L'autre fin de J.T.

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Un dimanche de cire, j'accompagnais mon tortionnaire dans sa dernière demeure. C'était triste et la nicotine n'y était pour rien. Je trouve effroyables les adieux aux morts, tellement inutiles, celui à qui ils s'adressent n'est plus là pour les entendre.

Alors normalement, je me cherche un pack de bières. Je l'écluse en larmoyant sur nos pauvres souvenirs que je suis seule à revisiter.
Invoquer les morts ne sert à rien, ils ont une politesse bien à eux, ils se taisent.

Je ne sais pas pourquoi j'y suis allée cette fois ; sans doute parce que je me souvenais l'avoir aimé ? Parce que je suis tombée par hasard sur l'annonce nécro de l'hôpital ou parce qu'on s'est quitté sur une vérité que j'ai prise pour un mensonge ? Peut-être pour vérifier...

"À force de gueuler "fous-le camp" à tout le monde J.T. , on n'était pas nombreux sur les galets de ta tombe. Plus d'amis, même temporaires, pour soutenir ta dernière réplique "Quitte à crever, autant que ça serve, ramassez ma carcasse et fourguez-là aux vers"

Le masque mortuaire, grotesque, ne lui ressemblait pas, il avait l'air d'un type ordinaire, maigre, même si l'épaisse couche de peinture ne parvenait pas à dissimuler ce qui ressemblait à des blessures ou des bleus.
Lui, le maître du cynisme, le prince des sanglots, l'enfant terrifié caché derrière les grognements de la bête, n'était plus qu'un corps vide.
La multiplication, avec le temps, de ses comportements et de ses mots volontairement blessants, avait transfiguré son visage, le figeant dans une grimace déplaisante qu'on ne voyait pas ici.

Moi, j'ai cru qu'il était cinglé.

Je l'avais quitté cinq ans plus tôt, complètement usée par sa vision du monde, par sa volonté de se vautrer dans l'absurde et le morbide et parce que petit à petit l'homme que j'avais aimé avait tout d'un Troll. À l'issue d'une énième prise de tête, J'ai vomi : "MAIS SI C'EST SI ATROCE ET MOCHE AUTOUR DE TOI, FOUS-TOI EN L'AIR ET ARRÊTE DE M'ASSASSINER À PETITS FEUX"

Ça lui a coupé la chique et ce n'était pas si souvent. Il m'a dit qu'il souhaitait que je parte et qu'avec un peu de chance ça me protégerait.
C'était pathétique, ce numéro du bourreau/victime, j'allais claquer la porte mais je l'ai entendu murmurer et je me suis approchée : "Parfois, elle s'absente, et quand elle le fait, je peux écrire un peu à son sujet, vite car ensuite elle revient. J'ai toujours réussi à cacher le cahier avant. Alors elle viole ma conscience et me repousse dans cette partie de mon esprit où elle m'a cantonné. Si tu t'en vas je peux te donner le cahier ?! Comme ça quelqu'un saura et j'aimerais que ce soit toi, tu te rappelles de nous autrefois ? »

Il a presque courru aux toilettes, je l'ai entendu farfouiller, il est revenu avec un cahier froissé, qui manifestement avait beaucoup servi.

Je l'ai pris, je l'ai mis dans mon sac, je lui ai dit que je me souvenais de nous, avant, mais que je voulais vivre encore. Dans ses chuchotements, je l'avais presque reconnu et, touchée, peut-être serai-je restée encore un peu, mais la transition fut brutale :

« FOUS LE CAMP ! FOUS LE CAMP CONNASSE PERSONNE N'A BESOIN DE TOI, TU RESSEMBLES PLUS À RIEN, TU ES VIDE, HABITÉE PAR UN NÉANT ABYSSAL ! »

J'ai entendu qu'il continuait à hurler ses insanités, je n'écoutais plus.
Je ne l'ai jamais revu. Et son cahier j'ai failli le jeter. Puis je l'ai vaguement rangé avec des souvenirs de mon passé, ou les souvenirs d'autres vies, d'autres passés, aussi inutiles que les regrets.

Quand j'ai su qu'il était mort, après le choc, j'ai déterré le cahier. Je l'ai lu à travers un prisme de ma raison : "Ces choses là n'existent pas, elles sont le fait des fous. Pauvre JohnTo ! "

J.T. décrivait un calvaire de tout les jours, auquel je voulais bien croire. Mais il se croyait sain et possédé, par une espèce d'esprit enragé qui ne voulait pas suivre la voie des morts. Il passait d'un corps à l'autre, l'épuisait, le bouffait de l'intérieur à coup de cauchemars et de tempêtes courroucées.
Le cahier finissait sur ces mots : "Elle me tuera, elle aura ma peau, elle prend son temps, c'est tout, mais je suis déjà mort. Et quand ce sera fait, quand je ne serai plus assez fort pour nourrir sa rage, elle en trouvera un autre, pour durer. Mais je n'ai pas complètement capitulé, elle n'a pas pu me faire ouvrir les portes de l'enfer ; avec une volonté presque égale à la sienne, malgré les coups et les brûlures, malgré les menaces et les tortures, j'ai saboté toutes ses tentatives. Hier, elle hurlait à plein poumons -les miens- et me balançait contre les murs. Je crois que je suis seul à sentir la douleur. Elle n'a pas besoin de ça ; je ne tiendrai plus longtemps, vivement la fin. »

J'ai essayé de ne pas voir, j'ai fait semblant de ne pas croire, malgré cette effroyable sensation de crocs plantés dans le coeur. Du linceul s'est levée un brume violine translucide qu'on aurait pu prendre pour une ombre de vitrail. Elle s'est déposée sur un croque-mort, une armoire à glace. Alors l'homme m'a regardée avec un rictus sinistre et menaçant.

Adieu J.T. Finalement je vais l'acheter, ce pack de bières.

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