. En s’approchant des arches hindouistes des hautes tours de guet, Agdhim et les autres s’étaient attendus à un contrôle de la garde. Mais les rares soldats en faction préféraient s'amuser avec la foule, encouragée par les francs éclats de rire des gens les saluant. Ce comportement atypique des représentants de l’ordre laissa le groupe dubitatif. Mais ce n'était que les prémices de l'étrangeté, car au-delà des portes de la ville, ils assistèrent à de nouvelles scènes inhabituelles. Sur une vaste place où fleurissaient échoppes et étals, chaque voyageur était accueilli par de sincères et joyeux sourires. Les locaux se précipitaient, offrant spontanément denrées et services. Quand Emma demanda timidement la direction du palais, plusieurs personnes se proposèrent pour les guider.

- Je me charge d’eux !

Une très jeune femme émergea de la foule. Elle avait le regard clair et des cheveux bruns ébouriffés qui encadraient un visage encore juvénile. Attrapant la main d’Emma, elle l’entraîna dans un grand éclat de rire, forçant le reste du groupe à suivre. Ils déambulèrent ainsi dans une succession de rues propres et bien agencées, escortées par cette boule d'énergie au tempérament vif et joyeux. Progressivement, la méfiance s'estompa devant la dénommée Kunti, qui leur fit découvrir les nombreux trésors que recelait cette ville. Jamais avare d’informations, elle répondait avec entrain aux questions, gagnant la confiance de tous à l'exception d'Agdhim. Du coin de l'œil, Gabriel observait avec une certaine tristesse la morosité dont faisait preuve son acolyte.

C’est normal... Il vient seulement d'apprendre pour Amélia. Laissons-lui le temps du deuil.

Durant leur promenade, ils ne croisèrent jamais la misère. La félicité régnait en maître, se manifestant sur les visages heureux et amicaux des habitants. Pour autant, ces attitudes n'étaient pas le fruit d'une quelconque contrainte. Un moment, ils assistèrent à une querelle entre deux individus portant sur une transaction. Les esprits s’échauffèrent au point où l’on ne tarda pas à en venir aux poings, et ce malgré la présence de gardes qui observaient tranquillement la scène du coin de l’œil.

- Qu’attendent-ils pour intervenir ? s’agaça Agdhim, jusqu’ici silencieux. Il faut les arrêter !

Alors qu’il se projetait, Kunti l’attrapa par le bras. Furibond, il se retourna avant de constater qu'il ne parvenait pas à se libérer si facilement de la poigne de fer de la jeune femme. Celle-ci ignora la surprise du nomade, et désigna plutôt la scène.

- Inutile de t'emporter, regarde !

Derrière lui, la rixe était déjà terminée et les deux hommes, de prime abord gênés, échangèrent finalement une franche et chaleureuse accolade.

- Tout est bien qui finit bien ! dit-elle en lui adressait un clin d’œil.

Après cette interruption, ils remontèrent le long d’une rue marchande où s’étalaient des produits à perte de vue. Une devanture en particulier attisa la curiosité de Gabriel. Sur la planche de bois étaient exposés des fruits comme il n’en avait jamais vu. Remarquant son intérêt, Kunti l'encouragea à se servir. Après une courte hésitation, le jeune homme en saisit un, rapidement imité par les filles. Agdhim s'apprêtait à faire de même et fouilla dans sa bourse. Cependant, quand il tendit des pièces au vendeur, celui-ci les repoussa d’un simple geste.

- Garde ton argent garçon !

Incrédule, Agdhim dévisagea le commerçant en essayant de comprendre le but d’une telle plaisanterie.

- Ne panique pas mon gaillard ! intervint Kunti avec un sourire amusé. Les Candidats, comme les habitants, n’ont pas à payer pour jouir des plaisirs de la ville.

En entendant cela, Gabriel se retourna avec des étoiles dans les yeux.

- Alors ça veut dire que je peux en prendre plusieurs ?

Le rire doux et cristallin de Kunti résonna.

- Bien sûr, il ne faut pas abuser. Mais oui, tout ce que vous voyez, vous pouvez en profiter ! acquiesça-t-elle.

Les trois amis sautèrent de joie sous le regard désemparé d’Agdhim. Celui-ci s’interposa violemment entre eux et le stand.

- Hé, qu’est-ce qui te prend ?! s’indigna Huori.

- C’est à moi de dire ça ! s’insurgea Agdhim. Bon sang, vous ne vous rendez pas compte que tout ceci est anormal ? (il s’arrêta et tourna brutalement sur lui-même.) Avez-vous déjà oublié notre situation ? La nature vicieuse de la Tour ?

Autour d’eux, les gens commençaient à s’attrouper. Soucieuse de l’apaiser, Emma agrippa délicatement son bras.

- Inutile de s’énerver…

- NE ME TOUCHE PAS ! rugit-il en la repoussant violemment.

Celle-ci trébucha et se retrouva à terre, choquée. Tout aussi désemparés, Gabriel et Huori dévisagèrent Agdhim, qui réalisa progressivement ce qu’il venait de faire.

- Emma je... je… Je suis désolé, s'excusa-t-il complètement hagard.

Il se précipita pour l’aider, mais la jeune femme s’était déjà relevée.

- Non, c'est moi qui suis navré. Je n'aurais pas dû te surprendre comme ça ! répondit-elle avec un sourire gêné.

Alors que les spectateurs se dispersaient, le silence persista entre eux. Kunti fit subitement irruption. Son attitude insouciante contrastait avec l’étrange lueur brillant dans ses pupilles. Elle s’approcha d’Agdhim jusqu’à presque se coller à lui, déclenchant un mouvement de recul de sa part.

- Depuis le début, tu ne cesses de te montrer sceptique sur notre mode de vie. Que dirais-tu d’avoir des réponses ? proposa-t-elle. (Elle s’écarta et balaya du regard les autres en s’arrêtant sur Gabriel.) Vous aussi. Si vous avez des doutes sur notre sincérité, alors suivez-moi !

Elle recula avant de disparaître prestement dans la foule. Après une courte hésitation, Gabriel s’élança pour la poursuivre. Même s’il était en désaccord avec Agdhim, il avait également la sensation que cette cité cachait encore quelque chose, et son désir de le découvrir le poussait à avancer. Les quatre Candidats remontèrent à toute vitesse la rue principale en direction du disque doré qui projetait sur eux son ombre massive. Bien qu’ayant l'impression de progresser à l’aveugle, Kunti apparaissait fugacement pour les guider. Il devint vite clair que la destination était le palais, niché au sommet de la plateforme circulaire. À l’image de Re'Shiyth, cette structure flottait dans le ciel par un biais technologique ou magique mystérieux. En s’approchant, Gabriel remarqua que les petits points montant ou descendant étaient en réalité des personnes. Passé la surprise, il accéléra, curieux de connaître le mécanisme à l’œuvre. C’est au centre d’une vaste place noir de monde que se dévoila le dispositif à l’origine d’un tel artifice. Au terme d'une longue file d’attente, des gens entraient dans un large tuyau de verre presque invisible et se retrouvaient subitement libérés des contraintes de la gravité.

- Par ici !

Juste à côté de la structure, Kunti les invita avec de grands signes avant d'y pénétrer.

- Hein ?

Complètement interdit, Gabriel hésita. En s'approchant, il réalisa que le tube n'était pas solide, mais formé à partir d'une substance exotique, à chemin entre le liquide et le gaz.

- Faites-moi confiance, il n'existe pas de meilleur moyen de transport ! s’amusa Kunti avant de s’élever.

Profitant de l’indécision de ses compagnons, Agdhim fut le premier à réagir. Depuis ses excuses à Emma, il s’était renfermé, ne prononçant plus le moindre mot et affichant une façade hermétique. Néanmoins, lui aussi avait besoin de réponse, et c’est sans difficulté qu’il décolla.

Ça semble plutôt facile, s’encouragea Gabriel.

Instinctivement, il prit une inspiration avant de plonger à son tour. Le contact froid de la substance avec sa peau le surprit tant qu’il en ouvrit la bouche. Il réalisa subitement qu’il n’avait aucun problème pour respirer et son regard se dirigea vers l'objectif. Alors que ses pieds quittaient le sol, il commença à tourner rapidement sur lui-même, incapable de s'orienter correctement. Des rires étouffés par la matière lui parvenaient dans toutes les directions pendant qu’il se démenait pour reprendre le contrôle. Soudain, une main salvatrice lui agrippa les épaules et il put se stabiliser. De part et d’autre, Emma et Huori le saluèrent, complètement hilares, avant de s'envoler. Un sourire agacé déforma le visage du jeune homme, qui se propulsa en direction des cieux.

Le complexe princier construit au sommet du disque solaire était une bizarrerie architecturale. Il se composait de plusieurs cercles distincts, chacun d’entre eux évoquant une période de l’histoire hindouiste. Sur la partie la plus extérieure, des colonnes d’or pur supportaient des arches délicates incrustées de centaines de pierres précieuses. De telles structures fascinaient autant qu'elles repoussaient. Néanmoins, cette débauche de faste n'était pas le fruit d'un esprit dérangé, désireux d'exposer au monde l'étendue de sa richesse. À mesure que s'enfonçait l'explorateur dans les strates intérieures, les styles se simplifiaient, la qualité des matériaux déclinait. L’argile remplaçait le marbre, l'or disparaissait. Tout régressait, jusqu'au centre. Là, l’ultime édifice, la genèse de cette folie architecturale, était une petite masure de terre et de paille dépourvue de portes et de fenêtres. Et soudain, en un éclair, l’ambition des concepteurs devenait limpide.

La valeur que l'on accorde aux choses a été inversée, songea Gabriel. Banaliser le luxe, ériger la simplicité en monument… Ceux qui ont construit ça souhaitaient faire passer un message.

D'un pas décidé, Kunti se dirigea vers la modeste habitation avant de faire signe au groupe de s’approcher. Elle s’écarta pour les laisser entrer dans un intérieur vétuste, composé d’un lit et d’une table. Un homme vêtu d’une tunique trouée était installé là, absorbé dans la lecture de nombreux documents.

- Karna, tu as des invités un petit peu spéciaux ! chantonna Kunti en sautillant vers lui. Voici Gabriel, Agdhim, Emma et Huori.

L’intéressé reposa la feuille qu'il consultait et décala sa chaise pour examiner les Candidats. Comme Kunti et d'autres habitants de cette Étage, sa peau avait une teinte mate. En revanche, en repoussant les boucles bordeaux sombre de ses cheveux, la beauté surnaturelle de ses pupilles se dévoilèrent, aussi clair que le ciel et cerné d’un fin liseré rouge. Quand elles s'arrêtèrent sur lui, Gabriel ne put réfréner un tremblement, saisissant alors l’essence véritable de l'homme s'appelant Karna.

- Les rapports mentionnaient cinq personnes, releva-t-il.

- Ils n’étaient que quatre en arrivant en ville, expliqua Kunti en haussant ses épaules.

- Je vois.

Karna se leva, révélant sa stature remarquable, et s’approcha de Gabriel qui n’esquissait pas le moindre mouvement. Aucune agressivité n’émanait du maître des lieux, et sa présence apaisant au contraire ses invités. Il s’arrêta à moins d’un mètre du jeune Magicien en caressant son menton.

- C’est donc toi l’anomalie repérée par Sylvestras et qui provoque tout ce chaos... Si tu mourais ici, j’ai la sensation que de nombreuses vies seraient épargnées, songea le doux géant.

À peine prononçait-il calmement ces funestes mots qu’Agdhim attrapa Gabriel par l’épaule pour le projeter derrière lui. L’aventurier pointa son revolver en direction de Karna, le visage déformé par la colère et l’exultation.

- On révèle enfin sa vraie couleur, hein ? rugit-il à l’attention de Kunti.

- Agdhim ! s’insurgea Huori.

- C’est bon Huori, je vais bien, assura Gabriel qui se massait la clavicule.

Surpris par la force de son ami, le jeune homme s’était écrasé sur le mur du fond sans parvenir à se protéger. Il se redressa difficilement, le visage déformé par la douleur. De l’autre côté, désemparé par les reproches, toute la frustration accumulée d’Agdhim explosa brutalement.

- QUOI ?! SES PROPOS SONT CLAIRS POURTANT !! (il remarqua alors du mouvement du côté de Karna.) OÙ CROIS-TU ALLER ?! RESTE LÀ !!

Imperturbable, Karna passa nonchalamment à côté d’eux avant de s’arrêter à l’entrée.

- Vous semblez fatigué. Suivez-moi, je vais vous escorter à vos quartiers.

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